Etienne Grésillon est maître de conférences à l’Université Paris-Diderot, participe à la préparation aux concours et à la formation des enseignants. Responsable de l’Approche transversale du Ladyss (UMR 7533).
Frédéric Alexandre est professeur à l’Université Paris 13, participe depuis une vingtaine d’années à la préparation aux concours et à la formation des enseignants. Directeur du laboratoire pluridisciplinaire Pléiade (EA 7338), il a créé et animé l’axe de recherche Territoires, limites, marges.
Bertrand Sajaloli ancien membre du jury du CAPES d’Histoire-Géographie, est maître de conférences à l’université d’Orléans et participe à la préparation aux concours. Responsable de l’axe Solidarités et territoires au sein du CEDETE (EA 1210).
Ces trois auteurs ont dirigé l’ouvrage. Au total, cinquante auteurs y ont participé.
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On connaissait les 7 mercenaires, les 12 apôtres du Christ, la tyrannie des 30… Il aura fallu pas moins de 50 auteurs pour venir à bout de la France des marges. Premier motif de satisfaction : on n’est pas allé jusqu’aux 300 Spartiates ! Mais on ne se serait point douté qu’il y eût pu y avoir autant de monde intéressé à la France des marges, un sujet manifestement moins marginal que son objet.
Aussi peut-on légitimement être inquiet quant à l’unité de l’ouvrage. Est-ce que 50 spécialistes, qui vont écrire 50 synthèses sur leur domaine de recherche particulier, font un manuel de préparation aux concours ? Ne va-t-on pas vers une étude pointilliste ? Comment les candidats pourront-ils acquérir la hauteur de vue nécessaire à la maîtrise d’une question de concours ? Ce doute n’a cessé de nous accompagner au long des presque 450 pages d’un ouvrage… qui s’est avéré passionnant.
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Pourtant, l’introduction ne lève pas ce voile d’inquiétude. Les directeurs de l’ouvrage resituent certes très justement la question de la France des marges dans un débat public, marqué par « la montée des incertitudes sur le modèle républicain d’intégration des territoires et d’adaptation aux exigences de la mondialisation ». On voit bien à quel point la géographie touche à tous les aspects de notre existence, personnelle comme citoyenne. Et combien cette question invite à discuter « ce qui fait le territoire national aujourd’hui ». Mais l’ouvrage se veut empreint d’un « parti pris » de « lucidité » « face aux discours simplificateurs et déclinistes qui imprègnent et obscurcissent aujourd’hui le débat public ». Notons d’abord le bel exemple de langue de bois autojustificatrice qu’on ne se serait attendu à trouver sous la plume d’éminents universitaires. L’inquiétude point quand on voit d’autorité exclu du champ de l’analyse et privé d’expression un certain type de discours auquel est reproché leur caractère non « lucide ».
Cet anathème parait d’autant plus curieux que les directeurs de l’ouvrage insistent judicieusement, à la suite de Laurent Carroué, sur la « polysémie » du terme de « marges ». Une bonne définition de la « marge » repose sur « la non-conformité d’un territoire avec les caractéristiques de l’entité géographique dans laquelle il s’insère ». Voilà donc un domaine d’étude a priori passionnant. Ce que le fond de l’ouvrage va heureusement démontrer.
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Il est illusoire de prétendre, en quelques lignes, résumer ou même évoquer la richesse des quelque 450 pages et 27 chapitres de l’ouvrage. En bons géographes, les auteurs ont divisé l’étude en deux parties : la première traite des processus de marginalisation à l’échelle nationale, la seconde aux échelles régionale et locale.
Nous redonnons ci-après la quatrième de couverture, en insérant les titres de chaque chapitre, afin que chacun puisse se rendre compte des thématiques abordées.
« Être en marge, avoir de la marge, prendre une marge… la sémantique des marges reflète d’emblée l’ambivalence du terme : liberté, bénéfice, possibilité d’un côté, éloignement des forces vives, voire relégation de l’autre. Appliqué à l’espace français, le terme conduit à décentrer le regard porté sur le territoire national et à penser une France des angles morts et des interstices, une France des minorités, moins intégrée et moins accessible, moins visible et peu connue. Une France insaisissable aussi, la notion de marge étant toujours relative tant sur le plan spatial que socioculturel et posant donc vivement des questions d’échelle, de regard, de méthode et de définition.
La première partie de cette France des marges est ainsi consacrée aux processus de marginalisation en distinguant ce qui est lié à l’espace (éloignement, enclavement…) et ce qui s’apparente à l’exclusion culturelle et sociale (populations démunies, migrants, communautés alternatives…). »
Thèmes abordés :
Partie 1 : À l’échelle nationale. Les processus de marginalisation.
Sous-partie 1 : La marge comme un processus spatial.
1. Les marges et le récit national autour de l’espace français.
2. Les marges françaises en Europe : quelques clés de lecture cartographiques.
3. Marges spatiales de faible densité et métropolisation. Des trajectoires variées.
4. Périphéries ultramarines : des espaces marginaux ?
Sous-partie 2 : La marge comme processus social et politique.
5. Pauvreté et exclusion en France.
6. La marginalisation économique : faits et représentations.
7. Les marges sanitaires, recompositions et gestions locales.
8. Immigration en France : norme de l’intégration et production de marges.
9. Marges. Dimension spatiale des rapports sociaux de domination. Genre.
10. Les prisons : marges sociales, marges spatiales ?
« La deuxième partie réfléchit aux formes que les marges revêtent aujourd’hui, en différenciant la marginalité et ses degrés dans les territoires ruraux, urbains ou péri-urbains. Les marges présentent en effet des réalités contrastées : isolement, pauvreté, exclusion et dénuement jouxtant innovation sociale ou revendication de vivre autrement.
Enfin, la trajectoire des marges, leur instabilité, voire leur réversibilité, interrogent les politiques publiques et mobilisent plusieurs champs de la connaissance géographique : politique, sociale, économique, culturelle, environnementale, rurale et urbaine.
Partie 2 : Aux échelles régionale et locale.
Sous-partie 1 : Dans les marges de l’urbain.
11. Les friches urbaines, de la marge à la production d’espace : la trame verte urbaine.
12. La vie en marge des SDF parisiens : un autre mode d’habiter l’urbain.
13. Les marges choisies et construites : les résidences fermées.
14. Les nouvelles marges métropolitaines.
15. Les territoires urbains de l’eau. Entre délaissement et consécration, la réversibilité des marges en question.
16. Les liens entre marginalité sociale et spatiale dans les lieux et milieux queers parisiens.
17. L’espace scolaire et ses marges.
Sous-partie 2 : Marges et périphéries.
18. Gouverner les marges métropolitaines.
19. La France des petites villes : des espaces en marge des dynamiques fonctionnelles ?
20. Le périurbain : entre marge, frange et entre-deux.
21. Cultiver à l’ombre de la ville. L’expression périurbaine des mutations de l’activité agricole.
Sous-partie 3 : Les marges du rural.
22. Précarités, vulnérabilités. Franges et marges de la pauvreté rurale.
23. Diversité paysagère des marges rurales.
24. Entre campagnes jardinées et ruralité agricole, rôles et dynamiques de l’agriculture dans les massifs montagneux de France métropolitaine.
25. La forêt française : permanence d’une marge ?
26. La marge rurale, épicentre de la contestation et laboratoire de l’innovation sociale ?
27. Comment enseigner les marges ?
A noter que le chapitre 27 aurait plutôt mérité une place de postface, tant il est vrai qu’on ne voit guère en quoi il concerne les marges du rural, sauf à supposer que nous enseignions tous dans le rural profond… Mais il s’agit d’un chapitre particulièrement intéressant pour les collègues, naturellement. Nous recommandons, outre l’humour dévastateur de l’auteur, qui qualifie de « marginale » la place des marges dans l’enseignement de la géographie, le tableau 27.1 des pages 439 et 440, qui recense les thèmes au programme ayant une problématique de marges. Pour les angoissés de nature, précisons que les nouveaux programmes de collège sont pris en compte. On s’apercevra que, si la notion est difficile à enseigner, elle est présente, de la 6e à la Terminale, pas moins de 18 fois, ce qui tend d’ailleurs à invalider le qualificatif de « marginale »…
Les bibliographies de fin de chapitre, souvent très fournies, permettront d’aller plus loin. L’ensemble est par ailleurs assez régulièrement illustré de cartes, de graphiques, de tableaux de bonne facture, quoiqu’en noir et blanc.
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Au titre des regrets, relevons le chapitre 16 dans lequel, à part le perfectionnement de notre vocabulaire, avec la découverte de l’adjectif « transpédégouines », il faut subir l’exaspérante habitude du « langage dégenré », qui commence à contaminer certains manuels du secondaire. L’auteur (pardon, l’auteure) va plus loin, en utilisant notamment « les pronoms iels et eulles ». C’est toujours plaisant d’apprendre un nouveau dialecte, n’est-ce pas ?
Regrettons également quelques manques thématiques, mais dont les auteurs sont parfaitement conscients : les îles, les marches séditieuses (Pays basque, Corse), le sauvage (le loup, l’ours, les parcs nationaux…), les mobilités marginales (Roms). Ou d’autres encore volontairement exclues : la marginalisation de la France dans la mondialisation, en relation avec le « discours décliniste » dont le manque de « lucidité » ne lui aura pas permis d’avoir droit de cité dans cet ouvrage, pas même pour le nuancer, le critiquer ou l’invalider.
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Au final, ce « kaléidoscope » de la France des marges s’est avéré une de nos lectures les plus stimulantes de l’année. Certes, les auteurs eux-mêmes s’inquiètent de « l’aspect un peu effrayant de la somme protéiforme sur les marges » qui est proposée aux candidats aux concours. Mais nous pensons que l’objectif est plus que largement atteint, que ce caractère protéiforme tient au sujet et non à l’ouvrage, et que les candidats gagneront à mettre ce livre sur leur table de chevet. Plus encore, nous recommandons vivement à tous nos collègues, qui enseignent de la 6e à la Terminale, la lecture de cet ouvrage passionnant, qui fait honneur à ses auteurs, mais aussi à ceux qui ont eu « l’audace » de mettre au concours la question de « la France des marges ».
Christophe CLAVEL
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