Qui sont-ils, ces habitants des zones périurbaines, les « pavillonnaires » comme on les désigne avec une certaine condescendance ? Parfois ils se présentent comme des « petits-moyens », c’est à dire « entre les petits et les moyens », selon l’expression d’une des personnes interrogées dans ce livre. Comment se positionnent-ils par rapport aux habitants des « cités HLM» souvent très proches de leur propre espace, et d’où beaucoup d’entre eux proviennent ? Pourquoi, depuis les années 1990, votent-ils de plus en plus à droite, voire à l’extrême droite ? L’équipe de sociologues du CNRS qui a entrepris cette étude sur plusieurs années, entre 2003 et 2007, a choisi de privilégier l’enquête ethnologique, et de se pencher sur un quartier emblématique : celui des « Peupliers » (en fait le quartier des « Marronniers ») à Gonesse dans la banlieue Nord de Paris. Emblématique, parce qu’il se situe en position intermédiaire entre Paris (il y est bien relié par le RER D), un ensemble de « cités », et les limites de l’agglomération parisienne, mais aussi parce qu’il s’est constitué en plusieurs « strates » depuis les premières cités-jardins apparues dans les années 1920 jusqu’à des pavillons très récents, et parce que cet ensemble d’environ 1400 logements se décline en « micro-quartiers » aux identités multiples.

Par Nathalie Quillien, professeur d’histoire-géographie en collège,

Une population hétérogène

Successivement, les sociologues, qui ont mené de nombreux entretiens avec les habitants, présentent les habitants des « Peupliers », et tout d’abord la génération des « pionniers ». Arrivés dans les années 1960 dans de petits pavillons mitoyens avec jardinet (les « pavillons en bandes »), ils se souviennent du sentiment d’égalité qui réunissait les nombreuses familles, installées en bordures de champs qui servaient de terrains de jeux aux enfants ; après cette « belle époque » quasi mythique pour ceux qui l’ont vécue, souvent retraités aujourd’hui, de nouvelles « tranches » sont bâties, au cours des années 1970 et 1980. Les pavillons y sont souvent plus grands, ne sont plus mitoyens : voilà de « vraies maisons » disent les premiers venus, dont certains ont la chance de s’y installer après la revente de leur maison « en bandes » . Enfin, plus récemment, depuis les années 1990, des promoteurs ont commercialisé des habitations plus confortables et plus chères, plus prestigieuses aussi, avec de vastes jardins avec vue sur le golf voisin.
La population du quartier est donc hétérogène, mais aussi caractérisée par de multiples mobilités, à la fois spatiales et sociales : les « pionniers » avaient tous le sentiment d’une certaine ascension sociale, qui s’est poursuivie ailleurs pour certains et s’est arrêtée là pour d’autres, parfois amers, alors que ces pavillons les plus modestes sont de plus en plus rachetés par des familles étrangères qui n’ont pas la même façon de vivre : d’où de multiples conflits aujourd’hui autour du bruit, du comportement des jeunes, de l’entretien des jardins ou des clôtures.. ; pour les familles d’origine étrangère à leur tour, immigrés d’Afrique du Nord ou réfugiés de Turquie (Assyro-chaldéens chrétiens), l’accès aux pavillons est un signe d’accès à un « mieux » et l’objet d’un investissement important, à la fois financier et symbolique.

Crainte du déclassement

Au fil des années de leur recherche, les sociologues se sont aussi penchés sur la génération des enfants des premiers arrivants, et sur leurs relations « ambivalentes » avec les jeunes des cités voisines de Gonesse, de l’autre côté de la voie ferrée : ils parlent de la violence et de la peur, au collège et dans la rue, mais aussi de contacts et d’amitiés avec certains d’entre eux ; surtout, leurs trajectoires sociales apparaissent très incertaines, entre études universitaires prolongées et difficultés à entrer dans le monde du travail autrement que par des « petits boulots ». Cette génération, suggèrent les auteurs, ne connaîtra sans doute pas l’ascension sociale de ses parents, souvent très peu diplômés et qui avaient profité de promotions internes dans leurs entreprises.
A côté des premiers habitants, des familles d’origine immigrée, venues des cités, espèrent dans le quartier pavillonnaire accéder au bien être et à la sécurité : d’où des sacrifices très importants et un très fort investissement dans la scolarité des enfants, à travers l’engagement dans les associations de parents d’élèves ou le recours à l’enseignement privé pour éviter un collège mal réputé avec, chevillée au corps, la crainte de la dégradation du cadre de vie et d’être « rattrapé » par la cité voisine.

« Droitisation » des Peupliers

Enfin, la progression des scores de l’extrême droite, puis le score important du candidat Sarkozy aux élections présidentielles de 2007, ont interpellé les chercheurs, dans une commune où la gauche (socialiste et communiste) demeure très bien implantée : le socialiste Jean-Pierre Blazy y est maire depuis 1995, les militants socialistes sont nombreux et connus dans le quartier, et le tissu associatif dense. Le vote pour un candidat ou des listes estampillées front national a atteint par exemple 26 % aux Peupliers lors des régionales de 1992 (contre 23 % dans la commune de Gonesse et 14 % au niveau national) et 20 % au premier tour des présidentielles de 2002 (contre 17 % au niveau national). Quant aux présidentielles de 2007, elles voient Nicolas Sarkozy devancer dès le premier tour Ségolène Royal de 7 à 12 points selon les bureaux du quartier, alors que dans la « cité » voisine, celle-ci a une avance de plus de 20 points ! Pour expliquer cette « droitisation », très marquée chez les salariés du secteur privé, ils évoquent la « légitimité acquise par un discours de rejet » des étrangers (qualifiés indifféremment de « Turcs » quelle que soit leur origine) et surtout les craintes de « déclassement » du quartier, par les propriétaires « notamment les plus anciens d’entre eux qui s’y sentent bloqués ».

Certes, il s’agit ici d’abord de sociologie, et on se prend plusieurs fois à rêver à tout ce qu’un géographe aurait apporté à l’équipe. Le lecteur aurait apprécié une cartographie des différents espaces du quartier. Cependant, on « voit » l’espace sans même avoir besoin de consulter une carte, et surtout, on rencontre et on « entend » les habitants à travers les nombreux extraits des entretiens retranscrits dans le livre. Peu à peu se dessine ainsi, même si l’on ne peut qu’être prudent devant toute généralisation de cette étude d’un quartier, l’image de la société française depuis une quarantaine d’années, entre ascension sociale des Trente glorieuses et inquiétudes actuelles pour l’avenir : crainte d’un déclassement, ou d’un « rattrapage par les cités » qui fragilise les « pavillonnaires », ceux des « Peupliers » et d’ailleurs. Enfin, le regard empathique des chercheurs, au terme de ces nombreuses années de « terrain », les amène à sortir d’un certain discours convenu : non, les « pavillonnaires » ne sont pas des « petits blancs » repliés sur eux-mêmes : solidarités et proximité avec les étrangers du quartier existent bien à côté des gestes de refus. Les auteurs soulignent alors l’originalité de ces quartiers : la diversité des origines nationales et ethniques, ce qui les amène à conclure, paradoxalement, qu’« ici plus qu’ailleurs, on peut parler de mélange et de « creuset » ».

Une contribution passionnante à une meilleure approche, au delà des clichés, des espaces périurbains et de leurs populations marquées par la mobilité, et une approche sociologique qui peut, indirectement, enrichir les cours sur la géographie urbaine de la France.

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