Jean-Christophe GAY est agrégé de géographie et professeur des universités à l’IAE de Nice. Il a passé une douzaine d’années dans les océans Indien et Pacifique. Spécialiste des territoires ultra-marins, ses recherches portent sur les outre-mers européens, le tourisme, les limites, les discontinuités spatiales et l’insularité. Il a récemment rédigé une Documentation Photographique sur Les Outre-mers européens en 2018 mais sa dernière synthèse sur les outre-mers français date de 2008 (L’outre-mer français, un espace singulier, collection SupGéo chez Belin). Une nouvelle était donc nécessaire.
Dès l’introduction, intitulé « Une France méconnue », l’auteur rappelle « que l’on connait mal, la lointaine France de l’outre-mer », qui semble « échapper au récit national ». Dans les médias, l’outre-mer est associé généralement aux dévastations des cyclones ou aux tumultes sociaux. Au quotidien, il reste cantonné aux bulletins météo de la télévision. « Pour nombre de Métropolitains, ce sont d’abord des paradis tropicaux dans lesquels on rêve de séjourner en vacances ou de s’installer ». C’est déjà oublier que l’outre-mer français est pluriel, caractéristique qui pourrait être révélée par un indice d’altérité qui serait bien différent entre Wallis-et-Futuna et Saint-Denis-de-la-Réunion. Ainsi, le ministère de l’outre-mer est devenu en 2012 le Ministère des outre-mer. Leurs statuts sont ainsi variés. Mais certains territoires d’outre-mer cachent aussi des similitudes. Les 3 « îles à sucre » (Guadeloupe, Martinique et Réunion), ainsi que la Guyane, sont par exemple marquées par l’esclavage puis l’assimilation. Tropicalité (sauf pour Saint-Pierre-et-Miquelon) et insularité (sauf en Guyane) y jouent souvent un rôle majeur, avec l’éloignement de la Métropole. « La France d’Outre-Mer (FOM) est éparse, dispersée en désordre à travers le monde, et difficile à cerner. Lui trouver une unité ou déceler des régularités semblent relever de la gageure, et pourtant c’est ce que nous ferons dans cet ouvrage, en révélant cette autre France, dynamique et souple, loin d’être simple survivance de la colonisation, post-coloniale ou néocoloniale. Car les sociétés de la FOM sont étonnamment vivantes. Ce sont des lieux d’innovations sociales et d’expérimentations juridiques, qui permettent, quand on se donne la peine de changer de point de vue, d’apprécier sous un jour différent la République française. Nous insisterons beaucoup sur les transformations récentes de la FOM, qu’elles soient en matière de statut, de prises en compte des populations autochtones, de vulnérabilité ou d’organisation et aménagement des territoires. Les questions d’inégalités, de disparités, de déséquilibres sociospatiaux ou de modèles de développement sont les fils conducteurs de notre réflexion géographique ».
Ce qu’ « outre-mer » veut dire
Les termes employés pour désigner l’outre-mer ne sont pas neutres et souvent symboliques d’un regard métropocentré. L’usage d’outre-mer est indissociablement lié à la colonisation. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, il désigne les pays sous domination coloniale européenne. A partir des années 1930, il va être réduit à ceux soumis à l’autorité de la France. Quand, en 1946, la Constitution met juridiquement fin à la colonisation et qu’un « ministre d’Outre-mer » se substitue au « ministère des Colonies », outre-mer prend son essor et devient une façon euphémisée d’évoquer les colonies. Overseas constitue alors l’équivalent anglais. Dans les années 1980, le terme est de plus en plus remplacé par l’adjectif « ultra-marin » et la notion d’ultrapériphicité, dans un soucis de se défaire du passé colonial. Malgré tout, l’outre-mer et les « domtom » restent intimement perçus à travers le filtre de l’exotisme dans l’imaginaire des Métropolitains.
Même si la FOM ne représente plus que le centième de l’empire colonial des années 1930, c’est bien « le fait colonial qui est au fondement de son existence et la manière dont il fut exploité, au profit de la mère-patrie et ses colons, a encore des conséquences majeures, sur le plan humain et économique ». De même l’utilisation des qualificatifs « miettes » ou de « confetti » pour nommer parfois cet outre-mer traduisent un mépris ou une méconnaissance vis-à-vis de l’outre-mer. Pour ses habitants, elle se définit de manière exogène, c’est-à-dire par rapport au centre, à la Métropole. Pour Patrick CHAMOISEAU, cela créé une identité chimérique que certains rejettent. Mais comment alors nommer d’une manière politiquement correcte cette France éparse et dispersée à travers le monde ? « France du lointain » ? « France exotique » ? « cocotiers de la France ?
De l’état de colonies aux statuts à la carte
La forme prise par la relation FOM-Métropole a très nettement évolué depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. La sujétion a laissé place à l’assimilation ou à des degrés variés d’autonomie. Depuis deux décennies, une forme d’individualisation du lien à la Métropole est à l’œuvre : la FOM est devenue un laboratoire juridique et institutionnel de la République Française. De l’après-guerre à la fin des années 1960, on distingue d’abord les collectivités qui sont assimilées (DOM) à la Métropole par la départementalisation et les autres collectivités (TOM), aux relations plus complexes et plus composites.
La situation depuis les années 1970 et 1980 est plus complexe, « voire confuse ». Les lois de décentralisation de 1982-1983 sont une première étape. Contrairement à la création des départements d’outre-mer, qui relevait d’une logique d’assimilation, la création des régions d’outre-mer (ROM) en 1982 tient d’une logique d’adaptation. Leurs pouvoirs sont plus étendus que ceux des régions métropolitaines et elles disposent de sources de recettes supplémentaires. Puis la révision constitutionnelle de 2003 est un moment important de l’évolution statutaire de la FOM en facilitant la mise en place de statuts sur mesure. Les 5 « départements » présentent aujourd’hui 5 situations différentes. Deux collectivités jouissent d’une plus grande autonomie : la Polynésie Française et la Nouvelle-Calédonie. Enfin seule la France dispose à la fois de Régions Ultra Périphériques (RUP) et de Pays et Territoires d’Outre-Mer (PTOM) « à l’échelle européenne ».
La population de l’outre-mer
Toute la FOM a été peuplée tardivement. L’arrivée des Européens constitue donc un évènement capital, mais, à l’origine, deux ensembles s’opposent : les îles vides d’hommes (comme La Réunion) et celles déjà habitées (comme en Guyane). Dans leur sillage, toute une série de populations s’installent en FOM, forcées ou pas, en lien avec la forme et l’intensité de la mise en valeur coloniale. Pendant des décennies, les « îles à sucre » reçoivent des dizaines de milliers d’Africains. 1848 constitue alors un tournant important dans le peuplement des DOM, avec notamment l’arrivée de salariés africains, d' »engagés » indiens ou de chinois. De véritables sociétés créoles, toutefois spécifique à chaque collectivité ultramarine, se sont ainsi constituées, composées de populations d’horizons différents qui se sont très largement métissées.
Les sociétés de FOM connaissent d’importantes inégalités. Par exemple, en Nouvelle-Calédonie, seuls 4% des Kanak ont un diplôme universitaire contre 26% des non-Kanak. Les populations y sont globalement plus vulnérables qu’en Métropole avec des problèmes de santé plus fréquents et des violences plus nombreuses. Le PIB/hab est inférieur d’un tiers à celui de la Métropole. A la Réunion, en 2017, 38% de la population vit sous le seuil de pauvreté métropolitain contre 14% en Métropole. Les infections sexuellement transmissibles et les grossesses non souhaitées sont aussi plus répandues.
C’est probablement dans le domaine de la démographie que les situations sont les plus disparates aujourd’hui au sein de la FOM. Les transitions démographiques sont plus ou moins avancées. La Guyane et Mayotte connaissent une explosion démographique. Depuis la fin des années 1950, leur population a été multipliée par onze. Leur relative prospérité a généré un flux migratoires de pays à proximité beaucoup plus pauvres. Mais le solde naturel explique davantage la forte augmentation de la population. En 2019, 27 enfants par jour sont nés à la maternité de Mamoudzou, la plus importante de France. A l’opposé, la Martinique et la Guadeloupe connaissent un vieillissement accéléré de leur population, couplé à un solde migratoire négatif. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, de la Réunion. Les territoires du Pacifique sont dans une situation intermédiaire avec une croissance de la population ralentie et une importante émigration. Cette émigration, autonome ou administrée, explique la présence des « Ultramarins » en Métropole, notamment en Ile-de-France qualifiée de « 3ème île » après la Guadeloupe et la Martinique.
Entre atouts et crises : une France en souffrance
La FOM dispose d’une capacité de développement certaine. Elle est d’abord dotée d’un territoire maritime gigantesque et sa biodiversité est exceptionnelle. Les ZEE de l’outre-mer s’étendent sur 9,6 millions de km². Mais elles ne sont pas toutes encore délimitées (c’est l’objectif du programme d’extension Extraplac) et certaines sont contestées. De plus la France ne semble pas avoir les moyens ni de les exploiter, malgré son potentiel exceptionnel, ni de protéger leur remarquable patrimoine floristique et faunistique, ni de les surveiller. Aujourd’hui, un cinquième des ZEE et des mers territoriales de la FOM est couvert par au moins un outil de protection. Toutefois, le bilan quantitatif positif cache un constat qualitatif beaucoup plus sombre : il y a trop peu de protection forte et stricte. Les FOM sont aussi vulnérables (cyclones, volcans, séismes,…) à de multiples aléas. Mais cette vulnérabilité est limitée par une politique d’éducation et de sensibilisation des populations aux risques. Pour les séismes et le risque volcanique, un réseau de surveillance a aussi été mis en place. La transition épidémiologiques a enfin relégué au second plan les causes de mortalités liées aux maladies infectieuses.
Pour le bien mais aussi pour le mal, la FOM est très lié à la Métropole. Leurs économies sont sous perfusion. La balance commerciale y est très dégradée avec des échanges commerciaux dominés par la Métropole. La prospérité est factice, reposant d’abord sur les transferts publics colossaux de l’État et de l’UE. Le tourisme ultramarin est « la principale et la plus spectaculaire victime des rentes qui empoisonnent l’économie de la FOM ». Il a du mal à supporter la comparaison avec celui de ses voisins, au coût de la vie moins élevé. Quand la Polynésie française reçoit 236 000 touristes en 2019, Hawaii en accueille 44 fois plus, Guam 7 fois plus, les Fidji 4 fois plus. De plus, la majorité des touristes visitant l’outre-mer français est métropolitaine.
Centres et périphéries ultramarines
Cette partie aborde les questions d’aménagement et essaye de cerner les inégalités socio-spatiales, les disparités régionales, les phénomènes d’enclavement, d’hypo- et de sur-insularité à l’œuvre dans les FOM. Une ACP composée de 34 variables permet d’abord de mettre en évidence des profils dissemblables et d’effectuer un classement en 4 groupes selon la plus ou moins forte altérité avec la Métropole.
Le fait urbain ultramarin est ensuite analysé. Il existe une profonde unité des villes ultramarines par la récurrence de leurs formes, de leurs dynamiques, de leurs dominations et de leurs problèmes. On peut souvent l’expliquer par le fait que c’est la colonisation qui est à l’origine des villes. Il s’agit essentiellement de ports permettant des relations avec la Métropole et où la fonction commerciale se combine à la fonction militaire. La croissance urbaine est particulièrement concentrée sur les villes principales et on assiste donc à une polarisation très forte et continue du chef-lieu. L’étalement urbain y est récent et est à mettre au crédit de la forte croissance démographique des villes à cause du solde naturel mais aussi de l’exode rural. Il explique aussi en partie la saturation du réseau routier. Quand aux espaces en-dehors des villes, ils sont très divers : singularité des Hautes de La Réunion, entre Brousse et mine en Nouvelle-Calédonie, territoires de l’informel dans l’Ouest guyanais.
Dans les archipels, la population se concentre sur l’île principale, la mieux reliée à la Métropole et au reste du Monde. On peut alors parler d’hypo-insularité, au contraire des autres îles parfois enclavées, souffrant de sur-insularité. Seuls quelques lieux de la FOM obéissent aujourd’hui à des logiques planétaires : Bora-Bora, Saint-Barthélémy ou Saint-Martin dans le domaine touristique et le Centre spatial guyanais à Kourou.
Complété par une bibliographie, un index des lieux, une liste des signes (nombreux) et une table des figures, des tableaux et encadrés, ce manuel de 1er cycle permet une mise à jour intéressante des informations et des données sur l’outre-mer français, utile aux étudiants comme aux enseignants. Jean-Christophe GAY s’attache surtout, tout en distinguant des singularités, à montrer les points de convergence de cette « France du lointain », où des « sociétés originales, vivantes, multiculturelles […] dans lesquelles cohabitent en paix différentes communautés » pourraient donner des leçons « à une Métropole, dont l’universalisme affiché […] masque souvent les hiérarchies simplistes et les dénis hérités d’un passé révolu ». Il insiste enfin sur la nécessité de changer d’angle, de focale en tenant compte du contexte international et de l’influence du voisinage pour sortir de la relation quasi-exclusive entre FOM et Métropole, pourtant consubstantielle à son fonctionnement et son organisation.