François Pernot sous-titre son livre « A travers les archives de Simancas : une autre histoire des Franc-Comtois et de leurs relations avec l’Espagne, de 1493 à 1678 ». Il nous propose ainsi de revisiter l’histoire de la Comté grâce à une lecture des documents présents aux archives espagnoles de Simancas.
 CR Par Alain Hugon, CRHQ/Université de Caen
Pour plusieurs raisons, la réalisation d’une étude sur la Franche-Comté espagnole a quelque chose d’ambitieux pour les historiens. D’une part, la célébrité de Lucien Febvre, un des deux historiens fondateurs de la revue les Annales avec Marc Bloch, a longtemps contenu les essais de remise en cause historiographiques sur cette province. En effet, voici près d’un siècle que Lucien Febvre lui consacra une thèse doctorale sous le titre : Philippe II et la Franche-Comté. Etudes d’histoire politique, religieuse et sociale. Publiée en 1912, comme tout travail historique, cette thèse appartient à son temps. D’autre part, l’intérêt porté de nos jours à l’Espagne moderne reste très largement dépendante de Fernand Braudel, figure tutélaire, que François Pernot cite amplement, et des regards plus ou moins bienveillants des gardiens de cet héritage.
L’intérêt porté à la Franche-Comté espagnole conduit au constat contradictoire d’une Comté (Comté de Bourgogne) marginalisée, « perdue au milieu de l’Europe », pour reprendre l’expression utilisée dans la conclusion (p.325), et, dans le même temps, à la considération qu’elle constitue « une pièce maîtresse » (p.181) pour les Habsbourg.Par ailleurs, l’héritage comtois dépend grandement des pratiques de la féodalité que l’Ancien Régime a reproduit. Les territoires souverains ne sont pas encore des Etats, mais ils ne sont plus tout à fait des seigneuries. Biens patrimoniaux, ils se transmettent comme des héritages, ce qui les transforment en des souverainetés complexes, avec des frontières “étranges” aux yeux des lecteurs du XXIe siècle. François Pernot s’attache à relater cette histoire singulière d’un territoire situé à plus de 1 500 km du lieu de résidence de son souverain, dont l’éloignement est d’autant plus manifeste qu’aucun des comtes – c’est-à-dire les rois d’Espagne successifs, de Charles Quint à Charles II – ne se rendit jamais dans la Comté de Bourgogne. Outre cette absence de visite de la part du souverain, l’ignorance hispanique à l’égard de la Comté est manifeste puisque aucun écrivain espagnol ne laissa de description de ces lieux pendant ces deux siècles (p.13). Ces éléments expliquent les efforts de rénovation des perspectives historiques sur la Franche-Comté dite « espagnole ». Déjà récemment, en 1995, Gérard Louis a soutenu une importante thèse intitulée La Franche-Comté de Bourgogne pendant la guerre de Trente ans, dont on peut souhaiter une publication, au moins partielle. Avec La Franche-Comté espagnole, c’est à une relecture de l’histoire comtoise, fondée cette fois sur les archives espagnoles conservées à Simancas, que nous invite l’auteur.

Constituée de sept chapitres, l’ouvrage de François Pernot suit d’abord un plan thématique, puis chronologique. Le premier chapitre est composé d’une présentation de la Comté, de ses institutions et de ses liens avec la monarchie espagnole dont elle partage le même souverain. Cette présentation souligne la pluralité des centres de décisions : Gray où siège le gouverneur, Bruxelles ou Malines où se trouve l’autorité du gouverneur des Pays-Bas espagnols et, encore bien plus loin, Madrid où réside le comte de Bourgogne, qui est roi de Castille, d’Aragon… c’est-à-dire roi d’Espagne. Le respect des Habsbourg pour l’identité comtoise est illustrée par les nominations d’autochtones aux grands offices de la province – que ce soit le président du parlement à Dole, de l’archevêque de Besançon ou du lieutenant gouverneur de la province, ce qui dure au moins jusqu’en 1668, date à laquelle pour la première fois, Madrid désigne un étranger comme lieutenant gouverneur à la tête de la Franche-Comté – le prince d’Aremberg – mais encore s’agit-il d’un Flamand et non d’un Espagnol. En outre, cette nomination n’intervient que six années avant la fin de la souveraineté espagnole, à laquelle succède l’occupation louisquatorzienne. A la lecture de ce riche chapitre liminaire, on regrettera cependant l’absence d’explication de la part de l’auteur sur la complexité des frontières, sur le rôle et la composition des enclaves et sur cette « étrangeté » qu’on appelait des terres de surséances ; autant de pistes de recherches indiquées pourtant en introduction.

Les trois chapitres suivants traitent d’abord de la capitale, Dole, puisque Besançon est cité-impériale jusqu’à son échange avec la ville d’Empire de Frankenthal par Philippe IV et Ferdinand III en 1654, et que Montbéliard dépend encore du duc de Wurtemberg. A Dole, le Parlement est l’agent du comte-roi : c’est à ce titre qu’il intervient dans la vie publique et qu’il exprime, au nom de la province, son attachement aux libertés comtoises (ou, si on préfère, aux privilèges) héritées de Charles le Téméraire. Les nominations des conseillers parlementaires font régulièrement l’objet de disputes entre réseaux et familles concurrentes, et Bruxelles comme Madrid interviennent dans ces querelles que l’auteur décrit à plusieurs reprises. En outre, l’existence de l’université à Dole renforce la capitale comtoise, tout comme la tenue des états de la Franche-Comté de Bourgogne qui octroient l’impôt. Si Lucien Fèbvre concluait à « la Comté, exploitée et sacrifiée » par Philippe II, l’auteur est plus nuancé. L’exposé des ressources économiques comtoises est à bien des égards un point fort de l’ouvrage. La synthèse réalisée sur les foires de Besançon est claire et elle explique le poids du marché de l’argent qui se trouve pendant plusieurs décennies du XVIe siècle entre les mains des banquiers génois, pour le plus grand avantage de la monarchie espagnole. De même l’existence des salines (à Salins), la description de leur fonctionnement et de leurs modes d’exploitation (direct, puis en affermage au début du XVIIe siècle) soulignent la présence d’un potentiel économique au sein de la province, sans oublier les mentions de produits tels que le bois, le vin, le verre, le papier, le bétail, etc. Ainsi, paraît-il plus adapté de parler de souveraineté habsbourgeoise plutôt que de domination espagnole, au moins pour le XVIe siècle car la domination paraît bien légère et l’oppression peu manifeste. Dans un quatrième chapitre, l’auteur examine la question religieuse et, pour quelqu’un d’extérieur à la Franche-Comté, la situation des abbayes comtoises représente l’élément fort de ce chapitre, puisque le poids, l’indépendance et la situation géopolitique des abbayes de Luxeuil, de Lure et de Saint Oyand de Joux (dite de Saint Claude), au carrefour de l’Empire, de la Lorraine, de la Suisse et de la Comté, les rendent essentielles à la vie de la province. Quant au dynamisme de la réforme catholique, il appartient à l’ensemble de cette “dorsale catholique” – pour reprendre l’expression de René Taveneaux – , dorsale qui s’étend de la Belgique au Milanais, de la Lorraine à la péninsule italienne.
Les trois chapitres suivants abordent de façon chronologique l’histoire de la Comté espagnole. Il s’agit surtout d’une narration classique de type histoire militaire et diplomatique de la Comté, avec une plus grande insistance lorsque les documents de Simancas en fournissent l’occasion. Ainsi, les conséquences des relations franco-espagnoles sont particulièrement étudiées, qu’il s’agisse des tensions ou des moments d’accalmie, ce qui vaut divers développements : sur le chemin de ronde espagnol (avec une carte détaillée des routes empruntées en Franche-Comté par les troupes qui se rendent du Milanais aux Pays-Bas espagnols) ; sur la fin du « beau XVIe siècle dès les années 1560 », avec le pic de tension en 1595-1596 lors de l’équipée de deux « entrepreneurs de guerre » et de leurs soldats, à la solde de Henri IV ; et sur les tentatives espagnoles de fermeture de la province aux influences françaises au moyen des interdictions réitérées des mariages mixtes à l’intention de la noblesse comtoise. En revanche, François Pernot ne traite que rapidement des traités de neutralité. Pourtant ces accords que le parlement de Franche-Comté conclut à plusieurs reprises, au nom de son souverain, avec les rois de France, et qui se trouvent placés sous la protection des Suisses, sont étonnants car l’Espagne pouvait dans le même temps être en conflit avec le souverain français, ce qui soulève des interrogations sur la nature de ces traités, sur les considérations politiques et juridiques qui les rendaient indispensables, au moins aux yeux des Comtois.
La période de la guerre de Trente Ans, largement étudiée par Gérard Louis est manifestement le temps du déclin, à l’image de la crise générale que connaît l’Europe occidentale. Du point de vue démographique, elle est évidente en Comté puisque la population passe de quelque 400 000 habitants en 1614 à 215 000 en 1657. Ces pertes sont partiellement pourtant compensées par des apports migratoires variés (Suisses, Français…), mais elles expriment bien la réalité de ce Siècle de Fer. Enfin, un dernier chapitre est consacré au processus annexionniste entamé par le pouvoir monarchique français et aux réactions espagnoles et comtoises. En effet, il a fallu deux invasions et deux annexions, en 1668 et en 1674 pour que la Comté soit dévolue à la monarchie française ; une première occupation se réalisa sans trop de résistance alors qu’au cours de la seconde les résistances furent plus nombreuses. C’est pendant les derniers moments de la Franche-Comté espagnole que « l’espagnolisation » intervient pour la première fois au niveau des cercles dirigeants de la province. Et encore, il ne s’agit que des décisions provenant de la régence de Mariana d’Autriche, veuve de Philippe IV, et de ses conseillers.

Le livre de François Pernot offre donc un panorama enrichi de la Franche-Comté. Dès lors, il est dommage que cette édition ne dispose pas d’un index patronymique et toponymique, outil nécessaire aux recherches. Cette absence contraste avec ce travail, nourri en particulier des derniers travaux de Maurice Gresset et de Gérard Louis. Certes les documents présents dans les archives espagnoles de Simancas ne révolutionnent pas la vision qu’on possédait de la Franche-Comté des Habsbourg, mais ils confirment en revanche le poids de ce qu’on peut qualifier « l’auto-admnistration » des populations par le moyen des coutumes, des privilèges et des libertés provinciales au sein du vaste empire ibérique. De façon similaire, la faiblesse du centralisme castillan, au moins jusqu’aux temps de crise des années 1635-1640, oblige à reconsidérer le « sacrifice » comtois, puisque jamais la Franche-Comté ne fut espagnole : elle n’appartint qu’aux comtes de Bourgogne, eux-mêmes Habsbourg depuis Philippe le Beau.

Alain Hugon C.R.H.Q / Université de Caen

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