A la rencontre de l’histoire et l’ethnologie, l’essai de Christophe Granger, « Joseph KabrisQue l’on prononcera Kabri(s). ou les possibilités d’une vie (1780-1822) » a été récompensé du prix Fémina 2020. Un bonheur, pour l’auteur et sa maison d’édition, mais aussi pour l’historien passionné d’aventures hors du commun comme votre serviteur…
« Il m’a fallu quinze ans de ma vie pour venir à bout de la sienne »
Ιnterrogé par Olivia Gesbert à La Grande Table, Christophe Granger explique la genèse de son livre.
D’abord un projet de travail sur le tatouage avec ses étudiants le met par hasard sur la piste de Joseph Kabris. En même temps, l’auteur comme beaucoup d’historiens de sa génération a été marqué par l’histoire d’un inconnu qu’Alain Corbin a fait revivre. Or Kabris n’est pas un inconnu à son époque même s’il a été oublié ensuite. Non seulement sa vie publique l’a rendu célèbre de son vivant, mais elle est attestée après sa mort dans La Galerie historique des contemporains et à la fin du siècle dans Le Grand Dictionnaire UniverselKabris, Joseph, Tome 9, Paris, Larousse, 1872. de Pierre Larousse.
Clément Fabre : « Grâce à une enquête menée dans des archives éparpillées sur trois continents, il réussit la gageure d’éprouver sur un terrain historique des questionnements dont seules les enquêtes sociologiques avaient jusqu’à présent su se saisir »Clément Fabre, doctorant à Paris I (Chac – Sirice) dans la revue L’Histoire n°477, nov. 2020 https://www.lhistoire.fr/livres/comment-se-construit-une-vie.
Mais ce n’est pas tant l’histoire finalement assez tragique de Kabris, ni ses tatouages qui fascine l’auteur et qui a certainement séduit les membres du jury du Prix Fémina 2020, mais sa capacité à passer d’une vie à l’autre.
Une vie extraordinaire
De Bordeaux où il nait à Valenciennes où il meurt à 42 ans en 1822, son chemin de vie le mène comme corsaire en Angleterre puis baleinier sur toutes les mers du globe jusqu’à ce que son navire le rejette – seul survivant – sur une île de l’archipel des Marquises, Nuku Hiva. Là commence une vie improbable comme membre des « sauvages », intégré au point d’en oublier sa propre langue maternelle. Puis un bateau l’arrache à son île pour l’emmener vers la cour du Tsar de Russie puis les salons parisiens, jusqu’à décliner puis mourir, usé et malade, dans une baraque de foire où il s’exhibait pour gagner de quoi retourner dans son île.
Qu’il met en scène devant les puissants et savants du temps
Dès son arrivée en Russie en 1804, il comprend qu’il va pouvoir raconter de l’intérieur ce que ses contemporains lettrés ignorent. Il rencontre alors un grand succès. En cela – et c’est un second point fondamental pour l’auteur – il est certainement le premier des ethnologues.
Mais comment se construit une vie ?
Christophe Granger, toutefois, ne se contente pas de retracer ce parcours. Ce qui l’intéresse est d’un autre ordre : comment se construit une vie ? Ce qu’il veut mettre en évidence, c’est qu’une vie, la sienne mais aussi la vôtre, comment se construit-elle ? Aller au bout de cette histoire via les archives et la réécriture et ne pas se contenter de ce qui en était déjà dit, dans une sorte de « biographie sociologique ».
Comment un individu socialisé par des mondes différents passe de l’un à l’autre ?
Kabris ne fut pas un inconnu de son vivant, bien au contraire. L’objectif n’est donc pas de reconstituer sa vie (à la manière de ce qu’avait fait Corbin avec Pinago), mais de faire ressentir le personnage de l’intérieur, et comment il réussit ou pas à jongler entre les possibilités qui lui sont offertes et les déterminismes sociaux auquel il est comme tout un chacun astreint…
Que faire des sources ?
L’auteur a choisi de se plonger dans les lieux où vécut Kabris, plutôt que de reconstituer sa vie à partir de bribes d’archives.
Car si l’on sait comment il est venu aux Marquises, on ne sait rien à l’époque d’une société qui ne s’écrit pas, les coutumes, les pratiques des chefs, les liens entre les baleiniers et les iliens, les conflits que cela induit chez les autochtones eux-mêmes…
Vivre des vies
En tirant partie des expériences antérieures
Kabris, recueilli par un des chefs de l’île après son naufrage, aurait dû être mangé, comme captif. Or celui qui le recueille est en lien avec les Européens et le considère comme digne de pouvoir intégrer sa tribu et de participer activement aux guerres intestines de l’île.
A la différence de deux autres Européens, échappés eux-aussi de naufrages, Joseph s’intègre totalement, d’abord grâce à ses qualités physiques – sa pratique du harpon sur le baleinier ayant dû lui être utile. Il devient ainsi un guerrier redouté, marié et ayant des enfants. Il comprend aussi que sa singularité est un atout pour s’intégrer à des sociétés qui lui sont d’abord extérieures que ce soit celle de Nuku Hiva, celles des cours de Russie ou de France…
En devenant une célébrité
Les douze jours pendant lesquels il entre en contact avec les savants de l’expédition russe sont à cet égard primordiaux. Servant d’interprète et mimant les scènes de guerre à ces interlocuteurs, il suscite leur intérêt. Est-il ensuite victime d’une traitrise qui l’emporte loin de son ile et de ses proches ? On sait des sources qu’il cherchera à la fin de sa vie en France à retourner à Nuku Hiva.
Un officier et la conquête coloniale Emmanuel Ruault (1878-1896), Paul Butel, Presses Universitaires Bordeaux, Collection Mémoires Vives, 2008, 251p
Toujours est-il que dès son arrivée en Russie il comprend que se « mettre en récit » en tant que « Prince des sauvages » lui assure une célébrité qui fascine ses interlocuteurs qui le conduisent à la cour du tsar Alexandre. Autre exemple sa fonction remarquée à St Petersbourg de professeur de natation à l’école des Cadets – pratique qu’il avait apprise à Nuku Hiva et à laquelle il excelle. Recyclage de compétences acquises ailleurs, dans un tout autre lieu…
Quand treize ans plus tard il rentre en France, la société qu’il a connu adolescent a changé. De la cour du Roi aux salons parisiens, il se retrouve dans les théâtres publics en fabricant de son récit de vie.
Des vies de Joseph Kabris aux nôtres
Lire ce livre qui nous fait rêver nous renvoie à nos morceaux et changements de vie qui mis bout à bout nous ont façonnés. Ce ne sont pas seulement les tatouages et l’exotisme qui comptent ici mais la perspective pour soi-même de changer de monde. Joseph Kabris né Occidental et devenu sauvage, est également celui qui parmi les tous premiers raconte de l’intérieur ce qu’il a vécu à ceux qui l’écoutent, à faire comprendre à ses interlocuteurs qu’au delà des différences culturelles, ces peuples partagent une nature commune.
Par l’écriture des vies vécues, un nom oublié injustement renaît
Ce quasi premier ethnologue ne sera pas toutefois honoré (et rémunéré) à sa juste mesure par les scientifiques et les puissants du temps. La dernière partie de sa vie le transforme en un raconteur faisant frissonner les foules avec le cannibalisme ou les faisant s’apitoyer sur son histoire d’amour contrariée dans les attractions populaires.
Pourtant ses notes sur Nuku Hiva auront été une base de travail pour les ethnologues du XIXe siècle… Et en cette première moitié du XXIe, un lettré opiniâtre lui a redonné une nouvelle vie. Qu’il en soit remercié !
Océaniens – Histoire du Pacifique à l’âge des empires, Nicholas Thomas, ed. Anacharsis, 2020, 512 pages, 23 €
Christophe Granger est historien, membre du comité de rédaction de Vingtième Siècle. Revue d’histoire, du Centre d’histoire sociale du xxe siècle (Paris-1/CNRS), l’un des fondateurs, également, de la revue Sensibilités et directeur scientifique chez son éditeur, Anamosa.