Avec ce volume, les Presses Universitaires de Rennes publient les communications présentées en janvier 2010 lors d’une rencontre internationale organisée pour rendre hommage à Gérard Gayot. Ce dernier était décédé un an plus tôt, quelques mois après avoir pris sa retraite au terme d’une longue et riche carrière de chercheur et d’enseignant dont le charisme a marqué plusieurs générations d’étudiants Voir à ce propos les hommages de Jean-Claude Daumas, alors président de la Association Française d’Histoire Economique, http://afhe.ehess.fr/document.php?id=849, et de Jean-Pierre Jessenne « Gérard Gayot (1941-2009) », Annales historiques de la Révolution française 2/2009 (n° 356), p. 203-207.
URL : www.cairn.info/revue-annales-historiques-de-la-revolution-francaise-2009-2-page-203.htm. : « Pour sûr les centaines d’étudiants qui ont usé leurs fonds de culottes sur les bancs des amphis d’histoire de Lille 3 garderont pour toujours en mémoire les cours d’histoire moderne de Gérard Gayot, sa gouaille, son franc parler et son esprit frondeur. Des cours aux intitulés parfois abscons mais qu’il savait rendre diablement passionnants de sa voix devenue rocailleuse par des années de tabagisme forcené. Car Gérard Gayot, plus qu’un prof, c’était un personnage qui montait sur l’estrade comme sur une scène, « les cours, les recherches, les projets à l’échelle européenne, c’était son oxygène », témoigne son épouse, Colette » DUPONT Isabelle, « Gérard Gayot, professeur de coeur », Nord Eclair, 13 janvier 2009, http://www.nordeclair.fr/Locales/Villeneuve-d-Ascq/2009/01/13/gerard-gayot-professeur-de-coeur.shtml .
Tout au long de sa carrière commencée dans les années 1970, Gérard Gayot, spécialiste de l’histoire de l’industrie, a largement participé aux débats et recherches sur l’industrialisation, de la proto-industrialisation aux districts industriels. D’où le titre de l’ouvrage qui pourrait par ailleurs paraître grandiloquent. Les communications qui viennent saluer les différents aspects de son œuvre sont l’occasion de faire le point sur l’état de la recherche sur l’histoire de l’industrialisation. Les directeurs de la publication ont, dans cette logique, regroupé les communications au sein de quatre thèmes qui constituent les quatre parties de l’ouvrage : « Entrepreneurs et institutions », « Produits et circuits du commerce », « La dynamique des territoires » et les « mondes ouvriers ». Chaque partie, et ce n’est pas une des moindres qualités de cet ouvrage, est ouverte par une présentation de quelques pages qui permettent de faire le point historiographique sur le sujet abordé si bien que, lues à la suite de l’introduction générale, elles permettent de se faire une idée des renouvellements historiographiques dans le domaine de l’histoire de l’industrie. Dans cet esprit, chaque communication peut ensuite être lue comme un exemple permettant d’approfondir un des quatre thèmes présentées dans les quatre parties de l’ouvrage.
Entrepreneurs et institutions
Ce thème n’est pas sans écho avec l’actualité dans la mesure où il permet d’aborder la question de la régulation ou des régulations économiques par le biais de l’histoire. Les historiens ont montré qu’il était bien manichéen d’opposer des entrepreneurs favorables au libéralisme le plus débridé, à la dérèglement et à la dérégulation tout azimut d’un côté à un Etat avide de réglementation et d’encadrement de l’activité économique de l’autre comme on avait trop tendance à le faire dans les années 1980. En réalité, il existe dans ce domaine une interaction entre les entrepreneurs et les institutions comme le montre, par exemple, l’étude de la production des normes définissant la qualité des produits, notamment dans le domaine alimentaire : « On ne doute plus du rôle des entrepreneurs comme demandeurs et créateurs de lois et règlements. Ainsi en est-il de la qualité des produits, de leur circulation, qu’on s’intéresse à la réglementation ou, inséparablement, aux modalités de sa violation. […] Et peut-on, en ces temps d’ « autorégulation » de la finance mondiale, aborder autrement l’étude du monde des financiers ou celle du financement de l’industrie ? » (pages 17-18).
Produits et circuits du commerce
Dominique Margairaz et Matthieu de Oliveira, qui se sont chargés de la présentation de cette partie, montrent notamment comment les historiens ont modifié le regard qu’ils portaient sur les produits. Alors que par le passé les recherches portaient principalement sur la production, les historiens sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à la circulation des ces produits ce qui s’est traduit, en particulier, par « l’envolée de l’histoire de la consommation. » (page 93).
Parmi les communications rassemblées dans cette partie de l’ouvrage, on peut retenir en particulier celle d’Olivier Raveux : « L’Orient et l’aurore de l’industrialisation occidentale : Dominique Ellia, indienneur constantinopolitain à Marseille (1669-1683). » En combinant histoire connectée et micro-histoire, il cherche à « analyser comment l’Occident s’est approprié les produits puis les hommes et les techniques de l’indiennage oriental mais aussi, et peut-être surtout, de comprendre comment l’Orient a directement participé à la transformation économique et sociale de l’Occident par son rôle moteur dans le commerce et la fabrication d’indiennes dans l’Europe du dernier tiers du XVIIe siècle. » On rappellera que l’indiennage et la fabrication d’indiennes et que celles-ci sont des étoffes de coton sur lesquelles sont imprimés des motifs en couleur qui étaient fabriquées dans les « Indes orientales », mais aussi au sein de l’empire ottoman, et importées en Europe jusqu’à ce que les Européens apprennent à les produire. (page 100). Dominique Ellia n’est pas un cas isolé ; il appartient à la diaspora des marchands arméniens de l’empire ottoman qui commercialisent des produits orientaux en Europe : « La présence de Dominique Ellia à Marseille est en effet liée à deux grands mouvements de circulation entre l’Europe et l’Asie au cours du XVIIe siècle. Le premier est celui des marchands arméniens qui s’établissent sur l’ensemble du continent eurasiatique pour prendre en charge une partie du commerce international des matières premières et des produits de luxe (miroirs, montres, corail, ambre, soie, diamants et indiennes). […] Le second mouvement de circulation dans lequel l’histoire de Dominique Ellia s’intègre est celui du transfert des techniques de l’indiennage de l’Asie vers l’Europe. » (pages 101-102).
La dynamique des territoires.
Didier Terrier et Patrick Verley ont intitulé la présentation de cette partie « Dépasser le territoire ? » De la question de la proto-industrialisation à celle des districts industriels, les historiens de l’industrie ont beaucoup usé de cette notion pendant ces trente dernières années. Ils l’ont peut-être fait en ne s’interrogeant pas suffisamment sur sa définition et en négligeant d’autres dimensions spatiales de l’organisation de la production industrielle. Les auteurs concluent en définissant ce que doit être à leurs yeux la place du territoire en histoire économique : « Le territoire serait un entre-deux, une solution méso-économique à partir de laquelle il conviendrait de réinterroger les modes de coordinations et les combinaisons multiples entre les différentes échelles de l’histoire économique. Marier le global et le local : le territoire, la territorialité, la territorialisation ont de beaux jours devant eux pourvu que l’on sache saisir d’un seul tenant tous les déterminants spatiaux du capitalisme. » (page 169). La contribution qui permet à coup sûr d’approfondir le plus cette conclusion est celle de Jean-Luc Mastin, « Roubaix-Tourcoing (1850-1914) : dépasser le district industriel » : « Il est finalement moins intéressant d’étudier Roubaix-Tourcoing comme un district industriel que comme une place, et il est nécessaire d’élargir l’analyse aux structures du système financier et aux rapports des capitaux au territoire, pour comprendre le renforcement de la spécialisation textile. Roubaix-Tourcoing n’est pas qu’un territoire manufacturier, c’est aussi une place qui compte de plus en plus dans le système financier régional en formation, auquel elle donne du poids dans le système national. » (pages 244-245).
Les mondes ouvriers
Après avoir été quelle peu délaissée pendant les années 1980 et 1990, surtout si l’on établit une comparaison avec les décennies antérieures, l’histoire ouvrière intéresse à nouveau les chercheurs qui abordent « les mondes ouvriers » avec de nouvelles questions et de nouvelles problématiques. Dans leur présentation, Corinne Maitte et Denis Wonoroff dressent le tableau de celles-ci ce qui permet de se rendre compte qu’elles sont nombreuses. On retiendra en particulier le développement de l’histoire de la santé au travail : « La santé, ou plutôt l’usure au travail font partie des thèmes que Gérard a affrontés, notamment dans ses réflexions sur l’usure des tondeurs [de draps] utilisant le curot plutôt que la mailloche. » (page 252). Ce développement est parfaitement illustré par la communication de Jean-Paul Barrière : « Le patron, le médecin et l’ouvrier : le procès des Hospices de Lille contre un cérusier lillois, dans le dernier tiers du XIXe siècle. » La céruse est un « pigment blanc, produit en France dans la région lilloise et longtemps très utilisé » et qui « provoque des intoxications saturnines bien identifiées depuis deux siècles, tant par sa fabrication que par son utilisation ultérieure par les peintres. » Les ouvriers cérusiers lillois atteints de saturnisme allaient se faire soigner dans l’hôpital de leur ville qui finit par demander aux patrons cérusiers de payer les soins. En 1884, un procès est intenté par les hospices de Lille contre un fabricant qui refuse de prendre en charge le paiement des soins dont ont eu besoin ses ouvriers : « Il semble bien que le procès, voulu exemplaire, intenté en 1884 par les hospices de Lille à la firme Ulmar Vilette pour refus de paiement des dépenses de soins de ses ouvriers dits « saturnins », soit pionnier en France. De surcroît, il voit l’industriel condamné à remboursé les frais d’hospitalisation de ses ouvriers, faute de précautions suffisantes, voire par mépris de la réglementation existante, condamnation confirmée in extremis en appel. » (page 318). Cet exemple, on pourrait dire aussi cette étude de cas, permet à l’auteur de nourrir et de nous faire partager « deux réflexions : l’une portant sur les étapes de la construction sociale de la santé au travail aux XIXe et surtout au XXe siècles […] ; l’autre, menée par les juristes, sociologues et historiens de l’environnement, sur la judiciarisation des conflits environnementaux et sur litigiosité qui en découle. » (page 317).