Olivier Mahéo entend dépasser les simplifications traditionnelles au sujet des Noirs américains, en allant au delà des grandes figures du mouvement des droits civiques et de l’opposition Martin Luther King / Blanck Panthers. Il a également choisi de débuter son étude en 1945 et non avec l’arrêt Brown v. Board of Education of Topeka qui devait mettre fin à la ségrégation scolaire. L’historiographie récente évoque the long civil rights movement (Jacquelyn Dowd Hall, 2005) pour mieux appréhender ce mouvement sur le temps long. Le livre tient également compte des luttes féminines et homosexuelles au sein des mouvements noirs. Elles ont parfois été occultées par un discours de respectabilité et par un discours tendant à valoriser la place de l’homme au sein du foyer.

Le récit s’est traditionnellement développé autour de figures héroïques entrées dans la mémoire collective et dans un récit national qui se veut apaisé. Il s’agit alors de travailler sur les clivages qui ont traversé ces mouvements, de réfléchir sur le choix de certains faits comme événements majeurs. Pour prendre en compte des récits alternatifs, Olivier Mahéo s’appuie sur des récits autobiographiques, des entretiens oraux, des lettres et des journaux intimes.

Noirs et rouges, les Soviets en Amérique

Le creuset radical des années 1930 : clivages et contre-récits

Dans les années 1930, la crise frappe encore plus durement les Africains-Américains, d’autant plus que la culture du coton est touchée par un parasite. Elle marque le début d’un mouvement d’ampleur qui influence la génération suivante. En effet, le meurtre d’Emmett Till et le boycott des bus à Alabama, en 1955, jouent le rôle de catalyseur.

Le New Deal marque aussi une rupture. Les Noirs américains délaissent le parti républicain pour les démocrates. Si voter reste inaccessible à une majorité d’entre-eux et que les mesures du New Deal leur profitent peu, il faut noter que plus de 100 Africains-Américains accèdent à des postes de conseillers dans les agences gouvernementales. Le soutien de la population noire est ainsi acquis à partir de l’élection de 1936.

Par ailleurs, le mouvement communiste, le CPUSA, remporte par ailleurs un succès relatif. Lénine insiste sur la lutte contre les oppressions coloniales et raciales, ce qui rejoint leurs revendications. Les artistes sont nombreux à le soutenir, notamment dans le mouvement Harlem Renaissance. 

La Seconde Guerre mondiale est un autre moment-clé de mobilisation. La ségrégation reste en vigueur dans l’armée et la contradiction entre la guerre pour la démocratie et la participation des troupes coloniales est vive. Les adhérents à la NAACP sont 9 fois plus nombreux à la fin du conflit. Cependant, les quelques mesures en faveur du vote sont insuffisantes. Entre 1940 et 1947, le pourcentage de Noirs inscrits sur les listes électorales du Sud passe de 5 à 12 %. De plus, ils n’ont qu’un accès restreint aux aides accordées aux vétérans (G.I. Bill).

La ligne rouge

L’auteur s’appuie sur des parcours individuels, sur leurs écrits autobiographiques et contextualise :

  • Hosea Hudson, ouvrier communiste : il a défendu les accusés de Scottsboro, ce qui lui a fait perdre son emploi. Il milite à temps plein pour le CPUSA avant de prendre un emploi à la Works Progress Administration. Il participe notamment à la création du Right to Vote Club, qui lutte contre l’analphabétisme et oeuvre pour l’inscription des Noirs sur les listes électorales. Il est également vice-président d’une section de l’United Steel Workers of America. Il en est ensuite exclu pour communiste dans le contexte de la chasse aux sorcières. Dans les années 1950, le développement de la société de consommation fait passer le problème des inégalités au second plan jusqu’à l’assassinat d’Emmett Till en 1955. En effet, l’adolescent est assassiné pour avoir adressé la parole à une femme blanche. Le cercueil ouvert, à la demande de sa mère, choque l’Amérique. Le FBI évoque une manipulation de la famille par les communistes. Jusqu’aux années 1980, l’historiographie a ignoré la répression des Africain-Américains pendant le maccarthysme. Or, la HUAC (House Committee on Un-American Activities) convoquaient des citoyens qui avaient des amis noirs, qui avait épousé un ou une Noir, qui écoutaient de la musique noire. Des réseaux militants ont été brisés. Ainsi, Hosea Hudson raconte son exclusion du syndicat des ouvriers de la métallurgie.
  • Harry Haywood, également ouvrier communiste : il a participé à la Première Guerre mondiale en France, puis part en URSS en 1925 pour 4 ans. Les Africains-Américains sont nombreux à faire ce type de voyages, attirés par le discours anti-colonialiste. Son exclusion de différents groupes communistes est représentative de la fragmentation des mouvements noirs de l’époque.

Contre le courant, la vie d’Esther Cooper Jackson

Issu d’un milieu aisé et militant, elle s’intéresse à l’exploitation raciale, domestique et sociale des domestiques noires. Elle arrête ensuite ses études de sociologie pour s’engager au sein du Southern Negro Youth Congress. L’organisation soutient des mouvements de grèves, mène campagne contre la taxe pour s’inscrire sur les listes électorales. C’est un mouvement qui fait une place réelle aux femmes. Elles occupent en effet des postes importants, à la différence de la NAACP.

L’organisation disparaît cependant en 1949 dans un contexte de répression. De plus, son mari, James Jackson, membre de la direction nationale du CPUSA est à la fois poursuivi par le Ku Klux Klan et par le FBI. Entre 1951 et 1956, il est ainsi en cavale. Esther Cooper Jackson est suivie en permanence. Harcelée, elle perd son emploi ainsi que la place en crèche pour sa fille. Esther Cooper se consacre ensuite essentiellement à la revue Freedomways (1961-1985). Si la diffusion est limitée, les interviews sont largement reprises dans la presse. Les femmes sont très présentes dans l’équipe et parmi les auteurs publiés (Alice Walker, Toni Morrison, Audre Lorde…).

Qui gardera les enfants ? Le mouvement au féminin

Des femmes disparaissent

Hormis Rosa Parks, Fannie Lou Hamer et Angela Davis, les femmes sont peu présentes dans l’historiographie des luttes pour les droits civiques. Elles subissent différents biais : une image de filles-mères, l’exclusion des catégories les plus modestes des représentations ainsi que l’idée qu’elles auraient suivi des leaders masculins. Des groupes de femmes se sont par ailleurs fédérés dès 1896 pour créer la National Association of Colored Women’s Clubs. En 1914, cette dernière compte plus de 50 000 membres. En 1935, Mary McLeod Bethune fonde le National Council of Negro Women. 

Les femmes noires sont le plus souvent représentées par des hommes noirs en ce qui concerne les questions raciales et par des femmes blanches pour les questions de genre. Pour tenter de penser les oppressions multiples, la juriste Kimberlé Crenshaw a fondé le concept d’intersectionnalité dans les années 1980. Si la crainte des viols des femmes blanches par des hommes noirs est souvent avancée pour justifier la ségrégation, les viols des femmes noires par des hommes blancs sont souvent passés sous silence. Des exemples sont donnés dans l’ouvrage comme celui de la grand mère de Fannie Lou Hamer. Elle a eu 23 enfants dont 20 issus de viols par des hommes blancs. Les femmes noirs sont décrites comme hypersexualisées et le viol n’est pas considéré comme tel. Cela entraîne aussi une codification morale : les femmes se retirent dans la sphère privée et les hommes affirment leur virilité. Ils cherchent ainsi à échapper à l’image du père démissionnaire, qui ne fait pas vivre sa famille.

Les femmes sont mises à l’écart dans les principaux mouvements des droits civiques. Si une femme, Anna Arnold Hedgeman, est à l’origine de la marche sur Washington de 1963, les femmes sont absentes des prises de parole lors de l’événement.

Photographiées ou invisibles

Deux stéréotypes s’opposent dans les représentations : celui du « bon Noir » qui inspire la pitié et celle du Noir dangereux et animalisé. Le mouvement pour les droits civiques s’appuie sur le pouvoir de l’image. Or, dans ces photographies de presse, les images des femmes sont rarissimes. C’est une constante des années 1950 à 1970.

La photographie de Rosa Parks dans un bus prise le 21 décembre 1956 est une mise en scène qui ne rend pas compte de ses actions. Elle incarne la respectabilité avec une tenue soignée (chapeau, tailleur, manteau). Elle regarde par la fenêtre, semble songeuse. Son attitude contraste avec les images de joie prises lors du succès du boycott la veille. Elle dégage une image de fragilité. Elle est décrite comme une simple couturière alors qu’elle est plus qualifiée et occupe le poste d’assistante-tailleur. Cette image de couturière modeste et respectable qui subit une injustice masque son engagement dans le mouvement depuis une vingtaine d’années. Le New York Times la qualifie ainsi de « patriarche accidentelle du mouvement des droits civiques ». L’homme blanc assis derrière elle est un journaliste, la photographie montre une Amérique apaisée où les Noirs peuvent s’assoir désormais devant les Blancs. De même pour les photographies de l’arrestation, elles datent de l’année suivante lorsque des leaders du boycott se sont rendus à la police en solidarité avec Martin Luther King. Son rôle avant et après le boycott est rarement évoqué, de même que sa proximité avec Malcolm X. De manière générale, les actions des femmes par exemple pour l’inscription sur les listes électorales, sont peu valorisées.

En mars 1965, le rapport Moynihan est publié. Il met en évidence une structure familiale particulière chez les Noirs. Il insiste en effet sur la présence plus importante de familles monoparentales. Son objectif est de développer une politique favorable à l’emploi, renforcée par des aides aux familles. Le rapport est tronqué et déformé, y compris par l’administration Johnson. La « culture du ghetto » et un matriarcat des femmes noires sont pointées du doigt sans montrer les autres causes, dans le contexte des émeutes de Watts qui éclatent la même année.

Au sein des Black Panthers, les femmes sont également marginalisés. Le mouvement produit des images valorisant la virilité. Cependant, le rôle des femmes y est croissant, même si elles sont fréquemment présentées avant tout comme des compagnes des leaders du BPP.

Les contre-récits féminins, troubles dans le récit

L’auteur s’appuie sur l’autobiographie de Rosa Parks, principalement consacrée à sa vie avant le boycott. Elle s’implique dans les actions de la NAACP, notamment pour l’inscription sur les listes électorales. Elle devient secrétaire pour le mouvement. Son rôle dans la préparation du boycott est occulté, elle doit dégager une image de respectabilité, celle d’une couturière fatiguée. Après cette action, elle perd son emploi et quitte la ville pour Detroit. Ses opinions plus radicales sont passées sous silence.

Olivier Mahéo s’appuie également sur les mémoires d’Anne Moody dont l’engagement pour les droits civiques va de pair avec celui pour le féminisme. Il permet de travailler sur les activistes locaux. Elle est originaire du Mississippi. A 14 ans, le meurtre d’Emmett Till est un déclencheur : elle a le même âge et prend conscience qu’elle peut être tuée pour sa couleur de peau. Elle s’engage dans des actions à l’université dans différentes organisations : la NAACP, le SNCC, le CORE. Elle est blessée lors d’un sit-in. Elle doit alors abandonner ses études. Elle est critique envers les leaders nationaux et adopte des positions radicales et elle se sent isolée dans son combat dans un bastion du Ku Klux Klan. Elle reproche à des militants du Nord de ne venir que ponctuellement et de lui donner des leçons.

Elle rejette la non-violence. Sa famille est menacée, son oncle est battu pour avoir pris sa défense. il est ensuite assassiné. Son nom et sa photographie sont sur une liste du KKK. Elle finit par se mettre à l’écart du mouvement.

Les années radicales : du SNCC au Black Power

Les jeunes du SNCC : le vieux monde est derrière eux

John Lewis, porte-parole du SNCC dans les années 1960 a écrit ses mémoires également. Il raconte notamment les Freedom Rides de 1960, la Marche sur Washington de 1963, la première marche de Selma (dite du Bloody Sunday) et la campagne d’Albany. Né en Alabama dans une famille de métayers, il subit une forte ségrégation. Elève sérieux, dès l’âge de 16 ans, il fait circuler une pétition pour que les Noirs puissent accéder à la bibliothèque municipale. Il est ébranlé, comme les autres activistes de sa génération, par le meurtre d’Emmett Till. Il s’engage et est rejeté par sa famille à sa première arrestation.

Les jeunes du SNCC critique les leaders plus âgés et obtient peu de financements. Des divergences se font jour au sujet de la non-violence, le discours des étudiants est plus radical. Lors de la marche à Washington, John Lewis doit prendre la parole, mais son discours est jugé trop virulent, Bayard Rustin lui fait enlever les passages les plus durs envers le gouvernement.

Le mouvement étudiant s’appuie sur une image très contrôlée, par la photographie. Leur agence compte 12 photographes dont certains ont été formés par Richard Avedon. L’objectif est de donner une vraie identité visuelle au mouvement. Les images dégagent une impression de solidarité, s’écartent des représentations violentes. Il est cependant dommage qu’il n y ait pas quelques exemples dans le livre.

Le groupe est aussi plus ouvert aux femmes, mais elles subissent à nouveau une mise à l’écart à partir de 1964-1965. Casey Hayden et Mary E. King en témoignent dans leur écrit A Kind of Memo.

Rupture avec les libéraux : 1964, l’été du mécontentement

Olivier Mahéo s’appuie d’abord sur Radical Equations de Bob Moses et de Charles E. Cobb. qui se veut une réponse à une vision caricaturale développée dans le film Mississippi Burning. Les Noirs y sont présentés comme passifs et secourus par le FBI. Bob Moses estime que le mouvement a échoué à transmettre son histoire. Il décrit l’action du SNCC dans les communautés rurales du Mississippi. Il décrit les réunions où chacun peut prendre la parole et le rôle des leaders locaux. En 1964, dans le contexte du Freedom Summer, le Mississippi Freedom Democratic Party est fondé en tant qu’alternative au Parti démocrate de l’Etat, partisan de la ségrégation. Le refus des démocrates est une rupture, Bob Moses part ensuite avec d’autres délégués découvrir la Guinée de Sékou Touré. Il peut y observer des Noirs à des postes-clés et il est consulté sur la politique américaine.

Bob Moses est aussi présent lors de la marche de Selma, à laquelle le SNCC refuse de participer. Matraqué, il est photographié dans le New York Times. L’absence de King est critiquée, il conduit la marche à partir du 9 mars 1965, mais il s’arrête en accord avec la police. Les dissensions internes s’aggravent.

L’autobiographie de Stokely Carmichael, Ready for Revolution, montre les changements au sein du SNCC, qui se tourne vers les thèmes du Black Power. En décembre 1966, les Blancs sont invités à quitter le SNCC qui devient une organisation exclusivement noire. Les mobilisations se déplacent, après le vote du Civil Rights Act et du Voting Roghts Act (1964-1965) vers les inégalités.

 

Un livre passionnant qui redonne sa place aux militants de la base et en particulier aux femmes, souvent invisibilisées dans ces mouvements. Le livre comporte aussi des illustrations en noir et blanc qui complètent les propos sur les visuels des mouvements des droits civiques. La réflexion sur l’image et la construction de celle-ci est un autre aspect intéressant de l’ouvrage.

Sur ce même sujet : Black America – Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe-XXIe siècle), Caroline Rolland-Diamond, La Découverte, 2019 – Le Mouvement – La lutte des Africains-Américains pour les droits civiques, Thomas C. Holt, La Découverte, 2021