Napoléon et la mer. Cette thématique, souvent énoncée dans de nombreux ouvrages, n’a jamais été réellement abordée, comme si un mauvais génie avait, avec ténacité, systématiquement tenu en échec la marine de l’Empereur face à la Royal Navy. Sur cet affrontement sur les océans, le livre de Nicola Todorov est novateur car il éclaire d’un jour nouveau les décisions de Napoléon en matière de politique étrangère. Hormis jusqu’à l’issue fatale de la campagne de Russie, dans laquelle il a été entraîné malgré lui par les préparatif du tsar Alexandre, ses actions et décisions furent loin d’être irrationnelles mais pensées, structurées et cohérentes. Ainsi, les annexions tentaculaires des années 1810 à 1812 s’expliquent d’abord par la nécessité de contrôler les ports européens et bases navales indispensables au débarquement prévu en Angleterre. Non, l’Empereur ne s’était pas résigné, après Trafalgar, à se contenter de laisser la maîtrise de la res nullius Littéralement la chose de personne. C’est ainsi qu’est dénommé, aujourd’hui encore, la haute mer. à la Royal navy. Dans ce contexte, la prolongation interminable de la guerre d’Espagne témoigne de la volonté d’y fixer un maximum de troupes britanniques afin de dégarnir la défense de l’Angleterre. En parallèle, l’exploitation intensive des forêts, le recrutement significatif et la formation des équipages signalent que l’Empereur n’avait en rien concédé à rebâtir une marine digne de faire pièce à la Royal Navy. Nicola Todorov l’affirme sans ambages : la grande affaire du règne de Napoléon, c’était bien l’invasion de l’Angleterre  !De très nombreux historiens ont traité l’histoire navale du Premier empire comme une sorte de bilan, presque posthume après Trafalgar, en indiquant les progrès et les efforts indiscutables pour rebâtir une flotte de combat mais, sans toutefois interpréter ce que sous-tendait cette politique navale. Nicola Todorov a donc repris, ab ovo, l’intégralité des procès-verbaux des entretiens au sujet des programmes de reconstruction navale lors des différents Conseils de marine. Ces documents, déjà exhumés et consultés, n’avaient pas attiré l’attention des précédents chercheurs. L’auteur pense avoir mis au jour un événement majeur de cette histoire maritime : celui de l’été 1810.

Une stratégie maritime à deux piliers

Deux axes forts semblent avoir constitué la politique maritime de l’Empereur à partir de l’été 1810. Tout d’abord, la construction d’unités lourdement armées, conditions sine qua non d’une marine de haute mer digne de ce nom puis, une politique dite d’opération générale destinée à donner une feuille de route à sa marine. L’urgence était de mise puisqu’il fallait effectivement régénérer le stock de bâtiments perdus après les défaites navales d’Aboukir (1798) et de Trafalgar (1805) ainsi que les pertes essuyées lors du ravitaillement des colonies. Ainsi, en seulement deux petites années, soit de 1810 à 1812, Napoléon atteint le chiffre de 100 navires construits, ce qu’attestent, du reste, les coupes massives de bois à la fin de l’année 1812. L’autre composante de la tactique impériale est le corollaire de sa stratégie de guerre continentale, à savoir immobiliser un maximum de forces navales anglaises de façon simultanée en laissant planer la menace de nombreuses expéditions d’escadres, de flottes de transport ou de flottilles afin de laisser à une seconde escadre, plus substantielle, de prendre l’initiative lorsqu’elle se trouverait en situation de supériorité. L’annexion de côtes européennes s’imbrique donc dans ce vaste plan d’intoxication de l’ennemi. Même s’il semblerait que les objectifs maritimes premiers de Napoléon se situaient dans la périphérie maritime de l’Angleterre comme l’Écosse, l’Irlande ou certaines colonies. Enfin, Napoléon cherche, dans un second temps, avec la reconstitution de sa marine, une condition préalable de paix avec l’Angleterre. On ne peut discuter qu’avec son ennemi que d’égal à égal. Cependant, la guerre contre la Russie et les divers conflits en Europe viennent saper cette politique maritime à la fin de l’année 1812. Après cette date, peu de conscrits sont formés puis envoyés sur des navires de guerre. Une bonne partie des vaisseaux sont désarmés. L’entraînement des équipages s’effondre.

Persistance de la puissance maritime

Le programme maritime qui prévoit la concentration navale dans la Manche reste, malgré les difficultés, toujours d’actualité.Les ordres donnés par Napoléon, même après la campagne de Russie ou les terribles batailles de 1813, doivent être appliqués à la lettre par les chefs d’escadres. Le résultat reste cependant médiocre du fait de la lenteur des communications et d’une administration portuaire défaillante. Le blocus continental utilisé comme arme de seconde frappe, va peu à peu perdre de son homogénéité à des fins mercantiles. En effet, Napoléon qui répugne à emprunter, estime que le blocus est une source de revenus. Il insiste, parfois contre ses ministres, pour multiplier le système de licences permettant ainsi, à des navires de commerce anglais, de débarquer leurs marchandises dans les ports européens, en s’acquittant d’une taxe. Contrairement à certains chercheurs, Nicola Todorov avance que la marine impériale n’a pas été l’auxiliaire du blocus continental, un simple opérateur en quelque sorte dévolue à un rôle subalterne, mais tout le contraire. En desserrant le blocus continental par le rétablissement des licences, le blocus a permis la création d’un recrutement de marins et le développement d’une marine marchande, donc d’équipages formés. L’annexion des ports européens permet également d’enrôler des populations maritimes et de consolider les bases navales en vue d’une opération prochaine contre l’Angleterre. En 1808, l’invasion de l’Espagne s’inscrit ainsi dans le contrôle de la marine espagnole puis portugaise, à parer une attaque britannique contre le réseau des bases navales en cours de constitution.

L’année 1811 et la prise de conscience de la menace sur le continent

Au printemps 1811, le tsar Alexandre souhaite reprendre les hostilités contre Napoléon. Il masse près de 365.000 hommes aux portes du duché de Varsovie, prêts à fondre sur les 46.000 Français stationnant en Allemagne. Napoléon ne semblait pas avoir envisagé de se lancer dans une guerre contre la Russie. Les sources historiques disponibles ne permettent pas de mettre en évidence cette hypothèse. Nicola Todorov estime que cette guerre aurait été contraire aux intérêts de Napoléon. C’est pourquoi, l’Empereur restait préoccupé de reconstruire sa marine pour permettre l’invasion de l’Angleterre. Ainsi, tout au long de l’année 1811, des négociations sont entamées avec la Russie pour tenter de trouver un accord par l’octroi de licences aux navires russes dans les ports européens. Mais l’intransigeance russe poussa Napoléon à entrer en guerre contre la Russie avant d’espérer, avec une victoire rapide, pouvoir se retourner, avec une marine digne de ce nom, contre l’Angleterre.

Ce livre vient prendre à rebrousse-poil les idées reçues sur la politique navale du Premier empire. Loin d’avoir abandonné la partie, Napoléon tente, à marche forcée dès 1805 puis, de façon massive en 1810, de reconstituer sa marine pour réaliser la «descente» sur l’Angleterre. Il s’agit par conséquent d’une multitude de combinaisons, économiques et commerciales, afin de concourir au redressement de la marine impériale en terme d’armements, d’équipages et de matériel. Un livre novateur pour son enquête et la relecture des sources disponibles sur cette période.

Bertrand Lamon © Les Clionautes