Comme on peut le lire sur la 4ème de couverture : « On ne présente plus Michel Winock, historien, éditeur et fondateur de L’Histoire, dont l’œuvre (Le Siècle des intellectuels, Clémenceau, Madame de Staël, Flaubert) a été distinguée par de nombreux prix littéraires ». On peut néanmoins ajouter que ses travaux sur la vie politique française et sur l’histoire intellectuelle lui permettent une grande profondeur de vue, utile au projet de ce dernier ouvrage.

Une histoire globale, vivante et savante des trois premières années d’après-guerre

Le livre propose une « chronique globale, aussi vivante que possible » des trois années qui ont suivi la libération du territoire français. « Chargées d’espérance », « d’une richesse historique profuse », ces trois années virent « les premiers pas d’une république sociale, « une efflorescence culturelle » dans « un grand souffle de création ». Mais les espoirs de la Résistance furent déçus, les querelles partisanes paralysèrent les institutions, l’échec politique fut aggravé par l’entrée du monde dans la guerre froide et par le puissant mouvement de décolonisation. Michel Winock a voulu traiter de tous les aspects de cette période, faisant se succéder 22 courts chapitres qui font toujours alterner les principaux thèmes de l’ouvrage.

Chaque chapitre s’ouvre par un document illustratif ; l’ensemble est complété par un aperçu biographique, une chronologie détaillée des événements nationaux et internationaux, une chronologie du domaine culturel, une bibliographie, un index et une table des illustrations. Tous les thèmes sont traités avec une grande clarté, y compris ce qui concerne la vie politique et institutionnelle ainsi que les relations internationales ; très peu de notes de bas de page, mais un exposé nourri de toute l’historiographie récente. Le texte est celui d’un véritable écrivain et procure un grand plaisir de lecture. L’ensemble est d’autant plus vivant que l’auteur a « cherché à faire entendre dans le récit des voix singulières, des réactions subjectives puisées dans les journaux et des œuvres littéraires de l’époque »

Sortie de guerre

Le premier chapitre traite de la libération de Paris et les cinq suivants de la France libérée, alors que la guerre mondiale n’est pas encore terminée ou se termine tout juste : la situation politique, les grands projets de réforme politique, économique et sociale, l’épuration, le procès du maréchal Pétain devant la Haute Cour de justice, le retour des « absents », prisonniers de guerre et déportés, la nouvelle presse.

L’auteur dresse un tableau des forces politiques alors que s’installe à Paris le Gouvernement provisoire de la République française dirigé par le général de Gaulle, et que se lève « l’hypothèque communiste », Thorez obéissant à Staline qui ne souhaite pas la révolution en France. Sur le plan de l’épuration il accorde une large part à celle des intellectuels, écrivains et journalistes, et dresse un bilan d’ensemble.

Il cite pour la première fois le journal de Jean Galtier-Boissière, Journal 1940-1950, sur lequel il reviendra de nombreuses fois dans l’ouvrage. Il nous fait le récit du procès de Pétain et prend du recul après le verdict, ajoutant qu’« il faudra attendre le travail des historiens (…) pour que les yeux se dessillent sur les responsabilités écrasantes du régime pétainiste ; sur son identité profondément antirépublicaine ; sur le rôle qu’il avait joué dans l’arrestation et la déportation des Juifs de France ; sur la complaisance coupable enfin envers le IIIe Reich dont il fut le complice et jamais l’adversaire ».

Le chapitre sur la presse accorde une large part au Combat d’Albert Camus (« On admire dans Combat, et sous la plume de Camus particulièrement, l’honnêteté intellectuelle, le refus de détenir à soi seul la vérité, la possibilité de réviser son jugement ») et au Monde d’Hubert Beuve-Méry. « Les deux quotidiens s’affirment en 1944 comme les journaux de référence à destination des esprits cultivés et d’un public exigeant. Leur existence et leur concurrence contribuent à dessiner un nouveau visage de la France libérée. »

Espoirs et désillusions de la renaissance républicaine

Quatre chapitres sont consacrés à l’évolution institutionnelle et politique, de l’installation du GPRF dans la capitale à la mise en place des institutions créées par la constitution de 1946, en passant par le tripartisme et les référendums constitutionnels. L’accent est particulièrement porté sur la création du RPF par le général de Gaulle et, c’est plus original, sur « le rendez-vous manqué du parti socialiste ».

Ce chapitre est consacré au 38e congrès de la SFIO, au cours duquel émerge la figure de Guy Mollet. M. Winock montre le choix que le parti socialiste ne parvient pas à assumer entre une ligne « travailliste », humaniste, et une ligne marxiste. « Un parti qui réaffirme son identité originelle, révolutionnaire et marxiste, sans jamais entreprendre la révolution (…) La vielle rhétorique marxiste reste la référence (…) alors que dans la pratique la SFIO devient pleinement un parti de gouvernement dans le cadre de la nouvelle République. Dès le mois de décembre 1946, Guy Mollet (qui a fait triompher la ligne marxiste au congrès) devient ministre, sans état d’âme. ».

Un chapitre qui a pour titre « Les deux Eglises » traite du parti communiste, « le parti de Maurice Thorez », et du « renouveau catholique ». Le parallèle est ainsi justifié : « Les deux grandes églises qui rallient la majorité des Français, celle des communistes, et celle des catholiques. La première professe une religion séculière d’un avenir édénique sur terre ; la seconde gère une tradition de croyance millénaire qu’elle s’efforce de revitaliser. Les deux sont capables d’emplir le Vélodrome d’Hiver ou le stade de Colombes. Elles sont hiérarchiques, sous le gouvernement d’un pape : Joseph Staline à Moscou ; Pie XII à Rome. Elles possèdent chacune leur crédo, leurs rites, leurs prêtres, leurs diacres, leurs clergeons, leurs cantiques et leurs processions. Elles ont chacune leur dialecte : la langue de bois pour la première ; le latin de messe pour la seconde. »

Questions internationales et coloniales

Le contexte international de la France est abordé dans trois chapitres. Le premier  est consacré au procès de Nuremberg, « Le procès es vainqueurs », le second au « périple de l’Exodus », le troisième aux débuts de la guerre froide. On peut leur adjoindre le chapitre intitulé « La plaie coloniale », structuré en quatre paragraphes thématiques : « L’ordre règne à Tananarive » ; « L’illusoire Union française » ; « Le malaise algérien » ; « L’enlisement indochinois ». La France « s’empêtre dans la question coloniale (…) Derrière les mots comme dans les faits, se manifeste la volonté de maintenir la souveraineté française sur les peuples antérieurement conquis. Dans ce contexte, la guerre froide fournit un parfait alibi, la lutte contre le communisme international devient l’ultima ratio de l’intransigeance ».

Vie quotidienne, faits divers et pratiques culturelles

Quelques-uns des plus beaux chapitres nous éloignent du récit politique et font de cette synthèse une approche globale de la réalité nationale durant ces trois ans. Le premier d’entre eux traite du « premier été de paix ». Les choix faits par l’auteur pour raconter l’été 1945 portent sur « les nourritures terrestres », les divertissements  (vacances, cinéma, théâtre), mais aussi pour une large part, révélant sa passion l’histoire des intellectuels et de la création, sur la mort de Paul Valéry, sur Julien Gracq, sur la préparation du premier numéro des Temps modernes.

Un chapitre est consacré à « La loi Marthe Richard » (que l’on découvre prostituée, espionne, mythomane, conseillère municipale de Paris) ; un autre au premier festival de Cannes ; un autre encore (« L’assassin habite au 21 ») à l’arrestation et au procès du docteur Marcel Petiot « la répartie facile, sûr de lui, fantasque, cynique, grandiloquent, parfois véhément. Il fait peur, il intimide, il roule des yeux indignés ». « Le retour du Tour », chapitre consacré au Tour de France 1947, relancé après sept années de clôture, est vraiment très réussi. L’auteur entretient un véritable suspens au fil des étapes qui soient s’affronter Vietto et Robic, jusqu’à la victoire de ce dernier

Une grande place est accordée à la vie et aux débats intellectuels, souvent à l’intérieur des différents chapitres évoqués. Deux leur sont plus particulièrement consacrés : « L’heure de Jean-Paul Sartre » et « Les intellectuels et le communisme ».

« L’un des aspects les plus intéressants du livre réside dans sa capacité à restituer les représentations que les contemporains se faisaient de leur temps. Sa lecture des œuvres littéraires, cinématographiques et musicales permet à Michel Winock de faire entendre des voix singulières. Notamment celle de Jean-Paul Sartre, dont la pensée existentialiste, message de liberté et de modernité teinté de pessimisme, devient à la mode.» Antoine Flandrin, Le Monde, 24 septembre 2021.

© Joël Drogland pour les Clionautes