Huit ans après avoir abandonné la médecine pour se consacrer à l’écriture, le célèbre créateur de Sherlock Holmes redevint le Dr Doyle, sur le front durant la guerre des Boers.
La guerre qui débute le 13 octobre 1899 entre les républiques boers et la Grande-Bretagne est la conséquence de la longue campagne menée depuis Le Cap par Cecil Rhodes, ancien Premier ministre de la colonie du Cap, et Sir Alfred Milner, le haut-commissaire britannique. Leurs motivations sont mercantiles — ils veulent prendre le contrôle des mines d’or du Transvaal —, mais aussi politiques. Rhodes, en particulier, nourrit des rêves impérialistes grandioses qui englobent toute l’Afrique. Toutefois, pour justifier la guerre contre les Boers, ils invoquent la situation des Uitlanders — les étrangers attirés au Transvaal par les gisements d’or du Witwatersrand —, auxquels le gouvernement boer refuse le droit de vote. Conan Doyle est alors absolument convaincu que, dans ce conflit, les victimes sont bien les Uitlanders, dont beaucoup sont des Anglais ou des Écossais. Une analyse que tout le monde ne partage pas à l’époque en Grande-Bretagne : sa propre mère, Mary Doyle, voit dans cette guerre un acte d’agression perpétré par une puissance coloniale cupide contre deux pays beaucoup plus petits. Et elle est loin d’être la seule à le penser.
Conan Doyle s’engage volontairement dans l’Imperial Yeomanry, mais est refusé, peut-être à cause de son âge, peut-être à cause de sa corpulence, ou plus probablement en raison d’une combinaison des deux. Cependant, si l’armée britannique refusait de l’accepter comme soldat, elle ne pouvait guère le refuser en tant que médecin. En décembre, il était évident que le Royal Army Medical Corps (RAMC), récemment formé, avait du mal à faire face à l’énorme nombre de blessés. Apprenant qu’un ami à lui, John Langman, recrutait et équipait un hôpital de campagne privé destiné à être envoyé en urgence en Afrique du Sud, Doyle offrit ses services. Ainsi, huit ans après avoir abandonné la médecine pour l’écriture, Arthur Conan Doyle, créateur internationalement célèbre de Sherlock Holmes, redevint le Dr Doyle, médecin à l’hôpital de campagne de Langman. De retour en Grande Bretagne en août 1900, il publie la première édition de The Great Boer War où il raconte une guerre qu’il aurait voulu faire en tant que soldat. L’ouvrage va connaître seize éditions jusqu’à la fin de la guerre en 1902.
The Great Boer War ne prétend pas être un récit détaché. C’est le livre engagé d’un homme qui, sur un mode parfois épique, prend fait et cause pour son pays dans un conflit qui annonce les grands carnages du siècle suivant. «Prenez une communauté de Hollandais comme ceux qui se sont défendus pendant 50 ans contre la puissance espagnole à une époque où l’Espagne était la plus grande puissance du monde. Mélangez-y une souche de ces inflexibles huguenots français qui ont quitté leur pays au moment de la révocation de l’édit de Nantes. Le résultat doit être l’une des races les plus robustes, viriles et invincibles que la Terre ait portée.» Ainsi débute ce récit où Doyle met en perspective les causes de cette «guerre entre Blancs» qui va passionner l’opinion internationale. En France et en Allemagne on s’enthousiasme pour ces quelques milliers de fermiers en armes qui défient un empire dont le champion, Cecil Rhodes, veut unifier le continent africain sous la bannière britannique. «Si le Transvaal n’avait pas été une mine d’or, mais un champ de pommes de terre, il n’y aurait pas eu de guerre», a pu dire un historien. «Arrêtons de parler d’agression britannique et des desseins capitalistes sur les champs aurifères (…). Que ceux qui parlent ainsi considèrent où se trouve la liberté universelle face à la violence et à la haine raciale», écrit le libéral Conan Doyle pour qui la cause britannique est philanthropique et progressiste. Pour autant, Doyle, et ce contrairement au journaliste Winston Churchill, qui sera fait prisonnier par les Boers et s’évadera d’une manière rocambolesque, ne méprise pas l’adversaire. «Les plus redoutables par leurs qualités primitives étaient les Boers de l’arrière-veld, des fermiers brûlés par le soleil, les cheveux enchevêtrés avec des grandes barbes, des hommes de la Bible et du fusil, imprégnés des traditions de leur propre guérilla.» Ces hommes rudes vont infliger une série de défaites aux Tommies durant les premiers mois de la guerre. Un des tournants du conflit est le siège de Mafeking, où les Anglais résistent, sept mois durant, aux assauts des Boers et pendant lequel Baden-Powell va se rendre célèbre. Conan Doyle consacre à cet épisode, qui débute en octobre 1899, tout un chapitre. «D’un simple village en toit de tôle Mafeking était devenu un prix à remporter, un enjeu qui devait être le signe visible de la virilité prédominante de l’une ou l’autre des grandes races blanches d’Afrique du Sud.» Après s’être emparés de Pretoria et de Bloemfontein, les hommes du général Kitchener allaient gagner la guerre, mais à quel prix! Celui de la terre brûlée, des fermes dévastées et de l’enfermement de près de la moitié de la population boer dans ces camps de concentration où périrent de famine et de maladie environ 25.000 femmes, enfants et vieillards.
De tout cela, le romancier ne dit un traître mot dans son livre, car Conan Doyle reste le sujet chauvin d’un Empire britannique qui brille par ses colonies et qui apporterait la civilisation aux peuples qu’il domine : «Le drapeau britannique signifiera un gouvernement propre, des lois honnêtes, la liberté et l’égalité pour tous les hommes. Tant qu’il continuera à le faire, nous tiendrons l’Afrique du Sud. Lorsque nous tomberons de cet idéal, nous saurons que nous sommes frappés de cette maladie qui a tué tous les grands empires avant nous.»
Moi qui pensais que l’ère du témoin remontait à la Première guerre mondiale, et avais lu avec intérêt le livre de Norton Cru, je découvre ici un ouvrage de témoignages écrit en grande partie en Afrique du Sud pour sa première édition, complété et mis à jour pour les suivantes avec l’aide de témoins et de correspondants de guerre. The Great Boer War est ainsi une oeuvre unique dans sa conception. Texte protéiforme, qui passe du livre d’histoire aux témoignages et de la glorification de l’armée britannique à sa critique, le texte est à diviser en deux parties. La première, jusqu’au chapitre 29, correspond au texte écrit principalement sur place et traitant de la guerre régulière jusqu’aux prises des différentes capitales ennemies à l’été 1900. La seconde partie contient les chapitres ajoutés jusqu’à la dernière édition et montre les différentes opérations de guérilla jusqu’à la capitulation finale des Boers en mai 1902. Ce texte reste donc en majorité un témoignage sérieux des événements qui se sont déroulés en Afrique du Sud au tournant du xxe siècle. Mais il peut être également considéré comme un outil de propagande officieux écrit par un Conan Doyle qui glorifia toute sa vie le soldat britannique tout en étant plus critique de son commandement.
En effet, Doyle reste inflexible face à toute accusation selon laquelle les Britanniques se seraient comportés de manière déshonorante en Afrique du Sud. Alors que des détails sur les horreurs des camps de concentration étaient rapportés en Grande-Bretagne par des militants comme Emily Hobhouse (détestée par Kitchener et vilipendée par la presse), les questions du public se multiplièrent. Le journaliste W.T. Stead, ancien ami de Doyle, mais désormais adversaire politique acharné, publia La Guerre en Afrique du Sud : Méthodes de barbarie, qui détaillait les atrocités britanniques. La Grande Guerre des Boers de Doyle, un récit militaire vivant mais partisan et nécessairement provisoire, avait déjà été publié. Outré par ce qu’il percevait comme une propagande anti-patriotique calomnieuse, Doyle publia son propre ouvrage, La Guerre en Afrique du Sud : Ses causes et sa conduite, qui réfutait les affirmations de Hobhouse et de Stead. Tout comme il avait défendu la cause des uitlanders (colons étrangers privés de droits par les Boers), il défend à présent les soldats britanniques calomniés en Afrique du Sud. Brûler des fermes ? Quelles fermes brûlées ? Pillages et viols ? Quels pillages et viols ? Il voulait montrer au monde le soldat britannique tel qu’il l’avait connu, brièvement, à l’hôpital de campagne Langman de Bloemfontein : stoïque face à la fièvre, à la maladie et à la mort.
Une curiosité donc, tant il est vrai que la guerre des Boers ne fait pas partie de nos programmes, dont la lecture est des plus agréable – Conan Doyle reste Conan Doyle – et instructive sur plusieurs niveaux.