Derrière un titre particulièrement accrocheur, « la guerre des terres », on trouve un ouvrage parfaitement documenté sur l’un des enjeux les plus complexes qui soit du commerce mondial.
Bien entendu, il sera question de cette tendance récente, qui voit certains pays disposant d’excédents commerciaux considérables comme la Chine, ou des revenus de la rente pétrolière comme l’Arabie Saoudite, louer des terres pour s’assurer de leur sécurité alimentaire dans la durée.
Mais l’objet de cette étude va beaucoup plus loin : pour l’auteur, Thierry Pouch, économiste et responsable du service d’études économiques de l’assemblée permanente des chambres d’agriculture, il est question de dresser un bilan des politiques agricoles conduites par les pôles dominants que sont les États-Unis et l’union européenne, notamment depuis la signature des accords agricoles de Marrakech entre 1994 et 2001.
Les États-Unis et l’union européenne, avec les multinationales de l’agroalimentaire ont très largement profité d’une situation acquise qui leur permettait de jouer un rôle dominant dans le domaine de l’alimentation mondiale. À partir de 1986, avec la création du groupe de Cairns, qui réunit des pays comme l’Australie, l’Argentine, le Brésil, le Chili, l’Afrique du Sud, l’Uruguay, cette politique a été contestée par des états qui se sont engagés dans une démarche de conquête des marchés.
Nourrir les hommes
Pour l’auteur, la situation est devenue beaucoup plus tendue, et elle a été révélée par l’envolée du prix des matières premières agricoles de 2007 et 2008 qui se traduit par une brusque remontée du nombre de personnes sous-alimentées ou mal nourries dans le monde. Si dans le passé, il s’agissait de crises alimentaires larvées, elles ont pris depuis 2008 la forme de ces « émeutes de la faim », qui ont touché des pays d’Afrique subsaharienne, des pays d’Amérique du Sud comme le Pérou et la Bolivie, et même le Mexique, et des pays d’Asie comme les Philippines ou l’Indonésie.
Il a suffi d’une période de récoltes médiocres et de l’annonce que les États-Unis, dans la recherche de l’indépendance énergétique, allaient développer un programme de biocarburants à partir du maïs, pour que les prix de toutes les céréales se mettent à flamber. Cela a eu comme conséquence une augmentation généralisée du prix des produits alimentaires, y compris dans les pays développés, lorsque la part des matières premières dont le produit fini était marginale. Il est clair que dans ce domaine les industriels de l’agroalimentaire ont profité d’un effet d’aubaine!
Cette situation a eu un effet d’électrochoc puisque l’on évoque désormais avec une certaine facilité le spectre d’une « pénurie alimentaire généralisée ». Il est vrai que l’augmentation de la consommation de protéines animales dans des pays émergents comme la Chine a eu comme conséquence une augmentation de la demande en aliments pour le bétail qui a contribué à faire flamber les prix.
C’est que dans le cas de la Chine, la situation est somme toute assez simple : ce pays qui dispose de moins de 9 % des terres agricoles mondiales abrite 20 % de la population mondiale ! Lorsque plus d’un milliard de chinois peuvent se permettre, en raison de leur élévation moyenne du niveau de vie, de mettre une aile de poulet dans leur bol de riz, cela devient un problème planétaire.
Le concept de souveraineté alimentaire des nations recouvre d’après l’auteur une légitimité certaine. La problématique de Malthus, développée dans son essai sur le principe de population, s’est trouvée dans une certaine mesure réhabilitée. Pourtant ses idées avaient été balayées d’un revers de main avec la formidable croissance des productions agricoles liées à l’intensification, à la mécanisation, à la conquête de nouvelles terres. C’est ce processus qui a permis, alors que la population mondiale a été multipliée par deux entre 1950 et 2000, de répondre aux besoins alimentaires de 3 milliards d’êtres humains supplémentaires. Mais si on estime, même si un ralentissement de la croissance démographique est espéré pour 2050, qu’il faudra trouver des ressources pour 3 milliards d’habitants supplémentaires, , la situation devient plus difficile. En effet, dans la période antérieure, l’augmentation des productions agricoles avait été possible grâce à une pression supplémentaire sur les ressources en eau, en terres arables, en matières premières énergétiques. Or, ces ressources deviennent de plus en plus rares pour la nouvelle période qui s’est ouverte avec le millénaire. Pourtant, jamais le poids des produits agricoles et alimentaires n’a été, en valeur relative, aussi faible. Mais il n’en demeure pas moins qu’il demeure vital.
Retour à Malthus
Les solutions envisagées et qui ont été largement utilisées dans les périodes antérieures, avec une ouverture des marchés pour les produits manufacturés associée à une sorte de protectionnisme régional pour les produits agricoles, suscitent une contestation de plus en plus forte. Des pays comme le Brésil ou l’Inde se font les porte-parole d’une libéralisation totale des marchés agricoles, ce que les États-Unis et l’union européenne refusent. Les politiques agricoles s’inscrivent dans le champ de la géoéconomie, celle-ci étant défini comme l’espace dans lequel peuvent se déployer les rivalités économiques et commerciales et les stratégies de pénétration des marchés. Le paradoxe est le suivant, alors que l’on parle d’un monde global, du fait de la mondialisation, la question agricole participe de la fragmentation du monde. La situation est beaucoup plus grave qu’il n’y paraît, car les facteurs démographiques, foncier, économiques, sociaux, ont bouleversé les comportements alimentaires. De ce fait, « nourrir les hommes » d’ici 2050 n’est pas seulement l’intitulé d’une question de géographie générale pour les classes de seconde, mais bien un objectif porteur de conflits.
L’auteur se livre d’ailleurs à une étude tout à fait pertinente de l’histoire de la pensée économique à partir du XVIIIe siècle. La question agricole n’est pas nouvelle, Adam Smith, Ricardo, les physiocrates, ce sont intéressés à cette question qui était centrale à leur époque. Le modèle libéral anglo-saxon, celui du XVIIIe et du XIXe siècle s’est d’ailleurs très largement appuyé sur le théorème des avantages comparatifs. Il est vrai que le Portugal de cette époque disposait d’atouts pour la culture de la vigne dont les îles britanniques étaient très largement privées. Pour l’auteur, la pensée économique est prise comme un ensemble de doctrines, c’est-à-dire des réponses théoriques apportées à des objectifs politiques. Le problème de l’approvisionnement des pays en denrées alimentaires impose d’adopter une telle posture. L’agriculture a été jusqu’à présent une affaire d’État plus que de marchés soumis à la dérégulation.
Les tentatives de libéralisation totale des marchés des produits agricoles ont jusqu’à présent échoué et le processus de Doha est resté pour l’instant lettre morte. De ce fait, les états auraient plutôt tendance à retrouver un principe qui est celui de la souveraineté alimentaire, mais dans le même temps, leur volonté de s’imposer sur les marchés génère des situations conflictuelles.
L’accession de l’Europe à l’autosuffisance alimentaire qui a été présentée comme le bilan le plus positif de la politique agricole commune a généré des rivalités commerciales avec les États-Unis qui étaient jusqu’alors le premier fournisseur de produits alimentaires. Le marché européen s’est fermé aux produits exportés par les États-Unis et de ce fait, les négociations commerciales multilatérales ont consisté à prouver que la politique agricole d’un pays ou d’un groupe de pays engendrait des distorsions de concurrence. Trouver un accord multilatéral aboutit alors à éradiquer les subventions du soutien en pénalisant des pays qui souhaitent insérer sur les marchés mondiaux. Mais dès lors que les états développent une politique agricole, c’est-à-dire des mesures qui permettent aux agriculteurs et aux industries agroalimentaires de préserver ou d’élargir la compétitivité interne et externe de leurs produits, pour dégager des parts de marché au détriment de leurs principaux concurrents, ils se retrouvent engagés dans des conflits.
L’ouverture du cycle de Doha en novembre 2000 revêt une signification particulière pour comprendre l’état de dégradation dans lequel se trouve désormais le système des relations économiques et commerciales internationales.
En effet, les pays dominants de l’organisation mondiale du commerce, États-Unis, union européenne, Japon et Canada, se voit contestés par les performances économiques et commerciales enregistrées par des pays émergents comme la Chine, le Brésil ou l’Inde. Ces états, qui affichent aujourd’hui leurs ambitions dans le domaine industriel, technologique, veulent également utiliser leurs atouts agricoles pour financer leur développement. Un pays comme le Brésil, premier producteur mondial dans le domaine des graines de soja, du café, du boeuf, de l’éthanol, du sucre, de la volaille, et même du jus d’orange, où sa part dans les exportations mondiales est de 84 %, se retrouve aujourd’hui en position de force. Son agriculture est efficace, elle doit valoriser sur les marchés mondiaux l’essor de ses productions, ce qui l’amène à faire preuve d’agressivité dans l’organisation mondiale du commerce. C’est le Brésil qui a déposé le plus de plaintes auprès de l’organe de règlement des différends. Le Brésil est d’ailleurs sorti vainqueur de plusieurs confrontations qui l’opposaient aux États-Unis sur le coton et à l’union européenne à propos du sucre. L’union européenne a dû réduire les subventions versées à ses producteurs.
Dans la dernière partie de son ouvrage, l’auteur évoque les formes contemporaines de la « souveraineté alimentaire ». Le rythme décroissant des productions agricoles et le processus de dérégulation des marchés des matières premières agricoles ont rétabli la légitimité des politiques agricoles et des instruments de sécurisation des approvisionnements.
Le land grabbing
La géoéconomie des approvisionnements alimentaires rejoint celle des autres types de matières premières, notamment énergétiques. La Chine, à l’égard de certains pays d’Afrique subsaharienne, ne procède pas autrement.
D’un certain point de vue, ces politiques visant à retrouver une « souveraineté alimentaire » que les approches libérales avaient remise en cause, ont aggravé les crises d’approvisionnement. Des mesures de limitation des exportations ont été prises en Thaïlande, un des premiers producteurs de riz au monde, ce qui a eu des répercussions immédiates sur les cours de cette céréale. La crise agricole mondiale a par conséquent ranimé les agissements autonomes des états. L’auteur souligne d’ailleurs que l’on retrouve des procédés comme les taxations des exportations ou les stockages de produits que l’on utilisait au XVIIIe siècle.
La forme moderne de cette recherche à tout prix de la souveraineté alimentaire se trouve dans ce processus que l’on appelle aujourd’hui le land grabbing. Littéralement, cela signifie que des pays s’emparent de terres agricoles à l’extérieur de leur territoire pour pallier les pénuries dont ils sont victimes. Les transactions foncières effectuées dans le monde depuis 2008 représenteraient 35 millions d’hectares. Cela ne représenterait que 1 % des terres disponibles, mais ce chiffre est en lui-même significatif.
Pour un pays comme la Chine l’externalisation de certaines productions agricoles est inéluctable. Elle est déjà en cours puisque l’essentiel du troupeau porcin du pays est largement dépendant des importations de soja argentin. Pour la Chine la location de terrains étrangers qui s’accompagne d’ailleurs d’un transfert de main-d’œuvre vers les pays d’accueil, est une façon d’éviter de payer au prix fort les produits qui seraient vendus par des puissances agricoles comme le Brésil ou l’Argentine.
Des effets positifs à court terme peuvent être soulignés à propos de ces acquisitions foncières pour les pays d’accueil. Des transferts de technologie, une optimisation des productions locales, la mise à disposition de ressources permettant de financer le développement. Mais l’équilibre des rapports socio-politique au sein des pays ou en vendant leurs terres agricoles peut-être menacés. Le danger réside dans l’expropriation des agriculteurs et dans des déplacements de population mais également dans les conséquences environnementales d’une intensification des productions. Il n’est pas évident que la population locale soit bénéficiaire de ces politiques.
L’accumulation des déséquilibres mondiaux depuis plus d’un quart de siècle a largement entamé le crédit qui était accordé à la mondialisation. L’attention se focalisait sur les désordres monétaires et financiers mais également sur les conséquences de cette mondialisation dans le domaine agricole. La crise agricole s’est traduite par une montée de la stabilité des marchés, préjudiciable pour tous les acteurs économiques, qu’ils soient producteurs, transformateurs au consommateur. Pour l’auteur, cette crise agricole participe de la montée d’une guerre économique qui pose un certain nombre de questions. Peut-on appréhender l’agriculture comme un secteur économique normal ? Les biens agricoles, dont la fonction première est de nourrir les hommes, sont-ils des biens comme les autres ?
Dans la mesure où les institutions internationales ont manifestement échoué dans leur tentative visant à établir une prospérité mondiale axée sur la libéralisation des échanges agricoles, elles portent du même coup une lourde responsabilité dans la crise alimentaire qui s’est déroulée en 2007 et en 2008. De plus, parce que l’agriculture est directement dépendante de l’eau, elle participe également de ce que l’on appelle l’Hydro conflictualité qui affecte plusieurs pays, sur l’ensemble des continents. La mondialisation peut ainsi générer la constitution de blocs régionaux, ce qu’elle l’a déjà commencé à faire, dont les logiques seraient conflictuelles à terme, une situation lourde de dangers dès lors que l’on évoque de façon de plus en plus forte les notions de souveraineté.
Bruno Modica ©