Comme la Société des nations (SDN), l’Organisation internationale du travail (OIT) est fondée en 1919 au moment de la signature du traité de Versailles. Ses « statuts » constituent la partie XIII de celui-ci1. Pendant l’entre-deux-guerres, l’OIT est une « sorte d’agence technique »2 de la SDN et son action doit donc contribuer à l’avènement d’une « paix mondiale durable » qui ne peut être fondée que « sur la base de la justice sociale »3. A la fin la Deuxième Guerre mondiale, elle connaît une sorte de deuxième fondation avec l’adoption de la Déclaration de Philadelphie4 et elle rejoint l’ONU. A l’OIT, chaque pays membre est représenté de façon tripartite par des délégués choisis par son gouvernement, ses syndicats ouvriers et ses organisations patronales5. Au fil de son histoire, l’OIT a réuni de multiples conférences internationales ou régionales et adopté des conventions que les signataires se sont engagés à respecter et dont la portée normative réelle est naturellement assez variable6.

La publication de ce numéro spécial du Mouvement social consacré à l’OIT doit être replacée dans un double contexte : celui du centenaire de l’organisation, qui sera fêtée l’année prochaine, et celui du « tournant global » des sciences sociales qui s’est esquissé à la fin du siècle dernier et a entraîné un développement des recherches sur l’OIT et son action menées par des historiens et des spécialistes d’autres sciences sociales, comme le souligne Sandrine Kott dans son éditorial (p.5). Ces recherches sont facilitées par la conservation exceptionnelle des fonds d’archives, résultat d’une politique initiée dès la fondation de l’OIT par son premier directeur, le français Albert Thomas, historien de formation.

Dans son éditorial, Sandrine Kott présente le fil directeur des neuf articles rassemblés sous sa direction : « Les auteurs de ce dossier […] se penchent sur les contours de la notion de justice sociale telle qu’elle est élaborée, promue et mise en œuvre par différents acteurs au sein de l’OIT, ainsi que sur les limites posées aux conditions de sa réalisation dans des contextes économiques et internationaux très contraints. Ils montrent également comment la justice sociale entre en tension avec la revendication d’universalité qui fonde l’existence de l’Organisation. » (p. 4). Les neuf articles du dossier sont répartis en trois parties renvoyant à trois versants différents de l’action de l’OIT et intitulées : « La production d’un savoir social et économique », « La justice sociale pour toutes et tous ? » et « Universalisme, justice sociale et développement »7. A ce dossier s’ajoutent un entretien de Sandrine Kot et Laure Piguet avec Alain Supiot, titulaire de la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités » au collège de France8 et des notes de lecture consacrées en grande partie à des travaux portant sur l’OIT.

Un projet réformiste

De ses origines à nos jours, dans sa recherche de justice sociale, l’OIT cherche à imposer des règles régissant les conditions de travail à l’échelle mondiale et réduisant donc, à défaut de les faire disparaître, les disparités entre les pays dans le domaine du droit en termes de temps de travail, de travail des enfants, de travail contraint … Ce faisant, elle entend, indirectement, encadrer la compétition économique qui oppose les différents pays du monde, d’une part, et les entreprises transnationales, d’autre part. C’est pourquoi, Sandrine Kott peut affirmer, avec d’autres chercheurs, que « dès les origines, l’OIT se présente bien comme une agence sociale régulatrice de la mondialisation économique. » (p. 11) A une autre époque, on aurait probablement évoqué, plutôt, une régulation du capitalisme mondial. Quoiqu’il en soit, les différentes contributions réunies par Sandrine Kott montrent que l’OIT, dans son combat pour la justice sociale, suit grosso modo une voie médiane entre, d’un côté, les libéraux et, de l’autre, les socialistes révolutionnaires ou les communistes. Autrement dit, elle défend et développe un projet réformiste dans lequel peuvent se retrouver des socialistes comme Albert Thomas, son premier directeur, ou des chrétiens et catholiques sociaux.

C’est ce que montre, notamment, l’article de Marine Dhermy-Mairal intitulé « Albert Thomas et l’organisation coopérative des échanges internationaux ». Dans les années 1920, l’OIT, dirigée par Albert Thomas et inspirée par les travaux de Charles Gide, alors professeur au collège de France, propose aux coopératives de producteurs agricoles et aux coopératives de consommation de s’allier pour organiser et donc réguler, à l’échelle internationale, la circulation et le commerce des produits alimentaires et assurer ainsi un prix juste aussi bien pour les producteurs que pour les consommateurs :

« Quel est donc ce « programme de politique commerciale internationale spécifiquement coopérative » qui trouverait un ancrage au sein du BIT du temps de la direction d’Albert Thomas ? Pour Charles Gide, ce système repose idéalement sur l’établissement d’un magasin de gros international, qui se chargerait, en lien avec des magasins de gros nationaux, de répartir les produits étrangers selon les besoins. Le terme de « besoin » est une clé de la transformation du régime capitaliste. Au système de ventes et achats se substitue l’échange, au profit du besoin, et à la concurrence la coordination. » (p. 20-21)

Plus largement, dans l’entre-deux-guerres, l’anti-communisme et la concurrence avec l’URSS, qui elle-aussi prétend mettre en œuvre la « justice sociale », constitue un puissant stimulant pour l’OIT qui doit développer un projet alternatif à celui des communistes comme l’explique Sandrine Kott dans une partie de son article intitulé « OIT, justice sociale et mondes communistes. Concurrences, émulations, convergences. »

 

Un projet universaliste

L’OIT œuvre en principe pour une justice sociale s’appliquant à tous sur tous les continents. Un première limite à cet universalisme réside dans l’inclusion, ou pas, des femmes dans le « tous ». Deux contributions portent sur cette questions : celle de Florence Thébaut, « Le genre de l’OIT. Place des femmes dans les organes représentatifs, hiérarchie sexuée des emplois et politiques genrées de justice sociale », et celle d’Olga Hidalgo-Weber : « Femmes britanniques et pratiques internationales de justice sociale dans la première moitié du XXe siècle. »

Par ailleurs, l’OIT naît en pleine époque coloniale et elle est en partie dominée par deux grandes puissances impériales, la France et le Royaume-Uni. A l’exception de l’Inde, les colonies ne sont pas représentées à l’OIT. Pendant l’entre-deux-guerres, l’OIT est donc surtout une organisation européenne. Des pays asiatiques y sont néanmoins représentés et l’OIT s’intéresse à eux et, ce faisant, se penche sur le problème de la justice sociale dans un monde inégalement développé. C’est cette question qu’étudie Véronique Plata-Stenger dans « L’OIT et le problème du sous-développement en Asie dans l’entre-deux-guerres. » Elle explique, notamment, que, à la « demande insistante des délégations chinoises, japonaises et indiennes, soucieuses de préserver la compétitivité internationale de leur industrie » (p. 112), l’article 405 du traité de Versailles, autrement dit un des articles de la « constitution » de l’OIT, « reconnaît la possibilité d’exclure de l’application totale ou partielle des conventions internationales du travail les pays aux conditions « spéciales » » (p. 112), conditions qui peuvent être liées au climat, au « développement incomplet de l’organisation industrielle » ou à « d’autres circonstances particulières ». Face à cette situation, l’OIT permet néanmoins aux représentants syndicaux chinois, japonais ou indiens, dans le cadre du « tripartisme », d’exprimer leur désaccord et de réclamer une convergence des conditions de travail prévalant dans leur pays avec celles des pays les plus « avancés ». Par ailleurs, le Bureau international du travail, c’est-à-dire le secrétariat permanent de l’OIT, sous l’impulsion d’Albert Thomas, multiplie les missions d’étude et de conseil dans les pays d’Asie pour essayer d’orienter leur politique de développement vers le respect des normes sociales qu’il promeut.

Ce numéro spécial du Mouvement social s’avère donc particulièrement intéressant et il est impossible de véritablement rendre compte de la richesse des différentes contributions en quelques milliers de caractères. Il sera particulièrement utile aux enseignants de terminale. Dans le cadre des chapitres de géographie sur la mondialisation et d’histoire sur la gouvernance économique mondiale, nous évoquons nécessairement le FMI, l’OMC et la Banque mondiale. Il me semble, à lire les manuels en particulier, que nous négligeons trop l’OIT. Certes, avec le triomphe du néo-libéralisme, elle semble avoir perdu la partie. Cependant, comme le montre le passionnant entretien accordé par Alain Supiot au Mouvement social, l’OIT peut jouer un rôle pour réguler et encadrer la mondialisation actuelle et tempérer le libéralisme qui lui est consubstantiel : « L’utilité des normes internationale est incontestable et est devenue manifeste face aux politiques néolibérales de démantèlement du statut salarial. Souvent inspirées par des économistes ignorant tout du droit international, les lois adoptées en ce sens ont pu, dans certains cas, enfreindre les normes minimales de l’OIT, comme on l’a vu en France avec le naufrage du « contrat nouvelles embauches » (CNE, apparu en 2005), qui ont été jugés contraires à la Convention n° 158 ratifiée par la France. » (p. 161)

 

1L’OIT présente sur son site sa propre de histoire de façon assez développée : https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/history/lang–fr/index.htm

2Selon l’expression choisie par Sandrine Kott pour la définir dans son éditorial p. 3.

3Traité de Versailles, partie XIII, section 1. Consultable en ligne à l’adresse suivante : http://mjp.univ-perp.fr/traites/1919versailles13.htm

4https://www.ilo.org/public/libdoc/ilo/1944/44B09_10_e_f.pdf

5https://www.ilo.org/global/about-the-ilo/how-the-ilo-works/lang–fr/index.htm

6https://www.ilo.org/global/standards/introduction-to-international-labour-standards/conventions-and-recommendations/lang–fr/index.htm

7https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2018-2.htm

8https://www.college-de-france.fr/site/alain-supiot/index.htm