En une génération, nos sociétés ont été plongées dans des environnements numériques radicalement nouveaux.

Le développement des réseaux sociaux et de la Big Tech ont notamment eu un impact sur le fonctionnement démocratique de nos sociétés et sont concomitants d’une dérive des démocraties vers le populisme et l’illibéralisme.

David Chavalarias pose alors la conjecture suivante : « le modèle économique actuel de la Big Tech, fondé sur la marchandisation de l’influence sociale, est incompatible avec la pérennité de nos démocraties ».

Pour arriver à cette conjecture, ce mathématicien, directeur de recherche CNRS au Centre d’analyse mathématique sociales de l’EHESS et directeur de l’Institut des systèmes complexes de Paris Ile-de-France, s’appuie sur les sciences sociales dites computationnelles, c’est-à-dire qui étudient le social avec des méthodes mathématiques et informatiques. David Chavalarias a notamment lancé en 2016 le projet Politoscope consistant, à travers l’observation de Twitter, à analyser le lien entre réseaux sociaux et militantisme en ligne.

La France dans le collimateur de l’alt-right

En s’appuyant sur la campagne présidentielle de 2017 en France, David Chavalarias montre l’intense activité de l’extrême-droite américaine (alt-right) sur les réseaux sociaux pour soutenir Marine Le Pen. Elle lance notamment une campagne de mèmes Les mèmes sont ces images accompagnées d’une légend pour éveiller massivement chez les électeurs français des émotions négatives à l’encontre d’Emmanuel Macron. En s’appuyant sur les failles de notre mode de scrutin à deux tours, leur but n’est pas de convaincre mais de « supprimer des électeurs », c’est-à-dire créer une abstention massive en rendant le vote Macron émotionnellement désagréable, voire insupportable. L’utilisation de ces mèmes anti-Macron ainsi que la campagne MacronLeaks répondent à des timing très précis : deux semaines avant le scrutin et dans l’entre-deux-tours (surtout dans la période électorale de réserve). Pour mener à bien ces campagnes de déstabilisation électorale les partisans de l’alt-right et de l’illibéralisme profitent des environnements numériques et de leur caractéristique : dé-spatialisation/massification, instantanéité, confusion des identités et des messages. Bien que minoritaires , ces caractéristiques leur permettent de pratiquer l’ « astrosurfing », c’est-à-dire tromper l’opinion publique sur l’intensité ou le caractère spontané d’adhésion à une cause.

Que se passe-t-il derrière l’écran ?

David Chavalarias s’intéresse ensuite à la circulation des idées dans les grandes plateformes du web (surtout Twitter). L’avènement des réseaux sociaux a permis l’émergence de nouvelles formes de communautés d’intérêts affranchie des barrières géographiques et capables d’actions collectives de grande envergure. Contrairement au monde physique fondé sur l’homophilie de statut (âge, classe et statut sociaux, genres … identiques) et contraint par l’espace géographique, les interactions virtuelles favorisent la formation de groupes sociaux centrés sur les valeurs (homophilie de valeur). Or, les valeurs, les attitudes et les croyances sont sensibles à l’influence sociale et se manipulent facilement. Ces changements structurels instaurés par les réseaux sociaux expliquent pourquoi l’opinion publique est plus sensible aux opérations de manipulation depuis une dizaine d’années.

Nos réseaux sociaux vus du ciel

Pour observer la circulation des idées sur les réseaux sociaux, David Chavalarias utilise un macroscope nommé Politoscope. Celui-ci lui permet, via les messages sur Twitter, de dessiner des cartes politiques de la société française. Grâce à cet outil, il constate aussi que les groupes sociaux formés sont plus ou moins hermétiques à ce qui se passe dans le reste de la société. Ils peuvent même parfois se transformer en « chambre d’écho » c’est-à-dire un espace numérique où l’information circule en vase clos et de manière homogène. Ainsi, les membres d’une chambre d’écho pourront recevoir plusieurs fois une même information mais ils ne recevront certainement jamais une information contradictoire. Or, nos interactions virtuelles ont des conséquences sur nos interactions dans le monde réel : d’un côté, les utilisateurs de réseaux sociaux évitent les conversations politiques dans la vie de tous les jours et, de l’autre, les débats se radicalisent.

Quand les algos partent en vrille

David Chavalarias s’intéresse au fonctionnement du fil d’actualité de Facebook qui est devenu « l’une des sources d’information les plus influentes de toute l’histoire de l’humanité ». Selon des algorithmes de personnalisation, ce fil d’actualité se modifie en fonction de nos actions sur Facebook afin que nous restions connectés le plus longtemps possible sur le réseau social. La seconde caractéristique de Facebook est le « filtrage collaboratif » : il fait la promotion auprès de nos amis des messages qu’on a apprécié. Ainsi, selon la lanceuse d’alerte Frances Haugen (ancienne employée de Facebook) : « Sur Facebook, 65% de personnes qui ont rejoint des groupes nazis suite à une recommandation ».

Libres de se laisser enfermer

Les environnements numériques ne sont pas le simple reflet d’une réalité extérieure : ils fabriquent la réalité dans laquelle nous vivons, au point d’enfermer parfois des populations entières dans des réalités alternatives. En effet, en raison du biais de négativité, les internautes interagisseront en priorité avec les messages négatifs. De plus, les algorithmes de personnalisation et les algorithmes de filtrage collaboratifs vont amplifier la proportion de messages négatifs. Enfin, les environnements numériques changent notre façon de prendre des décisions en multipliant les contextes anxiogènes, favorisant les réponses émotionnelles aux réponses rationnelles. David Chavalarias termine en s’interrogeant sur l’impact politique des réseaux sociaux. Selon lui, « les hommes politiques ne sont pas tous égaux face à l’algo ! ». En effet, le système de recommandation amplifie la parole de certains : de manière générale, la parole conservatrice est amplifiée par rapport à la la parole progressiste.

Toxicité à tous les étages

Aujourd’hui, pour tout évènement d’actualité même le plus consensuel, il y a toujours des micro-communautés pour ajouter une graine de conflictualité au débat. Leurs opinions favorisent la formation de « rabbit hole » c’est-à-dire de bulles de filtres aux effets toxiques pour l’ensemble du tissu social. En effet, dans ces bulles de filtres fleurissent un certain nombre de théories conspirationnistes qui radicalisent leurs membres et les poussent au conflit. Elles contribuent donc à une polarisation globale de la société. Ainsi, par le principe de l’intermédiation algorithmique (activité consistant à s’interposer entre les humains pour régir de façon automatisée leurs environnements sociaux), les réseaux sociaux se sont mis en tête de de gérer une partie de nos relations aux autres. Plus largement, ils se sont arrogés le pouvoir de modeler à leur avantage les piliers de la cohésion sociale, jouant parfois aux apprentis sorciers.

Quand c’est gratuit, c’est vous le produit

Les entreprises de la Big Tech récoltent des données personnelles qu’elles revendent ensuite à prix d’or. Ces données servent ensuite à faire de la publicité ciblée. Mais, cette publicité ciblée peut être aussi détournée à des fins politiques. Ainsi, grâce à la méthode du A/B testing, la forme et le contenu du message politique envoyé à des publics ciblés sont améliorés jusqu’à trouver la corde sensible. C’est donc la porte ouverte à toutes les démagogies et à la fin du débat démocratique car les opposants politiques n’ont pas accès aux messages envoyés. De plus, la publicité ciblée peut être détournée pour influencer la perception des électeurs en rendant plus saillants certains thèmes de campagnes. Y a-t-il pour autant instrumentalisation volontaire des entreprises de la Big Tech à des fins politiques ? Elles le pourraient notamment par le biais des notifications ciblées mais aussi par la manipulation des résultats de recherche sur un moteur de recherche tel que Google.

Diviser pour mieux régner depuis l’étranger

David Chavalarias s’intéresse ensuite à la question des fake news. Ils sont souvent la résultante de tentatives de puissances étrangères (souvent autoritaires comme la Russie ou la Chine) visant à miner les Etats de l’intérieur. Pour ce faire, ces puissances mènent une guerre de l’opinion publique afin d’attirer la sympathie de populations à l’étranger aux dépens de leurs gouvernements. Elles le font via des réseaux médiatiques qui leur sont favorables mais aussi en favorisant le discrédit des médias traditionnels. Elles s’appuient aussi sur la division des opinions publiques, notamment par la diffusion de fake news. Pour arriver à leurs fins, les réseaux sociaux facilitent grandement la tâche de ces régimes autoritaires.

Subversion 2.0

Les médias sociaux numériques offrent d’extraordinaires possibilités pour des agences spécialisées dans les campagnes d’influence en ligne. C’est le cas, par exemple, de l’IRA (Internet Research Agency), une « ferme à trolls » employant un millier de personnes dont le but est de désinformer et d’échauffer les esprits en ligne pour faire avancer les intérêts de la Russie. Elles peuvent ainsi via les réseaux sociaux organiser des manifestations aux Etats-Unis afin de fragiliser le tissu social de la société américaine. David Chavalarias évoque aussi les conséquences possibles pour nos démocraties de deux phénomènes récents. Le premier est l’utilisation de réseaux sociaux surveillés par des Etats totalitaires (comme Tik Tok). Le second est l’exploitation de l’intelligence artificielle pour mener des opérations d’influence.

Check-up d’une démocratie malade

Par le biais de son macroscope, David Chavalarias dresse le portrait politique de la France sous Emmanuel Macron. Le premier constat est une fragmentation de l’espace politique français. Cette fragmentation s’est faite au gré d’un décalage de plusieurs groupes militants en ligne vers les extrêmités de l’échiquier politique. Ainsi, les communautés politiques « antisystèmes » auparavant marginalisées se retrouvent désormais au centre de la circulation d’information.

La démocratie, première victime de la Covid-19 ?

David Chavalarias s’intéresse à la constitution et au fonctionnement de la chambre d’écho antivax, formée autour entre autre de Florian Philippot. Il note qu’elle s’est formée initialement avec l’aides de contenus inauthentiques et de fake news. Chargée de contenus essentiellement négatifs et sous influence étrangère à ses débuts, cette chambre d’échos a pris progressivement son autonomie et a contribué de manière très significative à la polarisation de la société française actuelle.

En marche vers le populisme

David Chavalarias met en avant que le mode de scrutin présidentiel français et la polarisation de l’opinion publique facilitent grandement la tâche des populistes. En effet, ces derniers misent tout sur un nombre restreint de thèmes et qu’ils traitent à l’aide d’arguments simplificateurs et clivants. Pour cela, ils utilisent les armes du mensonge et de la peur dont l’efficacité est démultipliée par le numérique. Cependant, l’auteur note qu’il est aujourd’hui possible pour les populistes en France de jouer sur la synergie entre médias numériques et médias traditionnels. Cette synergie a été mise en place par Eric Zemmour soutenu par le groupe Bolloré. Elle permet ainsi de saturer l’espace public d’informations (exactes comme fausses ou trompeuses).

La France face au spectre du fascisme ?

Selon l’auteur, la première étape pour saboter une démocratie consiste à concrétiser dans l’imaginaire collectif la représentation d’un ennemi qui, depuis l’intérieur du pays, pilote les élites et fait alliance avec des ennemis à l’étranger. Il prend ainsi l’exemple de la notion d' »islamo-gauchisme » inventée par les partis d’extrême-droite en France mais rendue visible par la reprise de ce concept par certains membres du gouvernement. Ajouter à cela, une triple crise économique, sociale et sanitaire, une fragmentation et une polarisation de l’opinion publique, des réseaux sociaux qui favorisent une communication émotionnelle et négative à grande échelle … et la probabilité d’un basculement de la démocratie française vers l’illibéralisme n’est plus négligeable.

Mon avis

Les deux premiers tiers du livre sont passionnants. En effet, David Chavalarias explique avec force de détails comment fonctionnent les réseaux sociaux et comment ils peuvent fragiliser nos démocraties. Il illustre notamment ses explications avec des exemples récents aussi bien aux Etats-Unis qu’en France. Le dernier tiers se focalise sur la situation en France : bien que sujet parfois à discussion et controverses (notamment sur le basculement possible de la France vers l’illibéralisme…), cette partie de l’essai est intéressante par les réflexions et les questionnements qu’elle engendre. A noter que l’auteur conclue son ouvrage sur une note positive en proposant 18 recommandations (individuelles comme collectives) pour vivre plus sereinement à l’ère du numérique.

Cet essai peut être particulièrement utile pour les lycéens, notamment en 1ère HGGSP ou en EMC en Terminale. En effet, il permet de trouver des exemples pour illustrer la fragilité des démocraties aujourd’hui mais aussi pour montrer la puissance que possède la Big Tech dans notre monde dominé par le numérique.