Depuis le 16 octobre 2020, la mort de Samuel Paty a engendré une abondante littérature cherchant à analyser et remettre en perspective cet événement choquant. Parmi les publications récentes, l’ouvrage d’Yves Rouvière intitulé la liberté décapitée publiée chez Cap Bear éditions ce mois-ci, mérite que l’on s’y attarde.

Yves Rouvière, originaire de Nîmes est professeur de lettres, auteur d’un roman historique en deux tomes intitulé L’espagnol de Malte. Après la mort de Samuel Paty, ému et scandalisé comme bon nombre d’entre nous, il décide de mettre entre parenthèses ses recherches consacrées à son nouveau roman pour en rédiger un dont la trame n’a malheureusement rien de fictive.

La première partie est intitulée « le nœud gordien ». Derrière le personnage fictif de Rémy Nègre, le lecteur n’aura aucun mal à reconnaître la figure de Samuel Paty. Rémy Nègre est professeur d’histoire-géographie, présenté comme la plupart de ses collègues, face à son métier d’enseignant avec ses joies et ses difficultés. En parallèle se dresse de l’autre côté le portrait de Krim, son futur assassin qui glisse petit à petit vers l’islam radical et l’univers du cyberdjihad et qui veut combattre les mécréants qui souillent la terre du Cham. Les récits se déroulent en parallèle jusqu’au drame final.

Le roman brille par la précision de son vocabulaire, l’absence de phrases, de considérations ampoulées ou d’analyses sans fin et sans fond, pour privilégier au contraire la rédaction de chapitres courts qui vont à l’essentiel. Le récit repose sur l’essence même des événements qui ont conduit à la tragédie le 16 octobre 2020. Pour autant, il ne repose pas sur une accusation, sur des mises en demeure puisque les faits, déjà connus, parlent d’eux-mêmes. Yves Rouvière donne toute sa place aux paradoxes, aux non-dits, aux situations que certains ne veulent pas voir ou minorent délibérément. Aucune vision manichéenne n’est proposée comme l’illustre le chapitre 18 intitulé les frères ennemis qui montre bien les tensions entre les deux frères, Aqli et Mohand, qui s’affrontent verbalement, violemment, chacun adhérant à une vision de l’islam et de la société radicalement opposée et inconciliable.

L’auteur revient sur le rôle du professeur d’histoire-géographie qui enseigne aussi l’éducation civique. Il est ici, en plus, tout comme Samuel Paty, l’auteur d’un sujet de mémoire de deuxième année intitulé : « comment organiser un débat en instruction civique ? ». Yves Rouvière, en tant que professeur, délivre également des rappels fort utiles (le blasphème n’existe pas dans une république laïque), et sous couvert du récit, il propose le découpage d’une séance d’éducation civique menée avec des élèves de collèges, en prenant pour sujet y a-t-il une limite à la liberté d’expression ? Elle vous rappelle celle menée par Samuel Paty ? C’est normal …

L’auteur pointe également du doigt les limites de la théorie enseignée par « les théoriciens de la pratique théorique », les fameux pédagogistes hors sol, le mensonge de son élève Menel, Krim qui veut passer à l’action et recherche une cible, la division de la salle des professeurs après la contestation de la séance d’éducation civique.

La seconde partie du roman est intitulée « les journées fatidiques ». S’ensuit un récit factuel qui pourrait faire penser à des extraits de rapports qui s’égrène tel un compte à rebours vers la tragédie allant du lundi 5 au vendredi 16 octobre. Le roman laisse place ici au factuel à des constats où chacun reconnaîtra les événements qui se sont déroulés il y a un an. L’ouvrage peut donc parfaitementtrouver sa place dans un CDI et être exploité en classe afin de réfléchir avec les élèves à l’engrenage qui a aboutit au pire.

L’institution en prend froidement pour son grade. En reposant le livre, je ne peux m’empêcher de penser à certains intervenants restés (trop) discrets mais qui, très certainement depuis un an, doivent dormir bien mal. Je ne peux m’empêcher de me poser cette question : et eux ? Du fond de leur réserve, quelle leçon personnelle et professionnelle en ont-ils retiré ?