25 auteurs ont participé à cet ouvrage collectif. Ce sont des universitaires, doctorants, chercheurs en littérature française, histoire et civilisation des Etats-Unis, philologie française, études germaniques, cultures anglophones, études américaines, littérature canadienne, langues romanes, espagnol, histoire (pour l’un d’entre eux, Rémi Dalisson). Pour la plupart, les articles portent sur des sujets d’une extrême précision, pour beaucoup, littéraires. Anne Le Guellec-Minel est maître de conférences à l’université de Bretagne occidentale. Ses recherches portent sur les nouvelles littératures du monde anglophone et les études postcoloniales. Elle est l’auteure de l’introduction et de la conclusion de l’ouvrage, ainsi que des introductions de chaque partie, sans lesquelles la problématique et la cohérence de l’ensemble échapperaient au lecteur.

Un ouvrage d’accès difficile

Voici le texte de la quatrième de couverture. « L’ouvrage propose une réflexion sur l’importance accordée à la mémoire depuis la fin du XXe siècle, et sur les rapports de force entre le récit de la mémoire et le récit de l’historien que cette valorisation a engendrés. La désillusion face à la promesse de l’auto-accomplissement de l’Histoire, et la contestation des « grands récits » d’une part, et d’autre part la nostalgie pour les particularismes nationaux dans un monde de plus en plus mondialisé, ont suscité une profonde mise en doute du discours historique universalisant, au profit des voix de la mémoire, marginalisées par la Grande Histoire.

Cet ouvrage collectif s’intéresse aux politiques mémorielles nationales, aux récupérations nationalistes de mémoires particulières, ainsi qu’aux dynamiques idéologiques qui se font jour dans l’historiographie. Les pouvoirs d’influence exercés sur l’histoire par les fictions d’histoire constituent le second pan de la réflexion. Enfin l’ouvrage tente de définir d’un point de vue éthique la nature de l’ « engagement » subjectif de la mémoire, mémoire traumatique et post-mémoire génocidaire, ainsi que la mémoire civique des violences et injustices du passé. L’ouvrage se clôt sur une interrogation, nourrie par des penseurs de la postmodernité : quel discours sur l’histoire est envisageable pour le XXIe siècle. » Ce texte donne une juste idée de l’ensemble de l’ouvrage : complexité de la problématique, références conceptuelles non explicitées, expression tout aussi complexe que la problématique. Il s’agit d’un ouvrage de chercheurs qui s’adresse à un public d’initiés.

L’ouvrage est composé de trois parties : « Faire acte de mémoire dans l’Histoire » (8 articles) ; « Mémoire et fictions d’histoire » (8 articles) ; « Ethique de la mémoire (6 articles), d’un article complémentaire en annexe (« Réinscrire la mémoire. Pour une création artistique contemporaine. Commentaire d’un travail de création autour de lettres de Poilus ») et d’un index. Il n’y a pas de bibliographie générale, mais chaque article se termine par une bibliographie des ouvrages cités.

La première partie montre que l’opposition classique entre la mémoire et l’Histoire est compliquée par la notion de mémoire collective, mise en lumière par les pratiques commémoratives. La mémoire est ici entendue « au sens de représentation subjective d’une expérience particulière à un individu ou à un groupe » et l’Histoire (avec un H majuscule) « comme l’analyse rationnelle de données attestées sur le passé ». « Le palimpseste de la mémoire collective tend en effet à superposer aux scories idéologiques (valeurs coloniales, doctrine communiste ou chrétienne…) des détournements et réappropriations de circonstance pour forger un récit national qui fait souvent office d’histoire officielle, au détriment de l’histoire historienne, mais aussi du témoignage ».

L’article de Rémi Dalisson sur les mémoires festives en France de 1880 à nos jours, met en évidence les porosités qui existent entre la mémoire et l’histoire, porosités qui sont exploitées en fonction des priorités politiques du moment. L’article de Véronique Ha Van présente les destinées divergentes de deux monuments construits après la Grande Guerre à la pointe de Grave et à Saint-Nazaire, pour célébrer l’amitié franco-américaine. Ils furent détruits pendant l’Occupation allemande. L’un fut remplacé par une simple stèle. L’autre, celui de Saint-Nazaire, fut reconstruit à l’identique : « complexité conjecturelle des priorités mémorielles ». Maryse Sullivan fait une étude comparée des discours prononcé en 1940 par De Gaulle, Pétain, Churchill et W. L. M. King (Premier ministre du Canada de 1935 à 1948). Elle montre que « malgré leurs différence de positionnement politique, ces chefs politiques eurent recours à des stratégies oratoires similaires, notamment l’invocation de la figure de l’« Histoire » comme juge suprême des choix stratégiques de la nation en temps de guerre ». Ioana Galleron étudie les récits de vie de deux paysannes roumaines, victimes de la répression communiste. Elle met en évidence la volonté de récupération politique de la mémoire individuelle, et montre que les récits résistent à « l’entreprise de détournement ». Paul Diédhiou consacre son étude à la récupération postcoloniale de la figure d’Aline Sitoué Diatta, exilée pour activités subversives en 1943 par le pouvoir colonial français. Cette prêtresse de Casamance devint l’une des figures emblématiques de la résistance africaine que les autorités du Sénégal indépendant substituèrent aux héros de l’ère coloniale. Sa mémoire fut un sujet de polémique entre le gouvernement et les autorités régionales, mais elle resta vivace à travers les pratiques religieuses parmi les populations rurales peu scolarisées. Safia Boumadhi étudie l’historiographie espagnole des XIXe et XXe siècles et « montre combien l’imaginaire de la nation espagnole, centré sur une identité européenne et chrétienne, a nui à l’étude des influences berbères en Espagne ». Laure Lévêque propose une étude comparée de la réception et de la postérité de l’œuvre de Jules Michelet et de celle d’Edgar Quinet et revient « sur l’effervescence historiographique du XIXe siècle français qui visait à doter la nation post-révolutionnaire d’un discours consensuel sur l’Histoire ». Muriel Guittat-Naudin expose le cas célèbre de la controverse historiographique autour de l’attitude du pape Pie XII face aux persécutions des juifs européens durant la Seconde Guerre mondiale. Elle montre que l’objectivité scientifique du discours de l’historien a du mal à s’imposer face aux enjeux mémoriels peu soucieux d’établir la vérité des faits.

La seconde partie interroge les rapports et les rapports de force entre la fiction et l’histoire ou la mémoire. « Qu’elles soient documentaires, méta-historiographiques ou autobiographiques, ces fictions romanesques, cinématographiques ou théâtrales qui s’intéresse au passé colonial, britannique en Chine, espagnol en Amérique latine, américain au Vietnam, ou encore à des moments de transition ou de contestation politiques, effectuent presque toujours des mises en récit polyphoniques qui ouvrent des espaces de dialogue ».

Lucas Merlos a travaillé sur la production littéraire espagnole des deux dernières décennies qui s’inscrit dans le débat mémoriel autour de la Transition démocratique post-franquiste, et plus particulièrement Anatomie d’un instant de Javiers Cercas, « qui brouille les catégories génériques de la fiction et du documentaire dans sa représentation de la tentative de coup d’Etat du 23 février 1981 ». Iside Costantini analyse le roman de Timoty Mo, An Insular Possession, dont l’action se situe sur la concession britannique de Shamian, au large de Canton, au début du XIXe siècle. L’auteur a mené un travail d’historien pour s’informer, puis il a choisi le genre romanesque, qui lui a semblé plus apte à traduire la complexité de la société coloniale. Raphaël Ricaud étudie la façon dont le massacre de My Lai durant la guerre du Vietnam, a été médiatisé par la presse, le cinéma, les séries télévisées  et les documentaires. Il constate que les médias ont « contribué à dépolitiser la mémoire de l’événement –au point d’en effacer la référence historique », en concentrant l’attention sur la figure du G.I. L’étude d’Emilie Lumière porte sur la Trilogie américaine, du dramaturge José sanchis Sinisterra, qui met en scène les représentations passées et actuelles, historiques et mythiques du passé colonial. André Doleman analyse le roman du canadien Wayne Johnston, The Colony of Unrequited Dreams, qui est une biographie de Smallwood, le premier Premier ministre de Terre-Neuve, devenue province canadienne en 1949. Il « conçoit le recours à la fiction comme un correctif par rapport à un discours biographique officiel qui travaille à lisser les lacunes historiographiques et les zones d’ombre du parcours de Smallwood afin de façonner le mythe du grand homme, garant d’une certaine identité terre-neuvienne. » Alex Demeulenacre analyse un ouvrage du romancier canadien Louis Hamelin, La constellation du lynx. Le personnage principal enquête sur le terrorisme indépendantiste québécois des années 1970. Il « érode lui aussi la possibilité de la figure du narrateur omniscient et d’une forme narrative linéaire et chronologique » et « s’attache à reconstituer la complexité mouvante du réel grâce à la fiction ». Jolanta Rachwalska von Rejchwald a pris pour objet d’étude Les Années, d’Annie Ernaux. « Elle montre que si les régimes d’historicité divergents de la Grande Histoire et de l’histoire tendent à opposer l’histoire historienne, (objective et rationnelle) et l’histoire mémorielle (particulière et émotionnelle), l’une et l’autre s’entremêlent aussi, de façon souvent inattendue ».

La troisième partie « pose la question d’une réouverture de la mémoire traumatisée à un avenir vivant et constructif ». « Poser à la mémoire et à l’histoire la question de l’éthique, c’est en fait poser la question du vivre ensemble futur, en effet : c’est la grande question des Survivants, mais aussi celle des générations suivantes, des porteurs de la mémoire héritée, déchirés entre la mauvaise conscience d’oublier et le devoir d’ouvrir malgré tout au Nouveau pour que ne soit pas oublié le passé, pour qu’il soit intégré aux perspectives nouvelles de l’histoire, qu’on sent de toute façon triomphantes. Telle est la part éthique du problème pour les expulsés allemands de Pologne, les « héritiers » de la Shoah ou du génocide rwandais, les exilés républicains espagnols. »

Dans son étude de la presse des Allemands expulsés des territoires passés sous contrôle polonais et soviétique ne 1945, Lionel Picard montre « comment la réification, dans ces journaux, d’une mémoire certes vécue mais à tendance idéalisatrice,  a eu pour effet de constituer en communauté identitaire durable des populations disséminées à travers l’Allemagne ». Eva Pich-Ponce travaille sur deux romans canadiens récents, Soifs de Marie-Claire Blais et Fleurs de crachat de Catherine Mavrikakis. Elle pointe le poids traumatique de la mémoire familiale et les effets contradictoires du devoir de mémoire pour les descendants des victimes (ressassement destructeur et mise à distance émotionnelle libérateur). Sylvie Brodziak « propose un cas de mise à distance exemplaire, avec l’œuvre romanesque de l’écrivaine rwandaise Scholastique Mukasonga », qui « élève un mémorial littéraire non seulement contre l’anéantissement traumatique personnel, mais aussi contre la tentative politique d’effacement de tout un peuple ».

Joël Drogland pour les Clionautes