Claude Manzagol est professeur à l’université de Montréal. Les lecteurs français peuvent déjà le connaître par sa participation à l’Encyclopédie de la Géographie aux éditions Economica en 1992 et par un livre paru aux P.U.F, collection le Géographe en 2000, « Logique de l’espace industriel ». Fort logiquement sa réflexion sur les logiques de localisations débouche sur une réflexion centrée sur la mondialisation.

L’analyse de la mondialisation est menée dans une optique systémique de « lire le monde en pensant l’espace ». L’auteur, loin de juxtaposer les différents éléments de son analyse propose une démarche en quatre temps : les étapes de la formation du système-monde, les processus dominants de la mondialisation (échanges, production, finances), les réseaux et territoires liés aux flux, enfin les dysfonctionnements et tensions liés au processus.

En même temps, il s’appuie sur la lecture du monde proposée par J. Lévy il y a une dizaine d’années, faite de quatre grilles : culturelle -un ensemble d’unités distinctes-, économique -un réseau hiérarchisé-, politique -les rapports entre Etats qui pavent le monde-, sociétal – formation d’une société-monde-. Il s’agit donc bien d’une étude géographique de la mondialisation, ce qui est encore bien rare dans la littérature sur le sujet. L’organisation générale est fidèle à la collection à savoir qu’une partie « Documents et méthodes » complète le texte à proprement parler : ce dernier est structuré en onze chapitres.

Mondialisation : Perspective historique

Le premier chapitre apporte une perspective historique à la mondialisation : l’auteur met en valeur d’abord l’essor des économies-monde européennes, en particulier au 16e siècle lorsque l’emprise européenne s’étend aux autres continents. La révolution industrielle donne à cette domination une autre dimension, qu’il s’agisse des progrès décisifs dans les techniques de transport et de communication, des investissements à l’étranger, de la poussée coloniale… Cependant, le choc des ambitions des grands Etats-nations met fin à la première vague de mondialisation.

Les partitions du monde au XXe siècle

Le second chapitre intitulé « les partitions du monde au XXe siècle » est l’occasion d’envisager les grandes étapes de l’histoire du XXe siècle à la fois dans sa dimension Est-Ouest (l’édification du monde socialiste, l’architecture du monde devenu bipolaire, la chute des murs) et Nord-Sud (monde devenant plus polycentrique, décolonisations, sous-développement, éclatement du Tiers-Monde). La mondialisation n’est pas envisagée explicitement dans ce chapitre même si elle apparaît en conclusion liée à la fin du monde bipolaire qui traduit pour certains la victoire de l’économie de marché et de la démocratie libérale. On peut regretter un silence sur la crise de 1929 dont la diffusion à l’échelle mondiale renvoie à la vague de mondialisation décrite au premier chapitre.

Cette mondialisation se traduit en effet d’abord par l’explosion des échanges, sur fond de contraction de l’espace-temps, du triomphe du multilatéralisme, sans que les théories du commerce international ne permettent d’en rendre compte de manière entièrement satisfaisante. Ainsi, la géographie des échanges est centrée sur les trois pôles de la triade, loin du schéma des « avantages comparatifs » de Ricardo.

Surtout, c’est la mobilité croissante des facteurs de production qui est à l’origine de la dynamique contemporaine de la mondialisation : la transnationalisation va prolonger l’internationalisation.

Montée en puissance des NPI

Le chapitre 4 examine la montée en puissance des NPI et met en évidence l’importance déterminante des IDE dont la géographie dit tout : 10 pays développés contrôlent 86% de l’IDE mondial et les pays développés en sont la principale cible. La montée en puissance des multinationales est concomitante : les 100 premiers groupes mondiaux sont responsables du tiers de l’IDE mondial. C. Manzagol s’applique à décrypter les stratégies de ces firmes en montrant bien le caractère partiel des explications économistes (nouvelle DIT, cycle du produit…).

Globalisation financière

La globalisation de la production est rendue possible de toute façon par la globalisation financière, objet du chapitre 5. L’auteur encore une fois apporte un aperçu historique qui permet de comprendre l’actuel fonctionnement du marché mondial des capitaux : effondrement du système de Bretton Woods, essor du marché des euro-dollars et des prêts aux pays du Sud, crise, endettement des Suds et reflux des capitaux vers le Nord…

En fait l’élément fondamental est le recul de la régulation étatique : déréglementation, décloisonnement, désintermédiation ont permis l’essor d’une sphère financière globale où s’échangent plus de 1 500 milliards de dollars par jour alors que les investissements directs, les échanges de biens et de services portent sur 100 milliards.

Surtout les conséquences sont importantes pour les firmes désormais soumises à l’exigence de rentabilité et de la création de valeur pour les actionnaires : s’ensuivent flexibilité, concurrences des territoires, concentration accrue avec formation d’oligopoles mondiaux même si les spécificités des cultures d’entreprise ne doivent pas être négligées.

Description du système migratoire mondial

Le chapitre 6 est consacré à l’explosion des mobilités et à la description du système migratoire mondial. L’auteur analyse le phénomène au regard de la mondialisation, envisageant successivement la fuite des cerveaux, l’existence d’une élite cosmopolite, les diasporas et la planétarisation du tourisme.

Après les flux de population, l’auteur s’attache aux flux de marchandises en rappelant le caractère opératoire mais mouvant du couple centres-périphéries à l’heure d’une nouvelle DIT. L’examen des productions agricoles donne tout son sens au fossé nord-sud et l’auteur s’interroge sur la pérennité de ce cercle vicieux dominé par une agriculture productiviste puissante et protégée.

Pour les biens industriels, l’accent est mis sur l’importance de l’innovation et les mutations spatiales qui lui sont liées : technopoles, districts industriels mais aussi zones franches, paradis fiscaux sont les territoires de l’espace productif actuel. Le chapitre se conclut sur un retour sur le miracle asiatique, la montée des NPI, déjà envisagés au chapitre 4.

Les plus grandes métropoles sont des lieux majeurs de la mondialisation : elles concentrent de plus en plus la chaîne des fonctions stratégiques au sein de l’économie et là est le ressort de la métropolisation. Quel est le profil d’une ville globale ? Combien de villes globales dans le monde ? Une dizaine de traits majeurs sont dégagés et suivant les critères, entre 20 et 50 villes sont retenues. Le chapitre se clôt par une description de l’espace interne de ces espaces mégapolitains.

Mondialisation synonyme de reconfiguration des territoires

Ainsi donc la mondialisation, loin d’uniformiser le monde, est synonyme de reconfiguration des territoires : la régionalisation du monde est une tendance forte, faite de zones de libre-échange, d’unions douanières, de marchés communs. L’Etat devient une structure contestée « trop petite pour les échanges, trop grande pour les identités » ; on assiste donc à des territorialités multiples avec suivant les endroits les affirmations des régions, voire des échelles locales. L’auteur affirme cependant avec raison que l’Etat reste « un régulateur garant des bases du développement et des solidarités ».

Mondialisation : Rivalités géoéconomiques entre Etats

Ce système-monde ne va pas sans dysfonctionnements : le chapitre 10 met en avant le poids des rivalités géoéconomiques entre Etats, la montée des inégalités à l’intérieur des pays et cette contradiction majeure « d’une gouvernance globale sans gouvernement global » : les agences mondiales sont montrées du doigt, uniquement préoccupées de libéralisation des échanges. En même temps, l’Antimonde popularisé par R.Brunet prospère : les trafics contrôlés par de puissantes mafias explosent (drogue, armes, clandestins, traite…).

Surtout le processus de globalisation laisse de coté deux milliards d’individus : les PMA sont déconnectés du circuit mondial (« les angles morts du système monde »), aux prises avec la faim, le SIDA, le fardeau de la dette et une fracture technologique sans compter pillages et guerres.

Nouvel ordre mondial

La mise en place d’un nouvel ordre mondial à l’heure de la mondialisation se révèle donc très chaotique. Dans cet ultime chapitre, C. Manzagol montre comment la mondialisation va de pair avec la fragmentation comme si elle générait en réaction un renouveau des particularismes nationaux, ethniques, religieux, autant d’enracinements qui peuvent dégénérer dans l’intolérance.

Les ambiguïtés de l’hyperpuissance américaine sont soulignées tout comme le débat ouvert par la thèse du choc des civilisations de S. Huntington. Les événements du 11 septembre sont analysés comme témoin de la mondialisation et l’auteur se risque à y voir comme conséquence le retour des Etats : quelques grands ensembles territoriaux domineraient le XXIe siècle alors que la construction des régulations de l’économie mondialisée et l’affirmation d’une société-monde avancent très lentement.

Les compagnies transnationales sont-elles apatrides ?

La partie « Documents et méthodes » illustre les différents chapitres pour la grande majorité des documents et les prolonge même dans certains cas : ainsi la réflexion sur les compagnies transnationales sont-elles apatrides ou sur la diaspora chinoise. Le statut des documents est toutefois souvent ambigu, parfois couverture d’un développement qui les dépasse (ex des maquiladoras). La section « Repères et outils » offre quelques compléments intéressants : les quatre modèles du monde de J. Lévy, la diffusion spatiale, la mesure de la transnationalisation des économies, le palmarès des villes selon la localisation des sièges sociaux…

La longueur du compte rendu témoigne à elle-seule de la richesse de l’ouvrage en un nombre de pages pourtant limité. Bien sur, on pourra contester telle affirmation ou analyse un peu rapides ici ou là mais l’auteur apporte quantité d’informations toujours mises en perspective, offre une lecture véritablement géographique de la mondialisation : spatialisation de la réflexion et armature notionnelle permanentes en font une référence sur le sujet avec les travaux de Laurent Carroué.

Dans ces conditions, on ne peut suivre l’auteur lorsqu’il dit : « conçu comme un manuel pour les étudiants de première année en géographie et relations internationales pour qui il vient en appui à une introduction à la géographie ». Ce livre mérite un public beaucoup plus large : tout étudiant, tout enseignant, tout citoyen qui veut comprendre le monde dans lequel il vit s’enrichira de cette lecture qui prouve bien tout ce que la réflexion géographique peut apporter aux sciences humaines. En cela aussi, ce livre est une superbe réussite.