L’auteur de ce petit livre prépare une thèse d’histoire contemporaine sur « les conséquences de la présence américaine en Normandie à la Libération ». Il nous propose en neuf courts chapitres regroupés en quatre parties thématiques que complète une trentaine de pages de notes une synthèse de ces travaux.
La problématique est clairement posée par cette brève observation extraite d’un rapport de l’armée américaine : « l’enthousiasme (des Normands) pour les forces anglo-américaines risque de s’inverser proportionnellement à la durée de leur séjour en Normandie ». L’auteur montre qu’il n’y a jamais eu de réel enthousiasme et observe avec pertinence qu’« au second jour de sa présence, toute armée de libération devient une armée d’occupation ».
L’ouvrage présente les aspects de la présence américaine en Normandie à l’arrière du front ; il analyse les diverses formes de ce contact imprévu entre deux mondes : officiers et soldats de l’armée la plus moderne du monde d’un côté, Normands des villes et surtout des campagnes de l’autre. Il dessine une réalité très éloignée de l’image d’Epinal qui s’attache à la Libération et explique pourquoi le ressentiment grandit chez les Normands.

Choc culturel

Lorsqu’ils se retrouvent dans la campagne normande, le GI ne sont pas rassurés et craignent les snipers cachés dans le bocage. Quand les populations leur offrent un verre de cidre ou de calvados, ils craignent qu’on ne cherche à les empoisonner et font parfois goûter le breuvage avant de se risquer à l’avaler. Sur ce point la méfiance va vite s’effacer…

La méfiance fait assez vite place à la curiosité vis-à-vis de ces populations dont ils ignorent tout ou presque. Les Américains trouvent les Normands très pauvres et s’étonnent beaucoup de leurs étranges chaussures fabriquées avec du bois et appelées « sabots ». A ce propos, on observera avec ravissement la photographie de couverture sur laquelle le paysan normand en sabots à clous qui renseigne l’officier américain est plus vrai que nature.

150 000 GI sont cantonnés en Normandie au début de l’automne 1944. Beaucoup de villages ont accueilli des unités et les contacts se sont intensifiés. Des camps immenses sont construits très vite ; plus d’un million et demi de GI séjournent dans la région avant de quitter la France ou de rejoindre le front.

Ayant besoin de main d’œuvre, les Américains embauchent des travailleurs normands. Ils acceptent de se plier au droit du travail français mais les Normands sont mécontents car ils constatent que… les Allemands payaient mieux ! Les Américains craignent les syndicats et déplorent l’ingratitude des Français qui pensent trop à leurs intérêts personnels. Alors ils vont se tourner vers les prisonniers de guerre allemands (ils en ont capturés près de 40 000). Ils apprécient beaucoup cette main d’œuvre qui travaille sans jamais se plaindre et qui obéit aveuglément avec un sens stupéfiant de la discipline. Les Normands sont choqués de voir des prisonniers allemands trop bien traités à leur gré tandis que des prisonniers français souffrent encore en Allemagne.

Censure et manipulation de l’information

 

Les responsables militaires américains ont planifié la couverture médiatique des opérations de Normandie, de manière à la contrôler. Les reporters de guerre sont accompagnés dans leurs déplacements par des officiers de relations publiques ; tous leurs articles sont soumis à la censure ; tous les films et toutes les photographies sont visionnés avant d’être diffusés. Les thèmes à développer ou à illustrer ont été définis préalablement et doivent mettre en évidence l’amitié entre Français et Américains. « C’est de la réalisation de ces scénarios que va naître la conception quasi exclusive d’une libération festive ». Si la censure est classique en temps de guerre, il n’en va pas de même pour la « manipulation de l’information à sa source, et ce dans le but d’induire en erreur l’opinion publique ».

Pour rassurer les populations civiles sur leurs intentions, les Américains sillonnent la région avec des voitures et des camions équipés de hauts parleurs qui diffusent des discours préenregistrés en français. Radio-Cherbourg diffuse dès le 4 juillet un programme quotidien composé avec des extraits d’émissions de la BBC et de Radio Amérique en Europe. Pour asseoir leur politique de communication, ils créent un journal local.

Enjeux politiques et aide humanitaire

 

L’auteur démontre qu’il n’existe aucune preuve sérieuse de la volonté américaine d’assujettir les Français en 1944 et que l’AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories) n’a jamais vraiment menacé la souveraineté de la France. Il émet l’hypothèse que si ce mythe a été si souvent soutenu après la guerre et présenté comme un réelle menace aussi bien par les gaullistes que par les communistes, c’est parce qu’il fut un des éléments constitutifs de l’antiaméricanisme.

Les Américains ont mené en Normandie une politique active d’aide aux populations civiles. Ils sont rassurés par la situation alimentaire qui n’est pas aussi catastrophique que celle qu’ils avaient prévue. Ils ont la hantise du marché noir et demandent à l’administration française de contrôler les prix. Néanmoins des réseaux se constituent à plus ou moins grande échelle qui sont alimentés par le pillage des stocks américains. L’armée américaine dispose de services de santé remarquables dont les personnels ont souvent fait preuve de générosité et ont pallié à la paralysie des pouvoirs publics français.

 

Puissance de la logistique américaine

 

Les unités du génie, qui disposent de moyens modernes, ouvrent des routes, construisent des ponts, restaurent des lignes de chemin de fer, construisent et aménagent des ports dans un temps restreint. Du 6 juin 1944 au 8 mai 1945, 7,5 millions de tonnes de ravitaillement ont été acheminées par voie de mer en Normandie ; plus du tiers sont débarquées à Cherbourg, viennent ensuite Le Havre, Omaha Beach, Rouen et Utah Beach.

Le port de Cherbourg est la clé de voûte de la logistique américaine en Europe. De Cherbourg où sont débarquées des centaines de milliers de tonnes de matériel et de ravitaillement, part une route qui conduit vers le front et sur laquelle circulent des convois de centaines de gros camions GMC qui roulent à tombeau ouvert : c’est la Red Ball Highway Express, « voie sacrée de la Seconde Guerre mondiale ». Sauf autorisation spéciale, la circulation des civils est interdite sur cet axe dont le premier tronçon conduit de Cherbourg à Saint-Lô. Par la suite les transports ferroviaires prendront une importance croissante.

Le temps du désenchantement

A mesure que le temps passe les relations se dégradent entre les populations rurales normandes et l’armée américaine.
Les Normands se plaignent de l’insécurité sur les routes. Les convois militaires ne s’embarrassent pas des sens de circulation ; les chauffeurs pilotent leurs lourds véhicules à grande vitesse sur des routes boueuses et dangereuses, en ayant souvent abusé du cidre et du calvados. Les accidents se multiplient et les victimes normandes sont nombreuses.

Le territoire normand regorge d’engins explosifs ; des dépôts de munitions ont été abandonnés pas les Allemands un peu partout ; des champs de mines bordent le littoral ; les Américains stockent à leur tour des munitions dans des dépôts à ciel ouvert. De nombreux accidents se produisent ; des explosions énormes traumatisent la population et provoquent des dégâts de grande ampleur.

Les Normands s’irritent des succès des GI auprès des jeunes filles. « Il faut bien reconnaître que la solde des Américains et leur allure naturelle chavirent bien des cœurs ». Ne disait-on pas alors des GI qu’ils étaient « Oversexed, overpaid and over her » (trop payés, trop portés sur le sexe et ici depuis trop longtemps). Ils organisent des bals où les filles accourent au grand désespoir des jeunes hommes qui n’y sont pas souvent les bienvenus.

Les Américains se plaignent du pillage de leurs dépôts militaires, critiquant l’inefficacité, voire la complicité, de la police et de la gendarmerie françaises. Les trafics de cigarettes, de vivres et de matériel prend en effet une grande ampleur, mais des Américains y participent nécessairement.

« On pille, on viole, on assassine »

C’est l’insécurité générée par un petit nombre de soldats américains qui finit par provoquer la stupeur puis la colère des Normands. Les agressions sexuelles se multiplient ; des fermes sont attaquées par des soldats qui cherchent à se procurer de l’alcool ; des affaires horribles de meurtres et de viols font la une de la presse. Le 17 octobre 1944 un journal local titre en première page : « Des scènes de sauvagerie et de bestialité désolent actuellement nos campagnes : on pille, on viole, on assassine, toute sécurité a disparu aussi bien à domicile que par les chemins ».
L’article est transmis aux autorités militaires puis politiques américaines. Elles exigent que les Normands cessent de vendre de l’alcool aux GI et fustigent le comportement mercantile des Normands et l’inefficacité des autorités françaises. Les soldats noirs sont particulièrement dénoncés aussi bien par les autorités françaises qu’américaines. La justice militaire sanctionne lourdement (les coupables sont pendus sur le lieu de leurs crimes) ; un couvre-feu strict est établi et la vente d’alcool solidement encadrée. La criminalité diminue sans disparaître

Les travaux de Stéphane Lamarche nous révèlent ce que fut la rencontre entre deux mondes, la Normandie rurale et l’armée la plus moderne du monde dans une situation extrême, celle de l’arrière d’une bataille qui dévasta la région après quatre ans d’occupation. On découvre une réalité méconnue, complexe et souvent ambivalente, très éloignée de l’image que les services de propagande ont imposé dès 1945 et que les commémorations successives ainsi que l’historiographie ont bien souvent relayée.

© Joël Drogland