Le Centre d’Etude et de Recherche sur les Camps d’Internement dans le Loiret (Beaune-la-Rolande, Pithiviers et Jargeau) et la déportation juive (CERCIL), est une association loi 1901 qui a pour objectif « de rappeler, de perpétuer et d’approfondir le souvenir des camps du Loiret » qui furent utilisés de 1941 à 1943 pour interner des Juifs avant de les déporter vers les camps d’extermination, et plus largement d’entreprendre des recherches sur les camps d’internement français et la déportation juive.
Conçu pour être un lieu de recherche, de mémoire et d’éducation, le CERCIL rassemble la documentation, la met à la disposition des chercheurs et du public et assure des activités d’édition. Annette Muller, la petite fille du Vel d’Hiv vient de paraître aux éditions du CERCIL.

Un ouvrage remarquable

Un beau livre d’abord où l’on aura plaisir à regarder les dizaines de photographies et les nombreuses reproductions de documents d’archives d’une qualité parfaite. Un livre d’histoire et de micro histoire avec un texte bien mis en page, enrichi de notes historiques de bas de pages claires et précises et complété de quelques contributions d’historiens spécialistes. Un livre émouvant surtout qui rassemble deux témoignages dont on se souviendra longtemps.
Le témoignage d’Annette Muller et celui de son père sont le cœur de l’ouvrage. Annette Muller a neuf ans quand elle est arrêtée avec sa mère et ses quatre frères le 16 juillet 1942 ; elle échappe à la déportation mais est arrachée des bras de sa mère qui monte dans un train pour Auschwitz. Un dossier de documents d’archives permet de reconstituer les étapes de l’itinéraire du côté de l’administration. Manek raconte sa vie depuis sa jeunesse en Pologne jusqu’à sa longue cache dans la France occupée après qu’il ait perdu sa femme et caché ses enfants.

Le récit d’Annette Muller

Il est parvenu « sous la forme d’un gros manuscrit dans une chemise rouge » à Serge Klarsfeld qui décida « d’en publier des extraits car ils expriment simplement et fortement ce qu’ont éprouvé les enfants ». La première partie de ce récit fut publiée en 1991 par les éditions Denoël sous le titre La petite fille du Vel d’Hiv. Le CERCIL édite aujourd’hui l’intégralité du manuscrit. Un beau texte, d’une grande simplicité, d’une infinie tristesse.

Rachel et Manek Muller sont arrivés à Paris en 1929. Ils ont quatre enfants ; Manek est tailleur, son épouse l’aide dans son travail. Les conditions de vie sont terriblement difficiles mais elles se sont améliorées et la famille est unie et joyeuse. Annette adore son père et sa mère, belle et toujours gaie. Les rafles d’hommes juifs en 1941 ont rendu Manek méfiant et, prévenu d’une prochaine rafle, il se cache dans la nuit du 15 au 16 juillet 1942, croyant qu’à nouveau on n’arrêterait que les hommes.
Rachel et ses quatre enfants, Annette, Michel, Henri et Jean sont arrêtés. Dans le centre de rassemblement du quartier, Rachel réussit à faire évader Henri et Jean, les deux garçons les plus âgés. Ils retrouvent leur père qui désespère de pouvoir les cacher quand il croise le chemin d’une religieuse qui va les sauver. Sœur Clotilde rencontrée dans un train propose de se charger des enfants et les place dans un orphelinat catholique. Manek soudoie un dirigeant polonais de l’UGIF qui intervient pour que Rachel soit libérée… mais elle a été déportée la veille de Beaune-la-Rolande.

Annette et Michel sont déjà à Drancy quand leurs noms sont rayés de la liste des partants ; ils sont conduits à l’asile Lamarck (une maison de l’UGIF) puis placés eux aussi dans un orphelinat catholique à Neuilly. « Les quatre enfants de Manek ont survécu » écrit Serge Klarsfeld dans sa préface « et Annette est devenue la mémorialiste de la famille. Le récit d’Annette, la fille de Manek et de Rachel est d’une intensité émouvante, tant l’amour pour sa mère dominait sa vie d’enfant ; une mère gaie, belle, intelligente, travailleuse, coquette et sociable. Le jour de la rafle, la mère supplie : « Ne prenez pas les enfants » »

Les quelques pages où Annette décrit la promiscuité du Vel d’Hiv, celle du camp de Beaune-la-Rolande, la terrible séparation des mères qu’on arrache à leurs enfants pour les pousser dans les wagons qui les conduisent à la mort, l’abandon des enfants dans une détresse physique et morale absolue sous le regard des gendarmes français sont à pleurer de honte et de colère, bien qu’on pense parfois avoir presque tout lu et presque tout savoir.

Annette raconte ensuite son séjour au centre d’enfants de l’UGIF puis à l’orphelinat catholique de Neuilly où elle devient chrétienne, « pratiquante fanatique, priant ardemment pour le Maréchal Pétain, la faim au ventre et la crasse sur le corps. La description de cette existence recluse et brisée de ces enfants est bouleversante, précise et détaillée ». Réunis, les quatre enfants sont placés au Mans dans un foyer d’orphelins juifs. Annette raconte sa métamorphose au contact d’une éducatrice charismatique aux méthodes éducatives d’avant-garde autorisant la mixité et éveillant le sens artistique. Sa mère n’étant pas revenue, Annette a perdu la foi et retrouvé le petit appartement où le destin avait frappé à l’aube du 16 juillet 1942.

Le récit de Manek Muller

Annette a recueilli les souvenirs de son père qui sont transcrits et rédigés à la première personne. Manek est né en 1910 à Biecz, à l’est de Cracovie. Ses parents sont meuniers et la famille de huit enfants est assez aisée. La religion imprègne profondément la vie quotidienne qui nous est contée de manière concrète et très vivante. On y perçoit le poids de la communauté, de la tradition juive, l’autorité du rabbin, celle des parents et aussi la vivacité et l’intensité de l’antisémitisme polonais. Manek apprend contre son gré le métier de tailleur car c‘est son frère qui a été choisi pour être comptable, ce dont il rêvait. Il passe quelques années à Tarnow où la communauté juive compte près de 25000 personnes. Il rencontre Rachel et les deux amoureux (Rachel est enceinte ce qui explique le départ un peu précipité) gagnent la France où ils se sentent bien seuls. Rachel a 22 ans et Manek en a 20.

Manek raconte la vie des immigrés juifs polonais dans le Paris des années 30, puis l’arrestation de sa femme et de ses enfants, son désespoir, ses démarches et leurs embûches, son départ pour la zone Sud après qu’il ait caché ses enfants et constaté que la concierge a pillé son appartement qu’occupe désormais un gendarme français, les dangers permanents, la méchanceté, l’antisémitisme débridé et parfois la solidarité.

Archives et études historiques

Après la lecture de ces deux récits poignants et la consultation d’un cahier de documents d’archives qui montre la froideur, l’indifférence et l’efficacité de l’organisation bureaucratique de la France de Vichy au service de la « solution finale », une étude de Catherine Thion et Benoît Verny reconstitue le processus qui a conduit à l’arrestation et à la déportation de plusieurs milliers d’enfants. Vient ensuite une étude de Katy Hazan sur les établissements catholiques qui ont accueilli certains enfants et sur les maisons d’enfants qui accueillirent les orphelins après la guerre. A propos des premiers elle évoque la question des conversions ; à propos des secondes elle constate que « la pédagogie mise en œuvre dans ces maisons montre une nouvelle manière de considérer l’enfant en le rendant actif et responsable. Portée par tout le courant de la pédagogie nouvelle, elle est au carrefour de trois influences, celle des Juifs polonais, des écoles progressistes et de la tradition scoute (…) Ces collectivités créées pour ces orphelins de la Shoah leur ont permis de se construire ou de se reconstruire. »

Des familles anéanties

« A Biecz » écrit Manek, « un millier de juifs ont été exterminés (…) Ma mère, ma sœur Anna et mes deux jeunes frères Elek, 19 ans, et Chlem, 21 ans ont été conduits avec une quinzaine de personnes (…) près du cimetière (…) Ma mère a vu mourir ses enfants avant d’être assassinée. Ils ont tué en même temps les Kurtz, les Spilmann, menuisiers et les Jakubovitch (…) Le fils Jakubovitch (…) s’est enfui. Les Allemands ont assassiné, dans son lit, sa sœur, très belle, après l’avoir violée. De même, le bébé de la sœur de Kurtz a été tué dans ses bras, avant qu’elle-même soit violée et massacrée (…) A Tarnow, des centaines de Juifs de la ville ont été rassemblés sur la grand place et tués à la mitrailleuse (…) Le voyage que j’ai fait en Pologne en août 1989 (…) m’a laissé de trop mauvais souvenirs. Il n’y a plus personne de ma famille ni de celle de Rachel. Quand je voyais les noms des villes et villages polonais, j’avais l’impression d’être au cimetière de Bagneux »

4700 enfants ont été internés dans les camps de Beaune-la-Rolande et de Pithiviers entre juin 1942 et juillet 1943. Près de 4400 ont été déportés et assassinés à Auschwitz.

© Joël Drogland