L’ouvrage est divisé en trois parties inégales portant chacune pour titre l’une des identités successives de Lucie Aubrac : Lucie Bernard (1912-1939), Lucie Samuel (de son mariage avec Raymond Samuel en 1940 à la fin de la Seconde Guerre mondiale), Lucie Aubrac (Lucie et son mari obtinrent une nouvelle identité légale en 1950, « Aubrac » étant l’un des pseudonymes de Raymond dans la clandestinité, de 1944 à 2007).
Laurent Douzou annonce dès l’introduction qu’il ne s’attachera pas particulièrement à la période de la Seconde Guerre mondiale qui ne dura que quatre ans et qui doit être remise dans la perspective d’une très longue vie. La seconde partie n’occupe effectivement que 50 pages de l’ouvrage (soit presque cinq fois moins que les deux autres parties réunies), et l’on y cherchera en vain l’étude approfondie que l’on attendait sur le rôle de Lucie Aubrac dans la Résistance.
Une biographie qui passe très vite sur… les années de résistance
« C’est délibérément que je n’ai pas braqué ma focale, comme cela a été maintes fois fait déjà, sur l’année 1943. Cet ouvrage ne dilate donc pas les quelques mois de cette année qui ont fait couler tellement d’encre ». Certes, mais les lecteurs de cette biographie n’ont pas nécessairement lu les publications nombreuses et spécialisées auxquelles il est fait allusion ; et Lucie Aubrac serait-elle un personnage dont l’importance historique justifie qu’on lui consacre une biographie sans ce qu’elle fit en cette année 1943 ?
Si les polémiques causées par les accusations de trahison faites aux époux Aubrac à partir du procès de Klaus Barbie et de la publication d’ouvrages consacrés à Jean Moulin dans les années 1980 et 1990 sont évoquées dans la troisième partie de l’ouvrage, les questions qui ont fait débat ne sont pas étudiées et le lecteur non averti ne comprendra pas facilement les ressorts d’une polémique qui fut un moment difficile et long de la vie de Lucie Aubrac. Plus d’un lecteur s’étonnera sans doute de ce choix et ressentira, comme ce fut notre cas une réelle frustration.
Ce choix nous laisse d’autant plus mal à l’aise que Laurent Douzou démontre méthodiquement, sources à l’appui, qu’à plusieurs reprises, à propos de différents moments de sa vie, dans ses écrits et dans ses témoignages, Lucie Aubrac a modifié la réalité, reconstruisant les faits et détournant la chronologie. Ainsi, contrairement à ses affirmations Lucie Aubrac n’est pas issue d’une famille de petit vignerons du Mâconnais et sa naissance à Paris n’est pas le fruit du hasard ; ainsi ne fut-elle pas la brillante lauréate admise dès sa première tentative au concours de l’Ecole normale, mais elle dut s’y reprendre à trois fois ; ainsi ne fit-elle pas la rentrée de 1940 comme professeur dans un lycée lyonnais mais elle fut en congé sans traitement pendant l’année scolaire 1940-1941 : autant de rectifications qui montrent la rigueur du travail du biographe qui s’appuie sur de nombreux documents d’archives (qui sont cités, commentés et complétés dans 50 pages de notes). On remarquera aussi que ces « écarts » entre « les divers récits successivement donnés par Lucie Aubrac et la réalité » portent sur des faits de peu d’importance et ne comportent pas de véritables enjeux. Néanmoins on ne peut s’empêcher de se poser la question de la fiabilité du témoignage de Lucie Aubrac sur d’autres points, fondamentaux ceux-là, qui concernent la période de la Résistance, ceux justement qui firent polémique. Laurent Douzou ne s’autorise pas à poser la question. C’est la faiblesse majeure d’un ouvrage qui pour le reste est une intéressante et agréable biographie, particulièrement riche sur les années de jeunesse, sur les relations de Lucie Aubrac avec le Parti communiste, et sur son héroïsation dans les deux dernières décennies du XXe siècle.
Lucie Bernard (1912-1939)
Née à Paris en 1912 d’un père pépiniériste exilé en région parisienne et d’une mère domestique, Lucie Bernard eut « une enfance chahutée mais heureuse ». En 1919, la famille Bernard s’installe près de Blanzy où le père (blessé de guerre) cultive des légumes que sa femme vend au marché. Reçue au Certificat d’études primaires élémentaires en 1925, admise au Cours complémentaire de Montceau-les-Mines en 1927, elle obtient une bourse qui lui permet de préparer le concours de l’École normale d’institutrices. En 1931, elle obtient à la troisième tentative son entrée à l’École normale des Batignoles. Aussitôt son succès acquis, elle démissionne, geste qui reste une énigme pour son biographe.
En décidant de préparer le baccalauréat et en visant la Sorbonne et l’agrégation, elle se lance un véritable défi car l’écart est énorme qui sépare alors le niveau d’une lauréate de l’École normale de celui de l’agrégation qui exige la maîtrise du latin et d’une solide culture classique.
En 1932, elle est bachelière et s’inscrit à la Sorbonne. Durant les deux années suivantes, elle passe les divers certificats d’histoire et de géographie nécessaires pour l’obtention d’une licence complète. Par quatre fois elle échoue au certificat d’histoire ancienne pour lequel son niveau de latin n’est pas suffisant. Elle finit par le décrocher en 1937 : les portes de la préparation de l’agrégation d’histoire et de géographie lui sont ouvertes. Elle réussit à la première tentative, ce qui est révélateur de ses qualités intellectuelles, de sa détermination et de l’intensité de son travail. Pendant toutes ses années d’études, elle a travaillé pour subvenir à ses besoins et a vécu dans une situation de véritable gêne matérielle, ne mangeant pas toujours à sa faim. Cette misère qu’elle n’évoqua jamais peut expliquer certaines des reconstructions observées dans ses récits biographiques.
Les années 1930 furent aussi celles de l’initiation politique. Au début de 1932, elle adhère aux Jeunesses communistes et au Parti communiste. « Elle ne tarda pas à se faire remarquer et fut rapidement promue à des responsabilités locales (…) Physiquement courageuse, aimant à faire le coup de poing contre les Camelots du Roi et les Jeunesses patriotes ». Elle fait la connaissance d’André Marty qui contribue à son éducation politique. La hiérarchie du Parti remarque ses qualités mais, si elle « aimait les militants entreprenants et combatifs, elle les voulait aussi dociles et contrôlables », et Lucie Bernard ne l’était pas assez ! Elle ne fut ni exclue ni mise en quarantaine, elle participa à la rédaction de L’Avant-Garde et y fit la connaissance de Raymond Samuel. Elle s’éloigna du Parti et cessa toute activité en 1938.
En juillet 1938, elle s’installe confortablement à Strasbourg où elle est nommée. Elle y retrouve Raymond Samuel qui vient d’y faire son service militaire après avoir passé un an au Massachusetts Institute of Technology. En juin 1939, elle obtient une bourse de 20 000 francs pour aller aux Etats-Unis entreprendre une thèse de géographie. Elle prépare ses bagages pour un embarquement prévu le 5 septembre 1939 à Saint-Nazaire. La guerre éclate. Ne voulant pas quitter Raymond ni sa sœur dans un contexte aussi menaçant, elle décide de rester en France.
Lucie Samuel (1939-1944)
Nommée au collège de garçon de Vannes, elle épouse Raymond Samuel le 14 décembre 1939 à Dijon. « Lucie Samuel venait de faire passer les épreuves du baccalauréat à Vannes quand son mari lui fit savoir qu’il était prisonnier de guerre à Sarrebourg. La jeune femme résolut de le faire évader et y parvint dans des conditions rocambolesques. Ils gagnèrent Lyon avec l’intention de s’y installer. » Le lecteur n’en saura pas beaucoup plus ; une note de quelques lignes précise quelles furent ces conditions que Raymond Aubrac a raconté dans son autobiographie. Curieux parti pris du biographe que de na pas parler d’un événement aussi important alors qu’il nous a conté en détail toutes les notes obtenues par Lucie au Certificat d’Etudes et au concours d’entrée à l’École normale…
A Lyon, le domicile des époux Samuel accueille les réunions du petit groupe qui devient l’état-major du mouvement et la direction du journal Libération avec Emmanuel d’Astier, Jean Cavaillès et quelques autres. L’activité clandestine absorbe de plus en plus Lucie qui se consacre de moins en moins à son activité d’enseignante qu’elle doit finir par abandonner. Raymond prend en charge à l’été 1942 le secteur paramilitaire de Libération-Sud ; Lucie (dont le pseudonyme est « Catherine ») assure des liaisons, notamment avec Libération-Nord, participe à l’élaboration du journal et se spécialise finalement dans la préparation des évasions de résistants emprisonnés.
Raymond Samuel est arrêté avec Ravanel et Maurice Kriégel-Valrimont le 15 mars 1943. Laurent Douzou présente la version que donna Lucie Aubrac du stratagème qu’elle avait utilisé pour contraindre le procureur à faire libérer son mari puis rappelle que « des chroniqueurs et historiens » ont « mis en doute la réalité de la démarche » pour affirmer enfin qu’il « est impossible de conclure sur ce point ». Raymond est arrêté une seconde fois avec Jean Moulin le 21 juin 1943 à Caluire. « Lucie fut frappée de plein fouet ». « Dans des conditions qui ont défrayé la chronique historienne, en raison des zones d’ombre qu’elles recèlent, elle prépara sans désemparer l’opération qui devait aboutir à la libération de son mari ». Enceinte de six mois, Lucie monta une opération à caractère militaire qu’elle dirigea personnellement et qui aboutit à l’attaque d’un fourgon allemand ramenant son mari et d’autres prisonniers à la prison de Montluc le 21 octobre 1943.
Le couple dut passer dans la clandestinité. Du 21 octobre 1943 au 8 février 1944, ils menèrent « une vie d’errance, facilitée et protégée par toute une chaîne de solidarités actives et désintéressées ». Dans la nuit du 8 au 9 février 1944, un avion anglais décolla difficilement d’un terrain jurassien boueux et les emporta vers l’Angleterre.
Lucie Aubrac (1944-2007)
A Londres où elle est présentée sous le nom de Lucie Aubrac, elle fait figure d’héroïne. Sa réputation, presque sa légende l’ont précédée : la Mathilde de L’Armée des Ombres écrit en 1943 par Kessel lui emprunte beaucoup. Le lendemain elle accouchait et ce fut un aréopage de résistants et de Français Libres qui accompagna le consul de France venu enregistrer la naissance de sa fille… Catherine.
Décorée de la Croix de Guerre, elle fut la première femme désignée pour siéger à l’Assemblée consultative. Maurice Schumann lui consacra une intervention dans l’émission des Français Libres sur la BBC. Elle fit des conférences à Londres et des interventions enflammées et remarquées sur la BBC.
Après la Libération le couple Aubrac s’installe à Paris. Lucie milite au MLN où elle défend la fusion avec le Front national et dirige l’hebdomadaire féminin du mouvement.
Avec l’aval de son mari, elle demande en 1945 sa réintégration dans le Parti communiste. Elle accepte de rédiger sa « biographie », rite imposé par la commission des cadres du parti. Dans les dix années suivantes son action s’inscrit « dans le sillage d’organisations de masse de la mouvance communiste », sans être celle « d’une militante communiste pleine et entière ». En novembre 1946, elle est candidate sur la liste communiste conduite en Saône-et-Loire par Waldeck Rochet ; elle est battue et l’on ne « peut se départir de l’impression que le Parti ne fit pas d’efforts excessifs pour qu’elle fut élue ». Elle milite au sein du « Mouvement de la paix », figure dans la délégation française au « congrès mondial des partisans de la paix » à Stockholm en 1950 ; elle est l’une des premières signataires de l’Appel de Stockholm : elle participe au 2e congrès à Varsovie et se rend en voyage en URSS avec une délégation d’universitaires français en 1951 ; toutes ces activités sans être formellement membre du Parti communiste.
Professeur d’histoire-géographie au lycée d’Enghein, elle se passionne pour son métier et est adorée de ses élèves qu’elle initie durant les vacances à l’archéologie. Parallèlement, elle participe aux travaux du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale et accepte la lourde tâche de liquidatrice nationale du mouvement Libération-Sud (qui consiste après enquête à faire homologuer officiellement l’appartenance d’un individu à une organisation). Elle suscite la colère du Parti communiste quand elle ose par exemple poser la question du contenu des tracts distribués par les militants communistes en 1940.
De 1958 à 1976, Lucie et Raymond Aubrac passèrent 18 ans à l’étranger. La décision de partir fut prise en commun et « le désenchantement certain vis-à-vis du communisme dans sa version nationale et internationale (Raymond a travaillé pendant dix ans avec les démocraties populaires) n’y fut pas pour rien ». Ils passent cinq ans au Maroc où Raymond assure les fonctions de conseiller technique auprès du ministre de l’Economie nationale et où Lucie enseigne au lycée Moulay Youssef. Puis ce furent douze années passées à Rome quand Raymond fut nommé à de hautes responsabilités au sein de la FAO. A 54 ans, après seulement 18 ans d’activité effective, Lucie prit sa retraite. Enfin ils passèrent une année à New York quand Raymond fut employé au Secrétariat de l’ONU.
Une icône médiatisée de la Résistance
« A son retour en France, Lucie Aubrac n’est en rien le personnage public qu’elle devint au fil des trente années qui lui restaient à vivre ». Cette évolution qui allait faire d’elle une icône médiatisée de la Résistance est analysée dans le très intéressant dernier chapitre. Lucie Aubrac retourne dans les salles de classe où elle parle de l’engagement résistant devant des auditoires passionnés, admiratifs et de plus en plus nombreux. La médiatisation commence en 1984 quand, pour répondre aux accusations de trahison lancées par Klaus Barbie et son avocat maître Vergès, Lucie publie ses souvenirs de résistantes : « Ils partiront dans l’ivresse ». Le livre obtient une excellente critique, y compris de la part des historiens. Pendant le procès Barbie en 1986, la France entière fait connaissance avec Lucie Aubrac ; elle est invitée dans les émissions de télévision de forte audience : Edition spéciale d’Anne Sinclair et Apostrophes de Bernard Pivot. En 1997, Claude Berri adapte le livre à l’écran et choisi de donner à son film le nom de Lucie Aubrac ; Lucie fait de nouveau la une des magazines et le tour des plateaux de télévision.
En 1997 Gérard Chauvy, journaliste au Progrès de Lyon publie Aubrac, Lyon 1943, ouvrage accusateur pour les Aubrac qui comporte en annexe le « testament » de Barbie. L’Evénement du jeudi publie début avril 1997 un appel public de 19 résistants qui prennent la défense des époux Aubrac. C’est alors que le journal Libération accepte la proposition des Aubrac d’une rencontre entre eux et des historiens. Les plus illustres représentants de la discipline furent désignés aux côtés de quelques spécialistes : Maurice Agulhon, Jean-Pierre Azéma, François Bédarida, Daniel Cordier, Laurent Douzou, Henri Rousso, Dominique Veillon et Jean-Pierre Vernant. Choqué par la tournure de cette « table ronde », Laurent Douzou l’analyse en détail, comme il l’avait déjà fait dans un précédent ouvrage. Les historiens se firent inquisiteurs, les Aubrac furent quasiment sommés de s’expliquer voire de justifier les contradictions de leurs divers témoignages, l’atmosphère se dégrada, Lucie était exaspérée : la « table ronde » tourna à la confrontation. Sur le fond la « table ronde » n’aboutit à rien de fondamental ; elle révéla une brutale prise de distance entre certains historiens et les époux Aubrac. Après des années de coopération, après que se soient presque liées des amitiés, un fossé apparut au grand jour. Ce quasi traumatisme semble avoir interdit à Laurent Douzou d’exposer de nouveau cette affaire dans la seconde partie de sa biographie de Lucie Aubrac.
Lucie Aubrac mourut le 14 mars 2007. Plus de 130 établissements scolaires portaient alors son nom. Le Président de la République Jacques Chirac tint à présider la cérémonie organisée en son honneur dans la cour des Invalides.
© Joël Drogland