Les guides touristiques, la littérature, le cinéma, la chanson populaire les vantent et les chantent. Brillants, étincelants, les Champs-Élysées seraient l’âme de Paris. Lieu où il faut être vu, lieu des pouvoirs économique, culturel et politique, ils fascinent. Et pourtant, on y rencontre plus de touristes étrangers, de provinciaux ou de banlieusards en goguette que de Parisiens installés[1]. En 2018-2019, certains visiteurs, vêtus de jaune, voulurent s’approprier, de manière parfois  rude, cet espace, réservés, pour eux, aux dominants et dont ils avaient le sentiment d’être exclus. Les manifestations de gilets jaunes ont donné lieu à de virulentes critiques d’une partie des journalistes et des intellectuels, outrés de leur impudence et se disant choqués par leur violence. Cette mobilisation a aussi largement animé les repas de famille de l’année 2018 prouvant l’importance symbolique des Champs-Élysées.

L’historienne Ludivine Bantigny se saisit de ces lieux pour en retracer l’histoire, en montrer la complexité. Elle présente la beauté et le luxe qui s’y déploient mais porte aussi son attention sur le mépris social et les inégalités qui  y affleurent. En effet, les Champs-Élysées sont un espace où se côtoient des couches sociales très diverses même s’il n’est pas certain qu’elles s’y rencontrent. L’auteure qui a travaillé sur les jeunes (Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des « Trente Glorieuses » à la guerre d’Algérie, Fayard, 2007) ou les contestations des années 1968 (1968. De grands soirs en petits matins, 2018[2]) fait feu de tout bois pour mener son enquête : classiques de la littérature, mémoires, pamphlets, archives de la police, entretiens dont plusieurs avec des travailleurs invisibles (invisibilisés) de cet espace emblématique… D’une écriture alerte, citant Zola, Proust, Jean Seberg ou Joe Dassin… elle nous promène sur ces deux kilomètres « où prolifèrent bureaux, sièges d’entreprises cotées, sociétés anonymes commerces et restaurants » mais où les résidents sont rares.

Son étude des Champs, « marché […], espace de lutte, […] terrain de jeu social » mais aussi « espace politique » (p. 17-18), est découpée en dix chapitres.

 Les cinq premiers présentent l’histoire de cette avenue et la « fabrique du mythe ». C’est avec la Révolution française que les Champs sont vraiment intégrés dans l’espace urbain et deviennent un « lieu politique », un « terrain de confrontation » (p. 42). Avec l’haussmannisation, ils « s’imposent en lieu mondain, où s’installent le grand commerce, la finance et l’industrie » (p. 57) même parfois si des enfants vagabonds tentent d’y survivre ou si des grèves y surviennent. Les Champs deviennent un des lieux symbole de la France où se déroulent des cérémonies d’ampleur nationale : retour des cendres de Napoléon, obsèques de Victor Hugo[3] puis, à partir de 1919, défilés militaires, hommages au «soldat inconnu »… Ainsi, la manifestation gaulliste du 30 mai 1968 peut être vue comme une cérémonie purificatrice pour laver des Champs souillés peu de temps auparavant par de jeunes opposants.

Les chapitres six et sept sont centrés sur deux lieux dont l’importance symbolique a été rappelée par le mouvement des gilets jaunes : l’Arc de triomphe et le Fouquet’s. Le premier, décidé par Napoléon,  est « l’emblème de la nation en guerre » (p. 151) avec ses bas-reliefs, finement analysés p. 152-157, même si  des contestataires tentent parfois d’y mener des actions d’éclat : telles ces féministes affirmant que la femme du soldat inconnu est plus inconnue que lui (août 1970)… L. Bantigny présente ensuite le Fouquet’s, dans lequel James Joyce eut ses habitudes, et qui attira longtemps écrivains, journalistes, acteurs et cinéastes. Entre-soi qui explique le combat (décisif !) engagé par un éditorialiste du Figaro pour « sauver » cet établissement quand, à la fin des années 1980, son bail faillit ne pas être renouvelé. En 2007,  Nicolas Sarkozy y fête sa victoire aux élections présidentielles  avec des figures importantes « du monde des affaires, de la finance, des médias, du sport, de la chanson et du cinéma ». Ce restaurant de luxe devient « le symbole de l’arrogance », de la connivence du monde de l’argent (ou d’une partie de celui-ci) et des médias avec une partie du monde politique (p. 186-191).

Le chapitre huit étudie la « face faste » de l’avenue : l’étalage du luxe, la volonté de faire rêver, l’implantation de commerces haut de gamme et la spéculation qui s’y développe. Le chapitre suivant porte, en contrepoint, sur ceux qui y travaillent et y subissent stress, précarité, flexibilité et parfois même mépris social. Qu’ils soient employés dans des palaces, des restaurants ou nettoient l’avenue, ils sont souvent rendus invisibles et confrontés à la volonté des firmes installées sur les Champs d’imposer une grande amplitude horaire et le travail dominical au moindre coût.

Le chapitre dix, « Un théâtre d’affrontement. L’avenue du soulèvement » revient sur le mouvement des gilets jaunes et sur les manifestations de ceux-ci sur la célèbre avenue. L’auteure en souligne « l’originalité » et la « détermination » ainsi que « l’effet de surprise » qu’il a produit. Ce chapitre présente une chronologie rapide de ces événements. Il revient sur les analyses et les jugements portés par une partie des journalistes sur ce mouvement social. Par ailleurs, L. Bantigny porte son attention sur le discours d’une partie des gilets jaunes et sur le fait que nombre d’entre eux, sans forcément participer aux déprédations matérielles ou aux affrontements avec les forces de l’ordre, ne condamnent pas-plus ces actions.

La conclusion permet à l’auteure de rappeler que les Champs-Elysées sont un espace social. Lieu parfois de brassage social, de cohabitation le plus souvent, ils permettent de mieux percevoir l’ampleur des inégalités en ce début de 21ème siècle..

Ce livre sur un espace connu de tous et dont l’importance symbolique est grande est une très bonne idée. Les sources nombreuses et variées mobilisées ainsi que les documents iconographiques en rendent la lecture plaisante. Les analyses développées en font un outil de travail enrichissant. Enfin, le dernier paragraphe, avec une belle citation de Walter Benjamin, rappelle que L. Bantigny, historienne rigoureuse, ne craint pas d’affirmer ses valeurs et ses convictions.

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[1] En effet, écrit L. Bantigny, s’« ils captivent quand on en est loin […] les Parisiennes et les Parisiens ne les fréquentent quasiment pas » (p.276).

[2] Ouvrage présenté sur le site des Clionautes.

[3] Le professeur de lycée y trouvera p. 74 quelques éléments sur ce qui est un Point de passage et d’ouverture (PPO comme il est élégamment écrit dans eduscol) du programme de 1ère générale.