L’ouvrage, appuyé sur une impressionnante érudition, brillamment écrit et traduit est organisé autour d’une idée centrale : les Etats moderne, tels que nous les connaissons, organisés autour d’une langue et d’une « identité » plus ou moins ethnique ne sont pas les seules formes étatiques possibles.
L’ Union de Lublin de 1569 qui créa la République nobiliaire lituano–polonaise montre que d’autres formes étatiques étaient possibles, moins nationalistes, plus tolérantes. Seules les faiblesses de la République et les ambitions de ses voisins (Prusse, Autriche, Russie) conduisirent à son échec et à la formation des nationalismes et des nations modernes. De même que certains regrettent l’Empire multinational austro-hongrois, de même on peut penser que Timothy Snyder éprouve une nostalgie teintée de mélancolie à l’égard de la République polono-lituanienne.
Ajoutons enfin que ce compte –rendu sera plus utile s’il est accompagné de la consultation d’une carte historique que l’on peut aisément trouver sur internet.
Prologue : La République polono-lituanienne(1569-1795) modèle d’ Etat protomoderne.
Le propos de Timothy Snyder est de montrer que l’Etat que nous le connaissons aujourd’hui n’est pas la seule forme possible d’Etat. L’Union de Lublin de 1569 est un exemple d’une autre forme d’Etat que Snyder qualifie de « protomoderne « (« early modern »). Au Moyen-Age, la Pologne et la Lituanie étaient des Etats puissants. La Pologne avait par exemple annexé la Galicie. Les grands ducs de Lituanie avaient conquis un immense domaine allant de la Baltique à la mer Noire. En ramassant les morceaux laissés par l’invasion mongole, le Grand duché de Lituanie s’étendait jusqu’ à Kiev et avait repris les grands traits de la civilisation de la Russie : orthodoxie, usage du slavon. Le Grand duc de Lituanie, Ladislaw II Jagellon, lui-même païen, se convertit au catholicisme pour accéder au trône de Pologne (union de Krewo de 1385). En 1569, l’Union de Lublin institua une République polono-lituanienne. La noblesse y jouait un rôle essentiel : elle composait un parlement unique qui élisait le roi de Pologne. Dans cette république nobiliaire polonaise la langue et la culture polonaises, ainsi que le catholicisme (après un « détour « par le calvinisme) devinrent les éléments culturels dominants. Fait unique dans l’Europe de l’époque, la tolérance religieuse entre catholiques, protestants et orthodoxes, l’emportait. D’importantes communautés juives existaient dans le royaume. En 1683, le roi Jean III Sobieski parvint à sauver Vienne assiégée par les Turcs. Toutefois la deuxième moitié du XVIIe et le début du XVIIIe siècle marquèrent un affaiblissement du royaume. La Russie, qui se voulait elle aussi l’héritière orthodoxe de la Russie de Kiev combattit le royaume et le tsar Pierre Ier joua des divisions de la noblesse. Les trois partages de la Pologne en 1772,1793 et 1795 (après le soulèvement de Tadeusz Kosciuszko) entre l’Autriche, la Prusse et la Russie mirent fin à la République. La Lituanie revint à la Russie et après le congrès de Vienne de 1815, celle-ci s’empara également de Varsovie. Toutefois, la nostalgie de la République polonaise survécut dans les œuvres du grand poète romantique Adam Mickiewicz (1798- 1855). Issu de la petite noblesse polonaise, ayant fait ses études en polonais à Wilno, alors intégrée à l’empire russe, exilé à Paris, son poème Pan Tadeusz commence par ces vers : » Lituanie ! ô ma Patrie ! » ; Il rêvait de revivifier la République polono-lituanienne. Mais en fin de compte, ce fut une vision plus étroite de la nation qui l’emporta.
La patrie lituano-bélarusse disputée.
Le nationalisme lituanien naquit à la fin du XIXème siècle. Après les partages de la Pologne, à la fin du XVIIIème siècle et le congrès de Vienne en 1815, l’empire russe intégra la Lituanie, puis l’essentiel de la population polonaise, mais les nobles polonais dominaient à la fois socialement et culturellement. Après l’échec de la révolution polonaise dans l’empire russe en 1863, les autorités russes cherchent à lutter contre l’influence polonaise en valorisant la culture lituanienne. A la même époque, de jeunes intellectuels lituaniens élevés dans des collèges russes critiquaient l’influence polonaise, valorisaient la langue lituanienne et exaltaient un Grand Duché de Lituanie médiéval plus ou moins fantasmatique. Au cours de la Première guerre mondiale, avec l’aide des Allemands, les Lituaniens parvinrent à s’émanciper de la domination russe et à former un Etat indépendant. Mais la Pologne du général Pilsudski, lui-même d’origine lituanienne, parvint à s’emparer de Vilno/Vilnius, intégrée à la Pologne entre 1920 et 1939, et la question de Vilnius demeura très longtemps un sujet de discorde entre dirigeants lituaniens et polonais. Mais en 1939-1940, Staline décida d ‘« accorder » Vilnius à la Lituanie, annexa le pays, et déporta vingt à trente mille Lituaniens, Polonais et Juifs. L’occupation allemande mit fin aux communautés juives de Lituanie (Wilno était la « Jérusalem du Nord »), et en 1944, l’ URSS s’empara à nouveau de la Lituanie et Vilnius fut attribuée à la Lituanie, les Polonais étant expulsés vers la Pologne. Sous le régime communiste, la culture lituanienne, le nationalisme « ethnique » furent valorisés, sans doute pour faire pièce à la culture polonaise. Le cas du leader de l’indépendance lituanienne au moment de la disparition de l’ URSS, Vytautas Landsbergis, est ainsi emblématique. Ses ancêtres étaient issus de la noblesse lituanienne marquée par la culture polonaise, mais lui–même ( qui est par ailleurs un musicologue réputé) devint un nationaliste lituanien. La question de Vilnius demeura un enjeu important jusqu’à l’amélioration des relations lituano-polonaise au milieu des années 1990.
La frontière ukrainienne assiégée.
Ancien territoire lituanien, les territoires de la Rus de Kiev avaient été attribués à la Pologne par l’Union de Lublin. L’intégration de ces territoires donna naissance dans le domaine religieux à l’Union de Brest (1596) qui réalisa en partie le rapprochement des Eglises catholique et d’une partie des orthodoxes (on parle aussi d’Eglise grecque catholique ou uniate c’est-à-dire des Eglises qui reconnaissent l’autorité de Rome, tout en gardant des rites orthodoxes). Au sein de cet ensemble, les oppositions entre les grands propriétaires terriens ukrainiens et polonais, à la tête d’immenses domaines, et la masse des petits paysans appauvris (le « second servage ») étaient grandes. A ces tensions sociales s’ajouta, en 1648, la révolte des Cosaques qui étaient exclus de l’accès aux groupes dirigeants. La révolte conduisit à la disparition d’un tiers de la population ukrainienne. A la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle (victoire de Pierre le Grand à Poltava), la Russie s’empara d’une partie de l’Ukraine. C’est à cette époque que se développa le mythe historique selon lequel Moscou était la continuatrice de la Kiev médiévale et orthodoxe. Après les partages de la Pologne, à la fin du XVIIIe siècle, la Russie s’empara d’une autre parie de l Ukraine (la Volhynie, la région de Kiev). Les Ukrainiens étaient également nombreux, mais dominés, dans la Galicie intégrée à l’empire austro–hongrois. Le XIXe siècle vit la naissance du nationalisme ukrainien et la création d’une Ukraine « ethnique » à base paysanne. La Première Guerre mondiale parut favoriser le nationalisme ukrainien. Au début de 1917, une république populaire ukrainienne fut proclamée à Kiev. Toutefois, la volonté du nouvel Etat polonais de contrôler la région de Lwow et la Volhynie et de négocier avec l’URSS mit un terme à ces projet. En 1921, le traité de Riga signé entre la Pologne et l’ URSS divisa l’Ukraine en deux : la Galicie et la Volhynie revinrent à la Pologne et l’Ukraine orientale à l’URSS.
Dans ce dernier territoire, l’identité ukrainienne connut d’abord de réelles possibilités de développement, avant que Staline n’y mette fin par la famine et la destruction des élites intellectuelles. Ce fut donc en Galicie que le nationalisme ukrainien put se développer. Les nationalistes considéraient la Pologne comme leur grand ennemi. La politique polonaise qui alterna tentative de réforme et répression échoua. Les Polonais ne cherchèrent pas à intégrer les Ukrainiens à la vie administrative. Comme on le sait, de 1939 à 1944, la Galicie et la Volhynie subirent une triple occupation, soviétique, nazie, puis à nouveau soviétique. Les nazis menèrent une guerre raciale, les Soviétiques cherchèrent à créer des espaces nationaux homogènes. La guerre fut l’occasion de la mise en œuvre d’un nettoyage ethnique massif qui conduisit à l’élimination des Polonais des territoires ukrainiens. Avant la guerre, évoquer la pureté ethnique faisait partie de la rhétorique politique ; la brutalité de la guerre permit de la mettre en œuvre.
Les nationalistes ukrainiens haïssaient l’Etat polonais et soutinrent les nazis et les Soviétiques qui le détruisirent. Les nationalistes et une partie des populations ukrainiennes avaient fêté l’arrivée de la Wehrmacht. La guerre fut l’occasion de déplacements massifs de population .De 1939 à 1941, les Soviétiques déportèrent quatre cent mille citoyens polonais dont un nombre disproportionné de Juifs et de Polonais. Le NKVD exécuta des milliers de prisonniers politiques ukrainiens. Lors de l’occupation nazie, plusieurs milliers d’Ukrainiens participèrent en tant que policiers à l’extermination des Juifs. A partir de mars-avril 1943, ces policiers rejoignirent les partisans ukrainiens et participèrent au meurtre de masse des Polonais en utilisant des méthodes apprises lors de l’occupation nazie : regroupement de population, meurtres de masse. Pour Timothy Snyder, l’une des raisons de ces meurtres de masse réside dans la destruction des élites de l’Etat polonais, aussi bien par les Soviétiques que par les Nazis. La violence extrême, les luttes internes conduisirent au succès des nationalistes ukrainiens les plus radicaux dont certains formèrent une division SS et se lancèrent dans l’épuration ethnique des populations polonaises de Volhyinie. Mais des Ukrainiens protégèrent des Polonais au péril de leur vie. A leur tour, des Polonais s’engagèrent dans la police allemande commirent des atrocités contre les Ukrainiens. En avril 1944, en Galicie, la guerre civile faisait rage entre Ukrainiens et Polonais. Après la victoire des armées soviétiques, les nationalistes polonais parvinrent à faire accepter l’idée d’une Pologne « ethniquement » homogène, ce qui rejoignait les souhaits de Staline, mais il s’agissait d’une rupture avec la Pologne multiethnique de l’avant-guerre. Staline souhaitait que l’Ukraine et la Pologne soient « ethniquement » homogènes et que la Galicie et la Volhynie intègrent l’ Ukraine soviétique comme à l’époque du pacte Molotov – Ribbentrop. La Pologne perdit 47% de son territoire. Cette politique s’accompagna de déportations massives de populations. Sept cent quatre-vingts mille Polonais et Juifs furent déplacés d’Ukraine vers la Pologne. Inversement, entre 1944 et 1946, plus de quatre cent quatre-vingts mille Ukrainiens furent déportés hors de nouvelles frontières de la Pologne dans un climat d’extrême violence, tandis qu’une petite minorité d’ Ukrainiens poursuivaient une lutte de guerilla contre l’armée polonaise. De plus, en 1947 l’Etat polonais déplaça de force, là aussi dans un climat de très grande violence, cent quarante mille personnes classées comme ukrainiennes vers les territoires du nord pris sur l’Allemagne. Pour l’auteur, « il s’agit de l’entreprise de terreur la plus massive du régime communiste polonais durant la durée de son existence. » Les nationalistes ukrainiens poursuivirent quelques mois leur lutte en Ukraine soviétique. Ces migrations forcées mirent un terme aux centaines d’années de peuplement mixte des régions frontalières, sans oublier la disparition complète des communautés juives pendant l’occupation nazie. Les habitants de la Galicie durent vivre sous la férule de Moscou. Par la suite, la mémoire de ces déplacements forcés fit l’objet d’un tabou sous le régime communiste, tabou qui frappait les Ukrainiens et les Polonais expulsés de force des territoires devenus ukraino-soviétiques. Ces opérations renforcèrent le nationalisme polonais sous le régime communiste, l’idée de la création d’une Pologne pour les Polonais.
La patrie polonaise reconstruite.
La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à la manière dont les intellectuels et les diplomates polonais surent « penser » leurs relations avec leurs voisins c’est-à-dire la Lituanie, le Bélarus et l’ Ukraine au moment de la dissolution du bloc soviétique et de la disparition de l’URSS. Dès avant l’effondrement du bloc soviétique, certains intellectuels comme Jerzy Giedroyc, fondateur de l’influente revue Kultura éditée dans la région parisienne ou Julius Mieroszsewski avaient estimé qu’il fallait accepter les frontières de la Pologne d’après guerre, se résigner à la perte de villes aussi essentielles que Lwow ou Wilno, renoncer aux idées polonaises traditionnelles relatives à une grande République polonaise et soutenir la création d’Etats-nations lituanien, bélarus et ukrainien (alors intégrés à l’URSS) indépendants. A leurs yeux c’était le seul moyen d’éviter un conflit à venir entre nationalismes russe et polonais et d’assurer la sécurité de la Pologne. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, les intellectuels membres de Solidarnosc se rallièrent à cette thèse et soulignèrent la nécessité de nouer de bonnes relations avec les (futurs) Etats-nations orientaux. De plus, après 1989, les dirigeants communistes ne sombrèrent pas dans le nationalisme agressif contrairement à leurs homologues yougoslaves ou russes. Du reste, en 1989-1990, au moment de la réunification allemande, ce qui inquiétait avant tout les Polonais c’était la remise en cause de la frontière germano-polonaise de 1945, frontière qui fut en fin de compte reconnue lors du traité relatif à la réunification allemande en 1990. Les Polonais devaient aussi redéfinir leurs relations avec l’URSS. Ils pouvaient s’appuyer sur Gorbatchev qui souhaitait la réussite de leur entreprise et ils exigeaient le retrait des troupes soviétiques de Pologne et la dissolution de l’URSS qui conduirait à l’indépendance des anciennes républiques soviétiques.
De même que l’Allemagne avait renoncé à ses revendications sur sa frontière orientale, de même le ministre des Affaires étrangères polonais Krzysztof Skubiszewski auquel Timothy Snyder rend un hommage appuyé, estimait que l’intérêt de l’Etat polonais était de renoncer à des revendications territoriales à l’égard des voisins orientaux de la Pologne et de nouer de bonnes relations avec eux. A moyen terme, il avait compris à quel point l’intégration dans l’UE était importante. Cette politique n’allait pas de soi. A la même époque, les dirigeants hongrois et serbes agitaient la question des minorités nationales, avec les conséquences tragiques que l’on connaît dans le cas de l’ex-Yougoslavie. La Pologne fut ainsi l’un des premiers Etats à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine en décembre 1991. Le cas de la Lituanie (qui proclama son indépendance dès mars 1990) était plus complexe. La minorité polonaise avait conservé une identité forte et Wilno/Vilnius pouvait être un sujet de revendication. Mais là aussi les dirigeants polonais préférèrent négocier avec un Etat-nation (la Lituanie) plutôt que de s’appuyer sur la minorité polonaise de Lituanie. Malgré des rappels au passé tragique, les dirigeants polonais et ukrainiens choisirent l’apaisement. Les Ukrainiens s’inquiétaient davantage des prétentions russes, et l’histoire devait leur donner raison.
De leur côté les Lituaniens préférèrent aussi l’apaisement. La logique des Etats d’après la guerre froide (la perspective d’entrer dans l’OTAN, la peur de la menace russe) l’emportèrent sur les conflits antérieurs. Le Bélarus représentait un cas à part, le président Loukatchenko se rapprochant de la Russie et instaurant un régime dictatorial. En revanche, les relations entre la Pologne et les deux autres Etats s’améliorèrent. Avec la Lituanie, la Pologne avait des intérêts communs (l’OTAN, l’UE) et l‘Ukraine envisageait d’entrer dans l’UE. De plus, les dirigeants des deux Etats accomplirent des actes symboliques importants, tels qu’un hommage aux victimes des guerres et massacres des années 1920- 1940. En fin de compte, il s’agissait de « laisser l’histoire aux historiens » : très concrètement, une commission mixte d’historiens polonais et ukrainiens réalisa des travaux communs.
Bien que l’ouvrage de Snyder s’arrête au début des années 2000, il permet de comprendre que la Pologne servit de modèles aux autres Etats. En fin de compte, comme le souligne Snyder dans les dernières lignes de son ouvrage, l’UE prolonge les idéaux de l’Union de Lublin : un ensemble, certes élitiste, mais attractif dont l’attrait tient à son savoir-faire, sa réputation et sa civilisation.