Coédité par la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (DMPA) du ministère de la Défense, et par les éditions Perrin, cet ouvrage est tiré d’un mémoire de recherche réalisé par Philippe André, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, sous la direction d’Olivier Wieviorka. Il porte sur un aspect très largement oublié par l’historiographie de la Résistance française : l’envoi par le BCRA (Bureau central de renseignement et d’action, services secrets de la France libre à Londres, http://www.clio-cr.clionautes.org/spip.php?article2274 ) de quelques dizaines d’officiers français à l’automne 1943 et au printemps 1944 pour encadrer, armer et unifier les organisations de la Résistance intérieure et les maquis. Leur fonction avait pour titre « délégué militaire régional » (DMR), leur tache était immense et essentielle dans la mesure où il leur incombait aussi de faire exécuter les sabotages planifiés de Londres pour paralyser les usines de guerre et les transports, puis retarder les renforts allemands qui viendraient s’opposer à un débarquement allié.

La recherche de Philippe André s’appuie essentiellement sur les archives : fonds du BCRA aux Archives nationales, archives du BCRA et autres archives sur la Résistance au Service historique de la Défense à Vincennes, archives britanniques, archives privées ainsi que sur quelques rares témoignages oraux. Comme le dit Jean-Louis Crémieux-Brilhac dans sa courte préface, les mérites de cet ouvrage sont « de mettre en lumière une pléiade d’hommes d’exception qui ont été presque tous marginalisés dans la mémoire nationale », et de reconstituer « région par région, leur démarche pour s’imposer alors qu’ils ont été investis d’une mission mal précisée, d’où leur difficile intégration dans un milieu résistant hostile à leur intrusion ».

L’ouvrage comprend 16 chapitres regroupés en cinq parties, les quatre premières suivent un découpage chronologique, la dernière traite de la sociologie et de la mémoire de ces officiers français. La première partie est consacrée à la naissance de cette institution des délégués militaires de juin à septembre 1943, la seconde étudie leur intégration à la Résistance intérieure de septembre à décembre 1943, la troisième traite de leur enracinement de janvier à mai 1944 et la quatrième de leur rôle dans les combats de la libération en France, de juin à novembre 1944. 50 pages de notes fournissent des centaines de références précises sur les sources utilisées, suivies d’une bibliographie et d’un index (fort utile pour se retrouver entre les véritables identités et les pseudonymes nombreux qui sont les seuls utilisés dans les télégrammes envoyés et reçus par les DMR).

Naissance des délégués militaires régionaux (juin-septembre 1943)

Après les arrestations successives du Général Delestraint, le chef de l’Armée secrète et de Jean Moulin, en juin 1943, la France libre décida d’adopter une stratégie nouvelle pour réorganiser et contrôler la Résistance intérieure. L’organisation pyramidale de la Résistance en France fut abandonnée, Moulin et Delestraint n’auraient pas de successeurs disposant de pouvoirs aussi étendus. Désormais l’organisation serait décentralisée et reposerait sur l’envoi de 12 délégués militaires (DMR) dans les douze régions militaires créées et de deux délégués militaires de zones (DMZ, un pour la zone Nord et un pour la zone Sud de la France occupée). Cette décentralisation serait un gage d’efficacité et permettrait de limiter, en cas de coup dur, la décapitation des structures militaires en métropole. Chacun de ces 12 délégués militaires devrait être accompagné d’un officier d’opérations aériennes ainsi que de techniciens radio et de saboteurs. Mais le BCRA ne disposait pas de ces effectifs. Il choisit de n’acheminer en septembre 1943 que dix officiers (cinq DMR, deux DMR adjoints, deux délégués militaires de zone et un officier de liaison) couvrant seulement cinq des douze régions militaires. Deux délégués militaires suivirent en octobre et en novembre.

Ces hommes reçurent une formation d’élite. Ils passèrent une batterie de tests physiques et intellectuels, suivirent un entraînement paramilitaire poussé, de type commando, et bénéficièrent d’une instruction approfondie dans le maniement d’armes à feu et d’explosifs, ainsi qu’une formation technique de signalisation pour les opérations aériennes, et de communication radio. Ils furent en outre soumis à des tests visant à évaluer leurs capacités intellectuelles et durent participer à un entraînement de parachutisme.

Le rôle du délégué militaire s’apparente « à la fois à un ambassadeur et à un technicien ». Ils doivent veiller à ne pas offenser les mouvements de résistance avec lesquels ils devront prendre contact après avoir été parachutés, afin d’éviter de prêter le flanc aux accusations potentielles de mise sous tutelle de la Résistance intérieure. Un officier d’opérations aériennes est subordonné à chaque délégué militaire régional. Ils doivent constituer et armer des équipes chargées de préparer les plans de sabotage et de les exécuter dès que la BBC diffusera des messages codés de déclenchement. Les deux plus importants, les plans Vert et Tortue, concernent respectivement les destructions ferroviaires à entreprendre et les actions à mener contre les divisions blindées allemandes lors d’un hypothétique débarquement allié en France.

L’auteur présente la biographie de chacun de ces délégués de la première vague qui sont tous -à l’exception de Bourgès-Maunoury – des officiers de réserve qui exerçaient donc des professions civiles avant de rejoindre les services secrets gaullistes. La plupart sont issus de la Résistance intérieure, ils se sont engagés très tôt dans la Résistance et ont gagné Londres (avec souvent un emprisonnement en Espagne) après une activité en France, n’intégrant le BCRA qu’à l’été1943. Plusieurs sont sortis des grandes écoles, Mines et Polytechnique notamment.

L’intégration des délégués militaires régionaux à la Résistance intérieure (septembre-décembre 1943)

La première vague de délégués militaires régionaux est parachutée en France en septembre 1943. L’auteur étudie et présente la situation dans chacune des régions dotées d’un délégué militaire. Leur première tâche consiste à se fondre dans la clandestinité, en se dotant de couvertures solides. Ils doivent ensuite monter leur propre liaison radio avec Londres, ce qui est une tâche difficile, car beaucoup de postes émetteurs-récepteurs se sont brisés à l’arrivée et ils ne disposent pas toujours d’un adjoint spécialisé dans les transmissions.

Les chefs des organisations de résistance qu’ils rencontrent le plus tôt possible sont alors très mécontents, car ils estiment qu’ils ne reçoivent pas suffisamment d’armes par parachutages et que les armes qu’ils reçoivent ne sont pas toujours celles dont ils ont le plus besoin, alors que les organisations relevant directement des services secrets britanniques sont nettement mieux pourvues. L’espoir mis dans l’arrivée de ces officiers gaullistes est donc immense et génère très vite une profonde frustration, car les parachutages vont continuer d’être très rares durant tout l’hiver, pour des raisons météorologiques et pour des raisons diplomatiques : les autorités anglaises ne sont pas encore décidées à armer la Résistance française pour le combat mais ils entendent la cantonner dans des actions de sabotage. Les critiques vont donc devenir de plus en plus fortes à l’égard de ces envoyés de Londres auxquels on reproche de ne pouvoir fournir ni armes ni argent, et que l’on soupçonne de chercher à placer sous tutelle londonienne la résistance intérieure.

L’enracinement des délégués militaires régionaux dans la Résistance intérieure (janvier-mai 1944)

L’hiver 1943-1944 est terriblement difficile. « En moins d’un mois, quatre délégués militaires sur les sept présents en zone Nord sont arrêtés au début de l’année 1944. Faute de fonds depuis novembre 1943, l’asphyxie menace les rescapés. Les rares renforts dépêchés par le BCRA ne peuvent être acheminés pour épauler les survivants à cause des mauvaises conditions climatiques. Le poids des responsabilités qui échoient aux officiers épargnés s’accroît donc considérablement : il doivent s’organiser seul, car les sept agents prévus pour faire office de délégués militaires n’ont pu arriver en France en janvier 1944. »

Néanmoins, le BCRA multiplie les reproches à l’égard de ses officiers. Comparant l’action des délégués militaires régionaux avec celle des agents des réseaux britanniques, les responsables londoniens ont une fâcheuse tendance à la trouver insuffisante, oubliant qu’une de leurs missions est de mettre en place les futurs plans de sabotage et qu’ils doivent aussi se faire accepter par les organisations de résistance. On observe bien, à travers les télégrammes échangés, le décalage qui se produit entre des Français vivant à Londres depuis de longs mois, et des agents clandestins pourchassés par la Gestapo dans la France occupée. « Néanmoins, c’est cette petite équipe de délégués qui réussit, malgré les coup durs, à enraciner la délégation militaire au coeur de la Résistance intérieure et à s’imposer progressivement comme un interlocuteur écouté. »

Au début de 1944, Churchill change d’attitude à l’égard de la Résistance française à laquelle il décide enfin de fournir les armes qu’elle réclame. Les armes parachutées sont alors de plus en plus nombreuses et il revient aux délégués militaires régionaux de les répartir. Les fonds alloués à la Résistance intérieure française augmentent considérablement, et il revient aux délégués militaires régionaux de les répartir. Le BCRA intensifie les parachutages de matériel radio en vue du prochain débarquement et chaque délégué militaire dispose d’un lien direct avec Londres ou Alger. Le délégué militaire régional se trouve donc doté de pouvoirs grandissants.

Entre mars et mai 1944, neuf nouveaux DMR sont parachutés en France : le BCRA déploie d’importants efforts pour installer dans toutes les régions militaires de France au moins un délégué. Lorsqu’une situation critique exige une décision immédiate, certains délégués militaires instituent eux-mêmes d’autres délégués militaires sans attendre la réponse de Londres. L’organisation se précise, avec un délégué militaire national (Jacques Chaban-Delmas) deux délégués militaires de zone, et douze délégués militaires régionaux assistés d’officiers pour les opérations aériennes et de formateurs d’équipes de sabotages. Le général König devenu chef de l’état-major FFI s’appuie de plus en plus sur les délégués militaires régionaux, « les propulsant au rôle d’unique maillon entre la Résistance intérieure et les états-majors alliés ». Dès les messages de déclenchement des plans passés par la BBC au soir du 5 juin 1944, les délégués se lancent dans les combats de la libération.

Les délégués militaires régionaux dans les combats de la libération (juin-novembre 1944)

Avec le débarquement allié du 6 juin 1944, les délégués militaires concentrent les moyens financiers, radio et matériels, « ces trois leviers démultipliés, leur permettent d’orienter l’action de la Résistance intérieure ». Les délégués militaires régionaux deviennent autonomes par rapport au BCRA et à l’état-major FFI du général König. Ils ont le droit de nommer des préfets et des commissaires de la République dans leur région, ils ont accru leur crédibilité et sont devenus « les trésoriers de la Résistance ». Les responsables de la Résistance intérieure, les responsables communistes en particulier, les considèrent désormais comme des rivaux « à contrôler sinon à neutraliser », et ils suscitent des attaques visant à réduire leurs prérogatives. Ils sont en quelque sorte accusés de vouloir « confisquer » la Résistance française au profit du général De Gaulle et des Alliés. Il arrive que les tensions dégénèrent en épreuve de force.

À l’été 1944, des missions alliées sont envoyés en France, les missions Jedburgh (http://www.clio-cr.clionautes.org/spip.php?article2274 ), composées de deux officiers et d’un opérateur radio avec pour objectif d’instruire les maquisards dans l’utilisation des armes et dans la tactique de combat, d’organiser, de conseiller et de diriger de petits groupes pour conduire la guérilla, de procéder à des sabotages. Installés depuis plusieurs mois dans leur région, les délégués militaires régionaux ont noué des contacts solides avec la résistance intérieure et les maquis et ils peuvent aider les hommes des missions alliées à mener à bien leurs objectifs.

« Durant les combats de la libération, les délégués militaires ont tour à tour joué les rôles de chefs de guerre, d’agents de liaison, de trésoriers et de conseillers techniques de la Résistance régionale. Dans la quasi-totalité des régions militaires, le plan Vert et ses corollaires ont réussi au-delà des prévisions les plus optimistes des états-majors alliés. Les délégués militaires ont permis dans la plupart des territoires de faciliter la coordination des différents mouvements et leur progressive fusion dans les FFI. »

L’auteur démonte la légende selon laquelle les délégués militaires régionaux se seraient comportés « comme des roitelets cherchant à s’emparer du contrôle de la Résistance intérieure ». Cette légende noire a été largement diffusée par les responsables communistes au sein du Conseil national de la Résistance, elle prétend que les délégués militaires régionaux ont fait du chantage à l’argent et à l’armement pour soumettre la Résistance intérieure aux orientations gaullistes. « Perçus à leur arrivée comme des émissaires de Londres chargés de prendre le contrôle de la Résistance française, ils ont vite prouvé par leur action qu’ils se cantonnent aux instructions de leur double mission. »

Esquisse sociologique et oubli mémoriel

« Pendant son année d’existence, la délégation militaire comprise dans son sens large -délégué militaire national, délégués militaires régionaux, DMR adjoints, délégués militaires départementaux- à compté a minima 87 officiers » Parmi ces 87 hommes, 43 ont été envoyés par le BCRA, les autres ont été recrutés sur place. La moyenne d’âge s’élève à un peu plus de 34 ans, plus de la moitié ont suivi des études supérieures de haut niveau : Polytechnique, École libre des sciences politiques, filières universitaires de droit, École des Mines, Saint-Cyr et Navale. La proportion de diplômés du supérieur est d’autant plus énorme qu’en 1939, moins de 6 % des effectifs d’une classe d’âge atteignaient le niveau du baccalauréat et que la proportion d’étudiants dans une classe d’âge était de moins de 3,5 %.

21 d’entre eux ont été arrêtés. Les délégués militaires de la première vague en zone Nord n’ont tenu en moyenne qu’un peu plus de cinq mois avant d’être arrêtés et aucun n’est passé au travers des mailles du filet de la répression. Parmi ces 21 officiers arrêtés quelques-uns ont été relâchés, le plus grand nombre a été assassiné, s’est suicidé ou a été déporté. Ils ont donc payé un très lourd tribut après avoir joué un rôle essentiel.

Cette hécatombe explique en partie le silence historiographique et mémoriel qui les a entourés. Avec leur mort s’effrite le souvenir de leur action et plus personne n’est là pour défendre leur mémoire. Leur importance est toujours minimisée, voire oblitérée dans les récits rédigés après guerre par de nombreux chefs résistants, y compris dans les Mémoires du général De Gaulle. « Le désert historiographique entourant l’action de délégués militaires est étrange, mais explicable ». La fermeture, jusqu’à la fin des années 1990, des archives du BCRA à entravé les recherches, mais ce n’est pas la seule raison : « Leur travail de l’ombre s’accommode difficilement de la lumière crue de la (re)connaissance. Car reconnaître leur incidence dans l’oeuvre de libération nationale reviendrait aussi à minimiser l’incidence de la Résistance intérieure, donc à froisser ses chefs. Ce serait aussi égratigner le mythe gaullien d’une résistance métropolitaine sous contrôle permanent, cosmologie gaullienne dans laquelle les délégués militaires, modeste rouage, ne disposaient d’aucune autonomie. » Cette étude vient donc à son heure pour combler ce vide historiographique.

© Joël Drogland