C’est au Centre de documentation juive contemporaine que l’historien Dimitri Manessis prend connaissance à l’automne 2021 du témoignage de Zysla Wajser, alias Macha Ravine. « Immédiatement frappé par la puissance du récit », il estime qu’il mérite d’être édité afin d’être découvert par un large public.

Zysla Wajser, alias Macha Ravine, est née en 1909 à Zamosc, en Pologne. Arrivée en France en 1932, elle milite au sein d’organisations dans la mouvance du Parti communiste. Résistante, elle est arrêtée sur dénonciation, à Paris, le 25 septembre 1942. Déportée le 11 février 1943 à Auschwitz, elle est conduite à son arrivée au camp d’extermination de Birkenau. Elle y reste jusqu’à la libération du camp en janvier 1945, soit pendant une durée exceptionnelle. A son retour, elle prend immédiatement des notes pour témoigner de ce qu’elle a vécu. Dans les années 1970, elle rédige un manuscrit que son fils l’aide à dactylographier. Une amie le dépose au Centre de documentation juive contemporaine en 1994.

Dimitri Manessis est docteur en histoire contemporaine, chercheur associé au laboratoire LIR3S, de l’Université de Bourgogne Franche-Comté. Sa thèse, Les secrétaires régionaux du Parti communiste français (1934-1939), Du tournant antifasciste à l’interdiction du Parti, a été publiée en 2022 aux Editions universitaires de Dijon avec une préface de Jean Vigreux, son directeur de thèse. Il est l’auteur, avec Jean Vigreux, de Rino Della Negra Footballeur et Partisan. Vie, mort et mémoire d’un jeune footballeur du « Groupe Manouchian », Libertalia, 2022.

Un récit contextualisé, « au style distancié mais non dépourvu de chaleur humaine »

Le témoignage de Macha Ravine est complété par une introduction de Dimitri Manessis qui propose une biographie de Macha Ravine et une contextualisation de son témoignage, une postface par Denise Sevastos, la fille de Macha Ravine, née en 1937 et confiée durant la guerre à une famille d’accueil, un répertoire biographique des principaux noms cités dans le témoignage, un inventaire des sources, une courte bibliographie sélective, et un cahier photos de huit pages au centre du livre. Le document-témoignage est donc entouré de tout l’appareil critique nécessaire. Le texte de Macha Ravine est structuré en 22 chapitres chronologiques et thématiques, certains très brefs. Il commence le 25 septembre 1942 par l’arrestation et se termine le 11 mai 1945 par le retour en France, Macha Ravine étant restée plusieurs mois dans le camp libéré pour y soigner et aider les déportées terriblement affaiblies et malades. C’est un récit qui, comme l’écrit sa fille, « révèle un caractère bien trempé », celui d’une femme qui « réfléchit et réagit vite », un récit « au style distancié et sans pathos, mais non dépourvu de chaleur humaine. » C’est un récit de déportation terrifiant qui a  pour cadre le centre de mise à mort de Birkenau, souvent hallucinant d’horreur. C’est aussi un récit « profondément politique » : « Macha est une femme juive, résistante et communiste qui décrit sa captivité, en insistant sur la volonté inébranlable de se rencontrer, se reconnaître, s’organiser entre camarades ».

La trajectoire d’une vie. Macha Ravine 1909-1985

Née en Pologne en 1909, Zysla Wajser est la dernière d’une fratrie de quatre enfants. Elève brillante, elle fait ses études secondaires à Lublin et arrive en France en novembre 1932, où elle retrouve son frère, de onze ans son aîné. Inscrite en faculté de médecine à la Sorbonne, elle doit vite renoncer à ses études et vit de divers métiers précaires. Elle fait la connaissance de Jakob Szpejter, juif polonais qui a fui la répression anticommuniste et vit en France depuis 1931. Cadre du parti communiste en Pologne, il est secrétaire de la Kultur Ligue, organisation politico-culturelle juive, gravitant dans l’orbite du parti. Zysla et Jakob se marient le 27 avril 1935. Il est peintre en bâtiment, elle est couturière, leur fille Denise nait en 1937.

Tous deux militent dan la mouvance communiste. Jakob devient l’un des secrétaires des Amis de La Presse nouvelle, journal de la sous-section juive de la Main-d’œuvre immigrée (MOI), structure qui vise à encadrer les militants étrangers dans la sphère d’influence du parti communiste. Ils sont déroutés par la signature du pacte germano-soviétique, le 23 août 1939. Jakob s’enrôle dans les rangs de l’armée polonaise en France. Dès 1940, ils sont impliqués dans la naissance et le développement de la résistance communiste en France. Jakob prend le nom de Jacques Ravine, Zysla prend le prénom de sa meilleure amie en Pologne. Elle participe au sauvetage des enfants juifs dans le cadre du Mouvement national contre le racisme (MNCR). En mai 1941, la famille se sépare. Jacques se rend en zone sud, où il coordonne le secteur juif de la MOI, à Marseille puis à Lyon. Macha et Denise restent à Paris. A l’été 1942, pour échapper aux grandes rafles, Macha met Denise, âgée de cinq ans, à l’abri, d’abord dans l’Essonne, puis dans la Sarthe chez une femme juive, mariée à un Français prisonnier de guerre. Désormais semi-clandestine à Paris, Macha vit seule sous une fausse identité.

Arrêtée sur la dénonciation d’une amie qui lui a donné un rendez-vous auquel elle vient accompagnée de policiers, elle affronte les injures, les menaces et les coups de la police française. Après avoir été internée à la prison de la Petite Roquette, puis à celle de Fresnes, elle est déportée dans le convoi n° 47, le 11 février 1943. A son arrivée, elle échappe à la mort par gazage lors de la première sélection, et est conduite vers le camp d’extermination de Birkenau. Elle y travaille, y souffre, y lutte, y résiste et y survit pendant l’exceptionnelle durée de presque deux ans. Libérée par l’Armée rouge en janvier 1945, elle reste deux mois sur place, à soigner les malades et les blessés aux côtés des médecins soviétiques. Elle est la seule femme du convoi n° 47 à avoir survécu.

Au retour en France, sa fille ne la reconnaît pas. Ses parents, son frère et ses deux sœurs ont été exterminés. Mais elle retrouve son mari, ils ont un petit garçon qui nait en mai 1946, et « ils militent à temps plein dans les structures de la « galaxie » communiste ». Ils vont faire les frais de cet engagement communiste, dans le contexte de la guerre froide. D’une part, en 1952, ils perdent leur nationalité française acquise en 1947, au motif que Macha écrit dans un journal communiste de langue polonaise, victime de la campagne anticommuniste qui conduit alors à de nombreuses expulsions de militants d’origine étrangère. Finalement le Conseil d’État casse la décision en 1948. D’autre part, ils sont de plus en plus mal à l’aise au sein du parti communiste, où on leur reproche de ne pas vouloir retourner en Pologne. Au regard de l’idéologie officielle, il est anormal qu’ils ne souhaitent pas regagner un pays où ils pourraient œuvrer à la construction du socialisme et bénéficier de ses bienfaits. Leur réticence est un mauvais digne donné aux militants français ! Ils attendront cependant les années 1970, pour quitter le PCF, « sur la pointe des pieds, sans éclat ». On remarque en lisant le témoignage de Macha Ravine qu’elle reste toujours très vague sur les organisations au sein desquels elle a résisté, elle ne fait pas mention du PCF, de la MOI, des FTP, mais parle de « réseau », d’« organisation », de « mouvement progressiste ».

En mars 1964, Paul Rassinier signe un article dans le journal d’extrême droite Rivarol, dans lequel il nie l’existence des chambres à gaz et dénonce les communistes comme des voleurs ayant survécu dans les camps grâce à la prévarication. Dans cet article, Macha Ravine et Marie-Claude Vaillant-Couturier sont nommément accusées, ainsi que deux autres déportées. Elles portent plainte. Or, dans les mois qui suivent, la presse de la Fédération nationale des déportés et internés résistants patriotes (FNDIRP), ou les communiqués de l’Amicale d’Auschwitz, organisation auxquelles elles appartiennent toutes deux, ne se font l’écho que de la plainte déposée par Marie-Claude Vaillant Couturier. Tout se passe comme si le parti communiste voulait nier la qualité de résistante de  Macha Ravine. Elle s’insurge et parvient à s’imposer dans le procès qui se prépare, devenant partie civile aux côtés de son amie. En mars 1966, Rassinier est condamné pour diffamation. Autre signe : quand les époux Ravine font la demande d’attribution de la Croix de combattant volontaire 1939-1945, la préfecture émet un avis « réservé ». « Réservé » car juifs et communistes ? « Réservé » car pas « véritablement » français ? Rien n’est explicite, bien entendu. Deux ans plus tard, Macha et Jacques obtiennent cependant la décoration. »

En 1973, Jacques publie un livre, La Résistance organisée des juifs en France (1940-1944). A la même époque, Macha rédige son témoignage. Jacques meurt le 7 juin 1984. Un an et demi plus tard, le 31 octobre 1985, Macha ravine se suicide. Elle a indiqué vouloir être maîtresse de sa mort et fait don de son corps à la science.

Deux ans au cœur du complexe d’Auschwitz-Birkenau

Le calvaire de Macha Ravine commence avec les deux jours de voyage dans un wagon surpeuplé, sans la possibilité de s’asseoir, avec un seau au milieu du wagon pour recevoir les besoins naturels, qui déborde régulièrement, la soif, la faim, élément « d’une masse agglutinée et grouillante ou chacun cherche une position supportable ». A la descente du wagon, « dans un vacarme d’enfer se mêlent les cliquetis de métal, les aboiements des chiens et les hurlements rauques des SS », elle est jugée apte au travail et conduite au camp de Birkenau, à trois kilomètres. Elle apprendra qu’ils furent 143 hommes et 53 femmes, à ne pas prendre directement le chemin de la chambre à gaz. Elle apprendra dans les jours qui suivent, ce que sont les énormes cheminées qui crachent une épaisse fumée. Rasée, tatouée, revêtue de hardes, elle entre pour quinze jours dans le bloc de « quarantaine ».

Elle intègre ensuite un kommando de terrassement. Levée à trois heures du matin pour l’interminable et épuisant appel, elle doit ensuite parcourir pieds nus sur la terre gelée, les sabots dans la main, les bras collés au corps, les trois kilomètres qui mènent au chantier. La mort peut survenir à chaque moment, de la matraque ou de l’arme du SS, des crocs des chiens qu’il peut lancer sur elle. Elle décrit une scène horrible ou une déportée est attaquée par un chien qui lui plante ses crocs dans la jambe et la ramène en la trainant jusqu’au SS. Elle mourra rapidement de son horrible blessure infectée.

Les courts chapitres racontent ce que l’on peut appeler la vie, ou la mort quotidienne, l’organisation, des événements ou des situations particulières : des dimanches plus exténuants encore que les travaux quotidiens car il s’agit d’aménager les jardins des maisons des SS, l’épouillage qui obligent les déportées à rester nues de longues heures dans le froid, l’extermination des déportés venus du camp de Theresienstadt, les femmes françaises du convoi du 27 janvier 1943, le soulèvement du Sonderkommando. Elle dresse aussi les portraits de quelques femmes particulièrement courageuses au sort dramatique. Elle raconte l’horreur du bloc 25 où l’on envoie celles qui sont trop faibles et malades, et que l’on vient chercher deux fois par semaine pour les conduire à la chambre à gaz, et même parfois directement au four crématoire. Elle raconte le déroulement infernal des sélections du docteur Mengele qui vient faire le tri des déportées malades pour désigner celles qui seront tuées dans les heures qui suivent.

Il semble que la mort lui ait donné rendez-vous au sixième mois de sa détention. « La partie inférieure de mon corps, gonflée d’œdème, supportait péniblement la partie supérieure complètement desséchée, où il ne restait plus que les os et la peau. Tout ce temps, travaillant dans les plus pénibles kommandos extérieurs du camp, j’avais consumé mes forces, la ration alimentaire quotidienne nous condamnant à mourir d’inanition. J’étais arrivée à la limite de ma résistance (…) J’avais échappé au typhus (…) J’avais vaincu jusqu’à présent les attaques de diarrhée dont nous fûmes toutes victimes, dominé, à force de volonté, l’incontinence urinaire dont souffraient toutes les femmes, surtout au cours des longues heures d’appel pendant les intempéries. J’avais réussi à garder un minimum d’hygiène indispensable dans les conditions les plus incroyables (…) Mais c’était fini à présent. Je ne pouvais plus manger ma ration de pain ni la soupe (…) Je sentais mes forces diminuer de jour en jour ».

Elle est donc à la merci d’une sélection qui l’enverra à la chambre à gaz. Une série de hasards et de coïncidences vont lui permettre de survivre. Elle est immunisée contre le typhus pour l’avoir contracté en Pologne dans sa jeunesse. Il se trouve d’autre part que deux crématoires sur cinq sont en réparation et que les trois autres sont surchargés par les convois de déportation des Juifs de Grèce et de Hongrie. Les SS doivent de ce fait freiner le rythme des sélections. Elle retrouve par hasard un camarade qu’elle a connu dans le convoi qui les a conduits au camp. Il occupe un poste administratif qui lui permet de la faire admettre au Revier (l’infirmerie du camp), où elle n’est plus obligée de travailler. Néanmoins son état ne s’améliore pas. Au moment où elle est à bout de force, nouvelle rencontre de hasard au sein du Revier : Aïga, une ancienne amie d’université de Varsovie, médecin au Revier, parvient à la sauver et la garde à l’infirmerie où elle s’occupera des malades et ne retournera pas au terrassement. Enfin elle parvient à échapper aux marches de la mort lors de l’évacuation du camp. Mais sa volonté, son courage et sa détermination intelligente y sont pour beaucoup plus que le hasard.

La volonté farouche de survivre et de résister

« Emergée de la détresse dans laquelle j’étais plongée depuis bientôt deux mois, une fringale de vie et d’action s’empara de moi. » Elle noue des contacts avec des déportées de Pologne, juives et non juives, puis avec des déportées yougoslaves, belges, soviétiques. Son objectif, leur objectif, est de « mettre sur pied un noyau d’organisation clandestine au Revier ». Cinq déportées se retrouvent un soir au Revier : « Ce soir-là naquit l’embryon de l’organisation de solidarité et de résistance qui devait englober par la suite des détenues de toutes les nationalités présentes au camp de femmes de Birkenau, le contact avec nos camarades des kommandos extérieurs, qui s’étaient elles-mêmes déjà regroupées d’une certaine manière, fut resserré ».

De tous les kommandos arrivent de petites choses récupérées, vêtements, chaussures, pain etc., permettant d’alimenter ce que l’on peut appeler une caisse de solidarité. Le Revier, avec le docteur Loubow, devient « le lieu privilégié de notre action clandestine », avec le soutien de la cheffe administratif de tout le Revier, une Allemande dans sa onzième année de camp. S’introduisant dans un kommando qui porte la soupe, Macha Ravine entre dans le camp des hommes, noue des relations, élargit le groupe de résistance et obtient que des instruments et des explosifs puissent transiter vers le camp des femmes, bien sûr au péril de la vie de chacune et de chacun qui entreprend quelque action que ce soit.

Le 18 janvier 1945 au matin, à l’approche de l’Armée rouge, les SS ordonnent l’évacuation du camp. Macha ravine fait partie de celles qui décident de faire traîner l’opération et de ne pas partir, préférant attendre les Soviétiques, plutôt que d’affronter la neige, le froid, les SS et leurs chiens. Il reste environ 3000 malades, une centaine de femmes valides et quelques médecins. Les SS font exploser les fours crématoires, coupent l’eau et font la chasse aux déportées restées dans le camp. « Nous nous réunissons, médecins, infirmières et autres membres du personnel, et décidons d’assumer la direction provisoire du camp. » Elles font fondre la neige pour avoir de l’eau, trouvent des réserves, mais ont du mal à éviter que le chaos ne règne.

C’est la situation que trouvent les Soviétiques, dans un camp jonché de milliers de cadavres. « De notre plein gré, nous décidâmes de continuer à soigner nos malades sous la direction des médecins de l’Armée rouge. Nous travaillâmes ainsi deux mois au bloc 19 d’Auschwitz, avec un groupe de détenus français que nous y avions rencontrés (…) Nous quittâmes Katowice le 28 avril avec de nombreux prisonniers de guerre français que nous avions rencontrés. Le 30, nous arrivâmes à Odessa (…) Le 8 mai nous trouva dans la baie de Naples. Le 11 mai 1945, nous eûmes la joie inoubliable de poser le pied sur la terre française. »

Le 6 janvier 1945, les déportées sont rassemblées sur la place d’appel pour assister au supplice de quatre jeunes détenues juives d’origine polonaise qui doivent être pendues. Macha Ravine cite Raja Kagan qui fut témoin de l’exécution et qui raconte : « Les femmes de notre kommando espéraient qu’elles pourraient éviter ce « spectacle » ; hélas, une demi-heure avant la fin du travail, le garde SS nous commanda de nous rendre au camp. En entrant dans le camp, nous tremblions toutes (…) Sur un signe donné, on nous fit conduire près des blocks où se dressait le gibet… On entendait la voix de Hössler : « Ainsi seront châtiés tous les traîtres. » Debout entre Elsa et Lola, je songeais : « Je dois tout voir et ne rien oublier ». »

© Joël Drogland pour les Clionautes