Bruno Tertrais est spécialiste géopolitique et directeur adjoint de la prestigieuse Fondation pour la Recherche stratégique (FRS). En 2011, il a reçu le prix Vauban Décerné par l’association des auditeurs et participants de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) depuis 1973. Il est attribué chaque année pour récompenser une œuvre, littéraire ou autre, ayant contribué à la promotion, à l’illustration ou au développement de la Défense, notamment dans les domaines militaire, économique, scientifique, diplomatique ou politique. pour l’ensemble de sa production. Enfin, en 2016, son ouvrage Le Président et la Bombe. Jupiter à l’Élysée a reçu le prix de Brienne qui récompense le livre géopolitique de l’année.

Jamais le passé n’a été aussi présent. Dans notre monde prétendu sans racines, sans mémoire, sa tradition ou religion, l’Histoire ne cesse d’être invoquée et appelée à la barre des témoins : Daech rêve d’instaurer un califat Le califat a été institué à la mort de Mahomet pour le remplacer à la tête de l’État musulman. Le calife est le chef de la communauté musulmane.; la Russie, qui annexe le lieu de son baptême, l’Ukraine ; la Chine, qui justifie ses droits sur son voisinage, notamment maritime, en s’appuyant sur des cartes antiques ; la Turquie ensuite, hantée par son passé impérial ; la Hongrie, au cœur de l’Europe, n’hésite plus à octroyer des passeports aux anciens sujets de l’Empire Double monarchie austro-hongroise, 1867–1918, plus communément désignée sous le nom d’Empire austro-hongrois et, en Occident, l’afflux de migrants est perçue comme de nouvelles invasions barbares.

Pour l’auteur, le passé reconstruit, instrumentalisé, voire mythifié, se venge des lendemains qui chantent et des promesses du libéralisme et du socialisme. Par conséquent, les passions se raniment, les peuples s’élèvent contre la dilution des identités dans le grand bain de la mondialisation. Le progrès, et avec lui son corollaire de meilleurs lendemains, sont balayés, et jetés in extenso dans les poubelles de l’Histoire. L’avenir, aujourd’hui, se résumerait donc en deux mots : nationalisme contre islamisme.

Le passé a le vent en poupe et amène dans ses bagages une histoire revisitée. «Ne nous laissons pas accabler par les rhumatisme de l’histoire» avait prononcé le président de la République Valéry Giscard d’Estaing lors de ses vœux télévisés le 31 décembre 1976. Sur la carte du monde, trois points de cristallisation se font jour : à l’Est, c’est le retour des Empires, Rome contre Byzance, Austro-Hongrois contre Ottomans, tsar contre sultan. En Europe, on évoque Charles Martel, Charlemagne, Jeanne d’Arc, la Reconquista. Enfin, au Moyen-Orient, les images des révolutions de 1848 et de la guerre de Trente ans Analogie souvent reprise par de nombreux observateurs pour expliquer le conflit entre sunnites et chiites. servent de matrice. Le passé est dès lors utilisé à toutes les fins, justifie toutes les revendications, guide l’action de certains gouvernements, sert de mètre-étalon. On n’hésite pas alors à réformer les manuels scolaires, on commémore, en grande pompe, les victoires de la nation mais aussi ses défaites, on ordonne des fouilles archéologiques, on exige le rapatriement de restes humains et d’objets anciens, on débaptise des anciennes villes ou provinces. L’affrontement des idéologies est en marche et l’inévitabilité du triomphe de la démocratie libérale n’est plus un dogme infaillible.

Dans le même temps, la prolifération des États et l’émergence de nouvelles puissances suscitent un besoin d’ancrage dans un passé réel ou imaginaire. Pour Bruno Tertrais, les deux phénomènes sont liés : quand l’Histoire recommence, le passé refait surface. Et la revanche de l’Histoire, ce peut être, in fine, l’extinction du progressisme et «la fin de l’Histoire» (chapitre 1 et 2). Cette thèse, « la fin de l’Histoire », fit son apparition à l’été 1989. Francis Fukuyama ne prétendait pas que la faillite du communisme avait mis un terme à l’Histoire au sens de l’affrontement des idées politiques. Il affirmait que la début sur la forme optimale de gouvernement était désormais clos. Selon Fukuyama, la démocratie libérale et l’économie de marché étaient les seules options viables pour les sociétés modernes . Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, coll. Histoire, 1992, 452 p. Titre original anglais : The End of History and the Last Man.

Or, selon l’auteur, l’Histoire est passionnelle et il serait trompeur de se focaliser sur les seuls intérêts stratégiques, économiques des États, se serait se méprendre sur les dimensions émotionnelles qui sous-tendent les relations internationales. Dès lors, notre époque est bien ancrée dans les passions qui soulèvent désormais une question politique : l’Histoire a des conséquences (chapitre 3). L’auteur souligne qu’aujourd’hui, la fonction essentielle de la mémoire collective est de légitimer une certaine vision du monde, un projet politique et social et de délégitimer ceux de ses opposants politiques. Pire : les nouveautés idéologiques dominantes, aujourd’hui – nationalisme et islamisme – sont celles qui sont les ancrées dans le passé !

Tous les défis stratégiques du monde contemporain s’appuient sur des revendications historiques profondes : l’Iran qui s’appuie tout d’abord sur l’anticolonialisme et sur l’antiaméricanisme mais en faisant référence aux gloires passées de l’Empire perse ; la Chine avec une exigence de territorialité maritime étendue ; le défi du califat de Daech avec son ambition d’en revenir au temps du Prophète. Enfin, fait novateur, toutes les grands régions du monde sont simultanément touchées, chacune à leur manière, par ce phénomène. Bruno Tertrais démontre avec brio ces lignes de force dans le chapitre 4.

L’Histoire est donc entendue comme ce qu’il est convenu d’appeler la grande histoire, celle de la succession d’événements politiques, diplomatiques et militaires, souvent tragiques et sanglants. Celle des querelles de frontières, des invasions, des batailles et des bombardements, du terrorisme, des génocides et des coups d’États, des cauchemars totalitaristes, des récits eschatologiques, des sacrifices exigées pour la nation et du temps des martyres pour Dieu. C’est l’histoire avec un grand H et, pour reprendre l’expression de Georges Perec, avec «sa grande hache». Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, 1975.

Enfin, l’auteur conclut dans le cinquième et dernier chapitre pour évoquer ce qu’il appelle le bon usage du passé afin d’éviter de retomber dans les travers des passions.

Ce livre brosse à grands traits les tensions historiques que l’on croyait dépassées, dans un monde prétendument sans mémoire où le grand bain de la mondialisation aurait englouti à jamais les passions éteintes des siècles précédents. Or, il n’est de constater qu’aujourd’hui, le passé est à nouveau appelé à la barre des témoins, interrogé, instrumentalisé, déformé. On évoque les mânes des grandes figures tutélaires, les Empires ressurgissent. En fin de compte, pour paraphraser Napoléon, l’Histoire, avec un grand H, ne gouverne t-elle pas le monde ?

Bertrand Lamon,
pour les Clionautes