« L’élection au palais Bourbon du député noir Blaise Diagne (de son vrai nom Galaye Mbaye Diagne)» précise le sous-titre. Il y a cent ans, en 1914, Blaise Diagne fut le premier député noir du Sénégal et siégea à ce titre au Palais-Bourbon comme représentant du peuple français aux côtés de deux autres députés noirs. Cette élection constitua pour le Sénégal une révolution au plan juridique comme en matière de représentation. De cette histoire, qui s’inscrit également dans l’histoire du droit de la nationalité et de la citoyenneté françaises, Iba Der Thiam nous livre une trame événementielle et des éclairages précis, centrés sur le contexte sénégalais.

La France entre dans l’histoire… du Sénégal

Blaise Diagne était natif de Gorée, l’une des Quatre communes de plein exercice du Sénégal autorisées à envoyer un député au Palais-Bourbon. Après avoir été fonctionnaire des douanes dans l’empire colonial français, il devint en 1914 le premier député noir du Sénégal. Il fut élu en même temps qu’Achille-René Boisneuf (Guad.) dans une chambre ou Gratien Candace (Guad.) siégeait depuis 1912 et où on avait vu siéger Hégésippe Légitimus en 1898.Tous ces députés avaient été précédés en France par d’autres parlementaires noirs sous les Première et Seconde Républiques.
Les exemples de Légitimus en Guadeloupe (1898) et d’Aimé Césaire en Martinique (1945), témoignent d’élections de députés noirs localement inscrites dans un cycle où les parlementaires mulâtres ont succédé aux blancs. C’est l’histoire de cette révolution de 1914 qu’Iba Der Thiam, historien sénégalais expérimenté, agrégé d’histoire, docteur d’État, ancien vice-président de l’Assemblée nationale du Sénégal et figure intellectuelle bien connue de l’opinion sénégalaise, propose dans un ouvrage imposant qui ne constitue que le premier volume. Il avait déjà fréquenté le sujet et les incertitudes juridiques posées par l’élection de Diagne dans un petit mais efficace ouvrage sur le Sénégal dans la Grande guerreIba Der Thiam, Le Sénégal dans la guerre 14-18 ou le prix du combat pour l’égalité, Nouvelles éditions africaines du Sénégal, Dakar, 1992.. Sous la Troisième République, les Quatre communes de plein exercice (Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis) étaient les seuls territoires du Second empire colonial français à élire un député à l’instar des vieilles colonies (Guadeloupe, Guyane, la Réunion, Martinique). Cependant, à la différence de celles-ci, dont le décret du 27 avril 1848 avait clairement fait des habitants des citoyens de la République, il subsistait un vide législatif alors que les résidents des Quatre communes exerçaient de facto une citoyenneté qui leur donnait accès au corps législatif de la Troisième République. S’il y a révolution sénégalaise ou franco-sénégalaise en 1914, c’est bien dans l’ordre juridique avant même celui des représentations culturelles. L’ouvrage d’Iba Der Thiam réunit une grande masse de faits en corrigeant au passage, et de façon implacable, les nombreuses inexactitudes ponctuelles répandues sur Blaise Diagne, à commencer par son état-civil véritable. Il explique le contexte politique local et la dimension raciale de la vie politique. Blaise Diagne est ainsi giflé pendant la campagne électorale par un mulâtre choqué des prétentions d’un candidat noir. Iba Der Thiam revient également sur la façon dont la candidature de Diagne fut perçue comme une inquiétante menace quand on commença à évaluer sérieusement ses chances d’élection. A la lecture de ce livre, le lecteur français doit faire un effort de décentrement car c’est bien dans une perspective nationale que s’inscrit l’auteur en nous racontant avant tout une histoire du Sénégal. L’épisode électoral de 1914 y apparaît comme un jalon dans une histoire de la démocratie et de l’alternance politique qui n’a pas commencé avec l’indépendance de l’AOFAfrique occidentale française.. La période coloniale française apparaît donc comme un moment intégré au continuum de l’histoire politique nationale. Alors que Blaise Diagne peut parfois être caricaturé en pantin-objet du colonialisme, Iba Der Thiam lui restitue son autonomie d’individu en soulignant l’aspect novateur de son élection dans le contexte de 1914.

Le Sénégal entre dans l’histoire … de la France

Au delà de ce qui apparaît sénégalo-sénégalais dans le récit d’Iba Der Thiam, son histoire de l’élection de 1914 conçue comme une révolution représente un jalon important de l’histoire de la France, non pas seulement pour une histoire culturelle des représentations ou de l’expérience de la race mais aussi parce que l’existence du Sénégal et de ses Quatre communes dans le champ juridique français fait de l’élection de 1914 et de ses suites une étape de l’histoire du droit français de la citoyenneté et de la nationalité. Patrick Weil Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, 2002, Folio-Histoire, 2004, p. 353-354. l’évoque d’ailleurs brièvement lorsqu’il s’interroge sur la définition juridique du Français. L’exercice de droits politiques par les habitants des Quatre communes pose dans un premier temps le problème de la compatibilité entre statut personnel et citoyenneté. Diagne n’a par ailleurs jamais été naturalisé mais fut douanier au service de la France. Les acteurs du temps peuvent également lui reprocher le non-accomplissement du service national, impôt du sang perçu à l’époque comme la cérémonie initiatique essentielle de l’entrée en citoyenneté. Les habitants des vieilles colonies avaient réussi à le faire appliquer après une lutte de plusieurs décennies achevée en 1913 jusqu’à ce que Diagne joue l’acte suivant en 1915-1916. Toutes ces raisons font de cette épisode de l’histoire du Sénégal un moment essentiel de l’histoire de la citoyenneté française, confrontée avec le cas sénégalais à un problème juridique autant que de représentation identitaire. L’auteur rend compte de la lecture sénégalaise de l’élection en 1913 de John Archer, maire noir du faubourg londonien de BatterseaNatif de Liverpool, fils d’un Barbadien et d’une Canadienne noire., montrant ainsi l’impact d’événements extérieurs sur un débat public sénégalais connecté au monde.

On peut éventuellement s’interroger sur l’approche de la race telle qu’elle apparaît dans l’ouvrage, peut-être pas assez comme une expérience historique, une identité construite et en construction. Le questionnement du lecteur peut aussi se porter sur ce qui, aux yeux de l’auteur, peut constituer l’identité nationale sénégalaise. Il n’en demeure pas moins qu’un tel ouvrage manquait au Sénégal et en France, malgré les travaux anciens et réédités de George W. JohnsonGeorge W. Johnson, The Emergence of Black Politics in Senegal, The Struggle for Power in the Four Communes, 1900-1920, Stanford University Press, 1971 ; Naissance du Sénégal contemporain. Aux origines de la vie politique moderne (1900-1920), traduction de François Manchuelle, Karthala, 1991 ; « The Beginnings of Modern Politics in Afrique Noire: Impact of the Elections of 1914 in Senegal », in L. Jalabert, B. Joly, J. Weber (dir.), Les élections législatives et sénatoriales outre-mer (1848-1981), Paris, Les Indes savantes, 2010.. On peut parfois reprocher à certains ouvrages centrés sur des espaces coloniaux, d’occulter l’histoire et les rouages du pouvoir colonial central. Ce n’est pas le cas ici et, contrairement à certains auteurs français, Iba Der Thiam ne commet jamais la confusion classique (et parfois voulue) entre Assemblée nationale de la Cinquième République et Assemblée nationale de la Troisième, alors distincte de la Chambre des Députés.

Dominique Chathuant © Clionautes