Retrouver la chrétienté perdue : tel fut pendant bien longtemps le rêve des missionnaires catholiques du monde entier, espérant secrètement reprendre contact avec ces communautés catholiques qui, à l’issue des premières décennies d’évangélisation au XVIIe siècle, avaient été victimes de fortes répressions de la part du pouvoir shogunal au moment même où le pays se refermait au contact avec les Européens. L’espoir se concrétise en 1865 lorsque les missions étrangères de Paris redécouvrent dans le village d’Urakami des chrétiens cachés qui avaient maintenu, malgré les dangers et l’absence de contact avec Rome, des rituels et une foi vivace. C’est à partir de ce point de départ que Martin Nogueira Ramos développe sa thèse autour de la réception du christianisme dans les communautés villageoises et son évolution coupée du reste du monde.
Si la première période d’évangélisation elle-même fut largement étudiée et l’objet de nombreuses publications notamment français (pour cela se référer à l’ouvrage de Nathalie Koumé Le christianisme à l’épreuve du Japon médiéval où les vicissitudes de la première mondialisation 1549–1569 qui fut chroniqué sur les pages de la Cliothèque), il est à noter que la seconde période d’évangélisation l’est beaucoup moins. C’est à ce constat que Monsieur Ramos entend remédier à travers son ouvrage. En focalisant son étude sur l’île de Kyushu, principal foyer des conversions catholiques du XVIIe siècle, et en piochant dans des sources diverses tenant tout autant aux témoignages européens qu’aux traces laissées par les crypto-chrétiens eux-mêmes, l’auteur entend dresser un panorama de la situation du catholicisme au Japon à la fin du XIXe siècle et ainsi déterminer si « la particularité religieuse des communautés villageoises crypto-chrétiennes et catholiques avait exercé une influence décisive sur leurs activités socio-économiques et leur façon d’interagir avec leur entourage non chrétien ainsi que sur leur manière de penser le monde. » (page 369).
La première entrée de l’étude de Monsieur Ramos consiste en un grand chapitre introductif revenant sur le processus ayant conduit les communautés catholiques japonaises à entrer progressivement en clandestinité à la suite de la promulgation de l’édit de 1614. La répression anti catholique qui se met en place au Japon à la suite de l’année 1614 ne se fait pas de manière uniforme sur l’ensemble du territoire. En effet pendant plus d’un demi-siècle, les autorités vont petit à petit mettre en place un contrôle des mœurs religieuses plus ou moins appuyé ou lâche en fonction des réalités politiques et économiques des différents fiefs du territoire (le pays étant alors en pleine phase d’unification politique autour de la personne du shogun). Là où certaines communautés sont littéralement décimées par la répression et les exécutions massives, d’autres territoires y échappent quasiment complètement à la faveur de dirigeants plus ou moins prompts à mettre en place la répression. Néanmoins, et c’est le deuxième aspect que l’auteur cherche étudier, l’absence progressive de clergé (les prêtres missionnaires présents sur place ont été soit chassés soit tués) va obliger les communautés catholiques à se réadapter afin de survivre. Pour cela celles-ci vont exploiter la structure de la confrérie qui avait été mise en place et développée par les missionnaires à leur arrivée afin de quadriller et de contrôler plus facilement le territoire de mission. Peu à peu le rôle de soutien à la mission évangélique des confréries va basculer vers celui de perpétuation d’une vie communautaire et de protection de rituels à travers une hiérarchie se mettant en place sur le territoire à travers les « anciens » chargés de la vie communautaire et de nombreux aspects qui dépassent bien largement le simple cadre de la vie spirituelle. Face à la multiplication des répressions et actes violents envers les chrétiens, les apostasies vont se multiplier. Couplée à l’absence de sacrement la peur de mourir sans obtenir le salut va exploser au sein des communautés chrétiennes. Ceci d’ailleurs alimentera des explosions de colère et de violence à travers des épisodes comme la révolte de Shimabara Amakusa. Si l’événement ne peut être tenu en soi pour une simple révolte religieuse (les causes économiques politiques et sociales de manière générale s’entremêlant) la motivation religieuse nourrira la colère et les revendications de ces communautés chrétiennes réprimées dans le sang.
Peu à peu, les communautés crypto-chrétiennes vont entrer en clandestinité. Néanmoins, la vision traditionnelle faisant de ces communautés des assemblées de chrétiens cloîtrés chez eux, vivant dans la peur quotidienne de la dénonciation et dans le secret espoir des jours meilleurs, doit être nuancée. C’est l’objet du second chapitre du livre. En effet la répression antichrétienne qui est traditionnellement attribuée à toute la période Edo est à relativiser profondément. La répression antichrétienne à proprement parler a cessé au XVIIe siècle, soit quelques décennies après la promulgation des édits de 1612 et 1614. Les épisodes de violence antichrétienne qui ont été relevées au cours du XVIIIe siècle sont attribués à des questions de maintien de l’ordre dans les campagnes, les autorités cherchant dans cette perspective à enquêter sur des mœurs et croyances jugées suspectes par les autorités, ce qui donnait lieu à quelques actes de répression. La volonté première des autorités guerrières demeurait le maintien de l’ordre et surtout des apparences. En l’absence de clergé formé par Rome, les communautés crypto-chrétiennes vont survivre en remettant en place une organisation interne leur permettant d’assurer une vie religieuse adéquate. À cette fin une hiérarchie va être mise en place, chargée de réunir périodiquement les fidèles et d’assurer les rites les plus importants notamment le baptême et l’enterrement, qui structurent l’ensemble de la vie du croyant. En effet le rôle de baptiseur revenait au chef de la communauté à proprement parler avec une possibilité d’ailleurs de transmettre à son fils cette charge. Cette organisation hiérarchique facilitera d’ailleurs comme le note l’auteur la conversion des crypto-chrétiens au catholicisme au moment de la réouverture du pays aux missionnaires étrangers. La dernière partie du second chapitre se penche plus en avant sur l’existence des réseaux régionaux du culte chrétien, permettant une mobilité et une solidarité au sein de la communauté des croyants. Si ceux-ci évitent les mariages avec des personnes extérieures à la communauté, les communautés ne sont pas coupées du reste de la société et peuvent même connaître une forte mobilité ne serait-ce que géographique à l’image de la région de Sotome–Urakami. L’existence de tels réseaux assurant la mobilité la solidarité au sein de la communauté cryptà-chrétienne facilitera d’autant plus le travail d’évangélisation au moment où le clergé catholique reviendra dans l’archipel nippon.
La seconde évangélisation du Japon s’inscrit de manière globale dans le grand essor missionnaire du catholicisme dans la seconde moitié du XIXe siècle (grand mouvement missionnaire accompagnant la colonisation). L’auteur met en avant les grandes difficultés rencontrées par les premiers missionnaires revenus au Japon. En effet rappelons que le christianisme est toujours proscrit dans l’archipel jusqu’en 1889 et à ce titre les convertis doivent faire face à une dure répression gouvernementale qui durera dans les faits jusqu’en 1873. La seconde évangélisation concernera avant tout les communautés crypto-chrétiennes et ceci s’explique pour plusieurs raisons. La première raison qu’évoque Monsieur Ramos c’est la plus grande facilité avec laquelle le dogme catholique va se répandre dans les réseaux crypto-chrétiens qui ont été étudié au chapitre précédent. La seconde raison évoquée est la soumission d’un grand nombre de chefs religieux locaux à ces mêmes missionnaires. Or, au sein des communautés, les chefs passent pour des « religieux professionnels » à même de faire les bons choix en reconnaissant la prépondérance de Rome.
Le quatrième chapitre de l’ouvrage entend s’interroger sur la portée religieuse des pratiques des crypto-chrétiens afin de mieux comprendre leur mentalité et expliquer pourquoi la plupart d’entre eux vont accepter de se convertir massivement au catholicisme après 1865 (date à laquelle les missionnaires catholiques débarquent de nouveau dans l’archipel). L’auteur résume le chapitre à deux questions, à la fois simples et complexes « que recherchaient les chrétiens cachés à travers la pratique de leur religion avant 1865 ? Pourquoi la prédication missionnaire a-t-il eu un impact sur ces villageois ? » (page 195).
L’analyse de Monsieur Ramos tend à montrer que les particularismes doctrinaux et rituels des communautés crypto-chrétiennes japonaises ont facilité la conversion massive au catholicisme au moment du retour missionnaire. En effet, « l’extrême ritualisme » (page 258) des communautés cachées va faciliter d’autant plus la conversion massive au contact de missionnaires mettant l’accent sur la rigueur doctrinale et rituelle. Ce ritualisme crypto-chrétien est entré en résonance avec la rigueur doctrinale des premiers missionnaires, d’autant plus que se convertir revient pour eux à « parfaire l’héritage des ancêtres » (page 236). Les principales évolutions que rencontrèrent ces communautés de crypto chrétiens touchent avant tout à l’exercice public du culte. En effet, les communautés religieuses chrétiennes avaient développé comme nous l’avons vu le culte du secret depuis de nombreuses décennies. Si pendant très longtemps l’historiographie a considéré ce culte du secret comme une manière de se préserver des répressions anti catholique, Monsieur Ramos nous invite à reconsidérer ce propos, à l’aune des dernières recherches. En effet l’analyse des documents à la disposition, notamment les comptes-rendus d’enquêtes menées par les missionnaires, tend à montrer que l’imposition du secret a progressivement revêtu un caractère religieux propre. Préserver le secret des rites et pratiques religieuses de la communauté c’est se préserver en vue du salut ou de l’éveil. Ceci explique d’ailleurs pourquoi de nombreuses communautés cachées vont perdurer bien au-delà de la fin des répressions antichrétiennes à partir de l’ère Meiji.
La résurgence du catholicisme aux alentours des années 1870 va amener les autorités locales à réagir et se positionner face à cette résurgence religieuse. En effet, en affichant publiquement leur appartenance religieuse et en faisant fi du maintien des apparences publiques, les communautés chrétiennes enfreignent ouvertement l’interdiction. Cependant la réaction des autorités ne fut pas uniforme sur l’ensemble du territoire, bien au contraire. Les relations entre autorités et villageois dépasse ainsi largement le rapport de dominant à dominé. C’est l’objet d’étude du chapitre cinq.
Il est à noter que la communauté crypto-chrétienne et catholique n’a cessé d’évoluer vis-à-vis des autorités, entre espoir de se voir reconnaître enfin la liberté de culte et radicalisation face aux nouvelles répressions. La résurgence de celles-ci s’inscrit dans une évolution politique de l’archipel nippon qui aboutit à la restauration Meiji. L’unification du pays autour de la figure de l’empereur s’accompagne d’une réforme religieuse souhaitant imposer à l’ensemble des habitants le culte unifié autour de la figure de l’empereur et du shintoïsme. Cette évolution politique n’a pas fait varier l’attitude de bon nombre de catholiques. Beaucoup refusèrent tout compromis, quand bien même celui-ci permettait de maintenir les apparences d’une adhésion à la nouvelle idéologie religieuse et au régime de Meiji. Cette radicalité perdurera jusqu’en 1889, date à laquelle la nouvelle constitution du pays accorde officiellement la liberté religieuse aux habitants. Les évolutions les plus notables sont à noter du côté de l’empire lui-même. A partir de 1873, malgré un rappel par plusieurs décrets de l’interdiction du christianisme dans l’archipel, il n’est plus question pour le pouvoir d’essayer de contrôler les croyances et pratiques religieuses des habitants : « de facto, la liberté religieuse est progressivement octroyée aux Japonais. » (page 299).
Cette amélioration très nette de la situation du christianisme au Japon ne doit pas nous faire oublier que la nouvelle société catholique qui émerge doit s’intégrer dans le monde villageois, ce qui n’est pas sans créer des tensions locales. Derrière l’adhésion au catholicisme se joue l’organisation même des communautés villageoises. C’est ainsi que Monsieur Ramos revient dans son dernier chapitre sur cette question. En l’espace de quelques décennies seulement c’est toute la position du catholicisme dans l’île de Kyushu, et notamment autour de la ville de Nagasaki, qui va fortement changer. S’appuyant sur les structures communautaires que nous avons évoquées plus haut, les missionnaires, qui n’avaient quasiment aucun contrôle sur ces populations jusqu’alors, vont progressivement bâtir une organisation assez proche des communautés catholiques européennes, s’appuyant sur les conversions massives des crypto-chrétiens. Ces conversions massives s’accompagnent d’une intransigeance de plus en plus marquée des nouveaux convertis et des villages catholiques vis-à-vis des autres religions et pratiques sociales afférentes. C’est ce catholicisme intransigeant qui sera d’ailleurs l’objet de très fortes tensions dans les communautés locales. À ce propos citons la dégradation très nette par certains endroits des relations entre les communautés de chrétiens cachés et les communautés bouddhistes à partir de 1865 et du retour des missionnaires européens.
Ce qui ressort de l’étude de Martin Nogueira Ramos, c’est un regard nouveau sur l’histoire du christianisme japonais, puisant dans les dernières avancées historiographiques afin de dresser un panorama complet et passionnant de la situation des communautés villageoises crypto-chrétiennes et catholiques entre le XVIIe et la fin du XIXe siècle. Il est à ce titre évident que l’ouvrage de Monsieur Ramos constitue une entrée que nous recommandons à toutes celles et ceux souhaitant porter leur regard d’historien vers l’Orient.