Dans les collections « Résistance poche » et « Résistance-Liberté-Mémoire », les éditions du Félin ont entrepris depuis longtemps de rééditer des ouvrages écrits par des résistantes et résistants et devenus introuvables ou presque. Ils le font avec l’association Liberté-Mémoire, fondée par de « grands » résistants, aujourd’hui décédés, et présidée par Laurence Thibault, entourée de plusieurs historiens, Jean-Pierre Azéma, Charles-Louis Foulon, Fabrice Grenard et Bruno Leroux (respectivement actuel et ancien directeur scientifique de la Fondation de la Résistance), Vladimir Trouplin (conservateur du musée de l’Ordre de la Libération), et de l’historienne et conservatrice générale Christine Lévisse-Touzé.

Cet ouvrage est la 3ème édition des Mémoires d’une résistante assez singulière, Jeanne Bohec, la seule femme à être parachutée en France après sa formation en Angleterre, comme instructrice de sabotage, une spécialité jugée éminemment masculine. Sous le titre La Plastiqueuse à bicyclette, elle publia  en 1975 le récit de son exceptionnel parcours de résistante (elle gagna Londres en bateau le 18 juin 1940 sans avoir connaissance de De Gaulle et de son Appel et ne fut démobilisée que le 31 août 1945), avec une courte préface de Jacques Chaban-Delmas ; l’ouvrage connut une seconde édition en 1999 avec une postface de Jeanne Bohec qui avait alors 80 ans. Elle est décédée en 2010 et c’est une chance que nous puissions lire aujourd’hui le récit de cette femme modeste, dynamique, courageuse et optimiste. L’ouvrage se compose d’une trentaine de courts chapitres. La première moitié du livre est le récit de sa jeunesse, de son départ pour l’Angleterre, de son engagement dans les Forces françaises libres et de sa préparation dans les écoles spéciales anglaises pour une mission en France. La seconde moitié est le récit de son action clandestine en France, dans sa Bretagne natale, du 29 février 1944 à la Libération.

La détermination patriotique d’une jeune bretonne douée pour les maths et la chimie

Bretonne, fille de marin, Jeanne Bohec est née en 1919. Lycéenne à Angers, passionnée par les maths pour lesquelles elle montre une grande aptitude, elle entreprend des études supérieures de mathématiques à la faculté catholique. Patriote, elle suit également des cours de défense passive et de secourisme tout en poursuivant ses études, au cours de l’année universitaire 1939-1940. Par un de ses professeurs, elle apprend en mars  qu’une poudrerie de Brest recherche une aide chimiste. Elle réussit l’examen de passage et il lui est presque plus difficile s’obtenir l’accord de ses parents (qui habitent Angers), bien qu’elle soit désormais majeure. Elle est étonnée et révoltée par l’avance des troupes allemandes, scandalisée par les réactions défaitistes de tous ceux qui attendent avec résignation l’arrivée de l’occupant, et immédiatement décidée à quitter le sol de sa patrie envahie. Quand il devient sûr que Brest va être occupée, elle remplit une petite valise, court sur le port et cherche un bateau en partance pour l’Angleterre qui veuille bien la prendre à son bord. Elle embarque sur le remorqueur l’Abeille, dans la soirée du 18 juin 1940, sans avoir le temps de prévenir ses parents. Sa détermination est immédiate et totale.

A Londres elle subit les interrogatoires habituels des services anglais qui lui proposent d’abord de repartir en France, puis de devenir dame de compagnie dans une famille anglaise bourgeoise. Ce qu’elle accepte par obligation, mais ce qui ne lui convient pas du tout. Son intention est de combattre dans la Résistance et, plus encore, de repartir combattre en France, ce qui est totalement interdit aux femmes. Le 6 janvier 1941, elle signe un engagement dans le tout nouveau Corps des Volontaires françaises de la France libre, « pour la durée de la guerre plus trois mois ».

Ténacité, endurance et courage pour obtenir une mission en France occupée

Après une formation avec de jeunes Anglaises à l’école des Auxiliary Territorial Service de Bournemouth, elle travaille comme secrétaire au service technique et de l’armement jusqu’au printemps 1942. Elle se partage entre la vie de caserne (elle devient caporal), son emploi à l’extérieur, et les sorties en soirée et en fin de semaine. La création par le service où elle travaille d’un laboratoire de recherches pour la fabrication d’engin de sabotage pour la Résistance intérieure, lui offre un emploi plus adapté à ses compétences. Elle instruit également les envoyés du Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) à la manipulation d’explosifs nouveaux.

Elle a toujours la volonté d’être désignée pour une mission en France où elle pourrait former sur le terrain les résistants qui en ont besoin. Elle formule sa demande. Mais elle se heurte au BCRA qui refuse d’envoyer des femmes en mission. Finalement, à force de ténacité, bénéficiant sans doute de l’appui d’Henri Frenay  de passage à Londres, et de l’accord du commandant « Saint-Jacques » (Maurice Duclos), le BCRA accède à sa demande.

Il lui faut alors effectuer une solide formation dans les Special Training Schools (STS) anglaises. Nous avons plaisir à la suivre dans ses différents stages, sabotage, codage et décodage, combat, parachutage, sécurité du clandestin, où elle est la seule femme, mais où elle est très vite adoptée et aimée tant elle est volontaire, courageuse et efficace. Elle réussit sa formation, obtient le titre de sous-lieutenant et est désignée pour être parachutée en Bretagne comme instructrice de sabotage. Après deux tentatives infructueuses, elle est parachutée près d’Alençon dans la nuit du 29 février au 1er mars 1944, sous le pseudonyme de Rateau. Elle est mise à la disposition du Délégué militaire régional pour la région M, Valentin Abeille, qui couvre tout le Grand Ouest, de la Normandie à la Bretagne. Elle est l’une des cinq femmes françaises parachutées en France et la seule femme instructrice de sabotage.

« Professeur de  sabotage », saboteuse, réceptrice de parachutage, agent de liaison, maquisarde

Nous la suivons désormais dans ses activités résistantes pendant près de six mois, activités variées dans le cadre d’un danger permanent et d’une répression croissante, dans un pays qu’elle connaît bien et où la population est assez largement résistante (ce qui lui offre des caches, des lieux de fraternité et de réconfort), multipliant les actions, les contacts, les déplacements et donc les risques, confiante dans sa bonne étoile, qu’elle appelle la Providence, car elle est profondément croyante.

Elle sert d’abord comme instructrice de sabotage en Bretagne, sillonne le Morbihan, les Côtes-du-Nord et le Finistère à bicyclette (acceptant à l’occasion l’offre de monter dans un camion de soldats allemands, hébergée même un soir dans une Feldgendarmerie), pour des tournées où elle enseigne, parfois à une seule personne, plus souvent à un petit groupe de résistants sédentaires, à utiliser le matériel parachuté d’Angleterre et fabriquer des explosifs et des détonateurs  artisanaux avec les produits du commerce (c’est là sa grande spécialité).

En mai et début juin 1944, quand les résistants reçoivent des messages leur demandant d’appliquer le plan Vert de destruction des lignes ferroviaires, puis les autres plans de sabotage, elle participe à des opérations nocturnes de sabotage, avec des groupes de résistants sédentaires. Ses camarades de résistance sont toujours des hommes, mises à part les agents de liaison. Elle raconte qu’une fois la première surprise passée, personne n’a jamais manifesté « le moindre étonnement d’avoir à faire à une jeune fille instructeur de sabotage » et qu’elle fut toujours très vite adoptée.

Rattrapée par son genre

Pourtant, son statut de femme ne tarde pas à la rattraper car, avant même le Débarquement, elle cesse d’être « professeur de sabotage » (comme elle aime à se définir) : son travail achevé en Bretagne, personne n’envisage manifestement de faire bénéficier une autre région de ses compétences. Elle sert désormais comme agent de liaison dans une région qu’elle connaît bien. Elle bénéficie de la confiance, et semble-t-il à la lire entre les lignes, de l’admiration, des responsables FFI (comme c’était souvent le cas à l’égard des agents venus de Londres) qui lui confient de difficiles missions à lourdes responsabilité.

Quand se constitue le maquis de Saint-Marcel, elle s’installe au maquis où à ses abords et est affectée au Bureau des opérations aériennes. Elle participe à des opérations de réception de parachutages, en particulier en balisant les terrains. Les parachutages sont alors massifs (700 containers réceptionnés en une seule nuit). Elle est aussi employée à coder et décoder des messages, en ayant acquis les compétences dans un stage en Angleterre. Les hommes affluent par centaines, des militaires des SAS (Special Ar Service) sont parachutés avec leur matériel, le maquis est conçu pour devenir une puissante base. Mais les Allemands réagissent et attaquent le maquis, alors fort de 2500 hommes, le 18 juin 1944. Jeanne Bohec se voit refuser le droit de combattre les armes à la main. Si les pertes sont faibles car le repli est possible, il n’en va de même dans les jours suivants ou Allemands, « Russes blancs » et miliciens se livrent à une terrible chasse à l’homme. Jeanne Bohec poursuit dans ce contexte ses activités d’agents de liaison.

Quand arrive enfin la Libération, elle tient à revêtir l’habit militaire et se confectionne un uniforme. Aussitôt Quimper libérée elle pense retourner en Angleterre pour se faire attribuer une nouvelle mission. Elle obtient une place dans un bateau qui reconduit à Londres le colonel Passy, chef du BCRA. L’avancée rapide des troupes américaines et de la libération de la France rendront inutile une nouvelle mission Elle retrouve à Londres son fiancé français qui revient lui aussi de mission, et se marie.

Démobilisée en août 1945, elle ne reprend pas ses études, mais entre dans l’enseignement et devient professeur de mathématiques. Membre de plusieurs associations d’anciens résistants, témoignant souvent dans les écoles, passionnément gaulliste, elle fut aussi officier municipal dans le 18e arrondissement de Paris jusqu’en 1988. Elle concluait ainsi la première édition de son livre : « Je ne veux pas être un ancien-combattant qui ressasse le passé fut-il glorieux. Je me suis un instant penché sur lui, mais c’est dans le présent que je vis. Et je fais beaucoup de projets d’avenir… »

© Joël Drogland pour les Clionautes