“ J’ai gardé en mémoire une scène où Roger et moi sommes seuls, debout dans la dernière rame du métro puisque je porte l’étoile jaune. Roger, son calot de futur polytechnicien crânement posé de biais sur la tête, entoure de son bras mes épaules. Il le fait avec un tel air de défi que, devant ce jeune chrétien qui protège si farouchement sa très petite et très jeunette fiancée juive, les voyageurs, loin d’être choqués, s’attendrissent et sourient. Dans cette dernière voiture montent volontairement, parmi d’autres, les voyageurs qui entendent témoigner de leur muette sympathie à l’égard des persécutés.” (p.274)
Ce souvenir charmant et émouvant raconté par Annie Becker – plus connue sous le nom d’Annie Kriegel – nous semble une parfaite entrée en matière pour présenter la chair et l’esprit du dernier ouvrage de Jacques Semelin, la survie des juifs en France,1940-1944, publié aux éditions du CNRS. Entré dans la carrière d’historien-chercheur au milieu des années 80, Jacques Semelin a consacré son énergie à étudier les formes de résistances des sociétés européennes (et des individus) au projet génocidaire nazi. Selon les mots de l’auteur, “cet ouvrage est la version abrégée, actualisée, retravaillée, de son livre Persécutions et entraides dans la France occupée, paru en 2013.(…) De dimension plus modeste, il s’adresse à un public plus large”.
S’inscrivant dans la lignée des travaux pionniers de Serge Klasfeld qui préface son livre, Jacques Semelin s’attache ici à écrire “une histoire de la non-déportation des juifs de France” (p.22) en disséquant les multiples facteurs qui ont permis que 75% des juifs présents sur le sol français en 1940 aient survécu, alors qu’ils étaient soumis à la double menace de l’occupation nazie et du régime collaborateur et antisémite de Vichy.
Par une analyse multifactorielle, l’auteur s’efforce de démêler l’écheveau de cette histoire tragique: la particularité géographique du territoire français, les facteurs politiques changeants de 40 à 44, l’évolution générale du conflit etc…
Mais ce qui fait l’originalité du livre, son caractère novateur et son intérêt réside dans l’étude approfondie des mémoires et des multiples témoignages des survivants auxquels l’auteur avoue avoir parfois fini par s’attacher. Par le biais de ces “micro-histoires”, de cette “ histoire vue d’en bas”, au plus près des êtres humains, il analyse avec acuité les multiples stratégies de survie individuelles ou collectives mises en œuvre par les persécutés, ce qui contredit l’idée reçue d’une prétendue passivité des juifs face à leur malheur. On comprend mieux dès lors le parti-pris de l’auteur qui insère dans son texte de multiples extraits de témoignages des survivants, dont certains sont connus ( la famille Becker, la famille Lindon, Stanley Hoffmann, Léon Poliakov…) et d’autres moins. Ces multiples stratégies de survie sont analysées avec précision dans les trois premiers chapitres :
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La dispersion (la mobilité des persécutés sur le territoire français)
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Face à la persécution: se débrouiller pour survivre.
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Face aux arrestations, se fondre dans la population.
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Centrés sur la capacité (ou non) des juifs à survivre, les chances de survie dépendaient bien évidemment aussi des rencontres, de la plus ou moins grande insertion sociale, de “petits gestes” et de l’attitude des français non-juifs à l’égard des juifs. Ceci apparaît bien évidemment dans les trois premiers chapitres. Cependant, l’auteur reprend cette question passionnante de “l’entraide spontanée envers les persécutés” dans le quatrième et dernier chapitre. En 70 pages, l’auteur nous livre une analyse multifactorielle remarquable d’érudition et d’intelligence, et dont certains aspects sont repris et approfondis dans la conclusion. Il y conteste au passage certaines idées reçues. A commencer par la thèse de Paxton/Marrus qui postulait un antisémitisme profond du peuple français en 1940 et que l’auteur estime excessive et fort discutable, surtout si on compare avec la situation des juifs dans d’autres pays comme la Pologne. Il met ensuite en avant des facteurs historiques culturels propres à expliquer la survie des juifs au sein de la population française: le christianisme ( catholique et protestant); la culture républicaine, avec en particulier de beaux passages sur le rôle de l’école et des instituteurs, puisqu’“on ne connaît pas de refus d’inscription à l’école publique de ces enfants, quelle que soit leur origine” (p. 186); la tradition d’Assistance publique et d’assistance sociale développée depuis le 19ème siècle et qui ne disparaît pas sous Vichy. Tous ces facteurs combinés expliqueraient donc un fait remarquable: la protection des enfants juifs (et parfois de leurs parents) pendant la guerre, en particulier à partir de l’été 42, grâce à de multiples “petits gestes individuels” , c’est à dire une forme de réactivité sociale plurielle et dispersée, et bien sûr, grâce à une résistance civile de sauvetage organisée par des juifs et des non-juifs.
En plus d’être historien, J. Semelin a aussi une formation de psychologue. Et c’est cette capacité à analyser les réactions humaines dans ce qu’elles ont de plus intimes que l’auteur met à profit avec bonheur et qui rend la lecture de certains passages passionnante. J. Semelin n’a pas voulu écrire une histoire “héroïque” de la survie des juifs, mais s’est attaché à mettre au jour une somme considérable d’attitudes individuelles de survie, de “petits gestes” (ou non) accomplis par compassion, par conviction ou par intérêt, et qui mis bout à bout, explique avec de multiples autres facteurs, que 75% des juifs vivant en France en 1940 aient pu survivre. C’est, à notre avis, l’aspect le plus remarquable de cet excellent ouvrage que d’avoir su donner la place qui leur revient dans cette histoire, “à un moment où la vie peut basculer, à ces petits gestes inscrits dans le quotidien ( et qui) permettent parfois d’échapper au danger. (Et dont) bien souvent la fugacité (…) affleure dans les récits des témoins” (p.273).
Pour reprendre les derniers mots de la préface de Serge Klarsfeld, voilà donc “un livre tout à fait remarquable et indispensable à ceux qui s’intéressent à la France et à la Shoah”.