Synthèse sur le système télégraphique Chappe.
Les salons du livre, tels que les Rendez-Vous de l’Histoire de Blois, offrent une lucarne de visibilité précieuse à ce qu’il est convenu d’appeler les « petits éditeurs ». Maisons spécialisées, associatives ou régionales y bénéficient d’une exposition ponctuelle qui témoigne de la vitalité d’un tissu historique trop souvent négligé, malgré la passion qui anime ses acteurs. Leur labeur mérite cependant d’autant plus considération que certains d’entre eux ont à coeur de faire oeuvre de fond en proposant des travaux de référence.

Tel est le cas du présent volume, initié dans le cadre associatif de la Fédération Nationale des Associations de Personnels des Postes et Télécommunications pour la Recherche Historique, et fruit du travail de douze contributeurs passionnés. Bien qu’il ne s’agisse plus d’une actualité éditoriale au sens strict du terme, sa découverte à l’occasion des Rendez-Vous de l’Histoire justifie l’évocation de son contenu d’autant que, dans la généalogie de la circulation rapide de l’information dont Internet représente l’actuel accomplissement, l’épopée de la télégraphie Chappe constitue sans doute le jalon le plus méconnu. Ce délaissement est d’autant plus regrettable qu’il concerne le premier système de télécommunication de l’Histoire.

C’est le 12 juillet 1793 que Claude Chappe (1763-1805) expérimente son système avec succès en réalisant, sous les yeux de délégués de la Convention et avec la caution scientifique de Lakanal, un essai de transmission instantanée par signaux optiques sur une distance de 25 km. Plus heureux que ses prédécesseurs, l’inventeur est parvenu, après trois ans d’essais avec ses frères, à mettre au point un télégraphe performant (la “machine Chappe”), dont les bras articulés permettent de composer des figures géométriques correspondant à un “vocabulaire” de 98 signaux. Dans le contexte d’urgence militaire de La Patrie en danger, qui donne alors un caractère vital à la rapidité des communications, cette performance signe l’essor d’un réseau dont l’étendue et l’efficacité imposent l’admiration.

Les frères Chappe sont nommés ingénieurs de l’administration publique financée par l’état qui se met en place dès l’origine. Leur première tâche est de créer la ligne Paris-Lille, qui entre en exploitation dès juillet 1794, et de former le personnel destiné à son fonctionnement. En 1799, ce sont trois lignes qui relient Saint-Malo, Dunkerque et Huningue à Paris, selon un statut mixte : les Chappe jouent le rôle d’entrepreneurs publics et s’efforcent, en complément des communications officielles, de faire fructifier l’exploitation du réseau avec des messages privés, notamment les résultats de la Loterie. Après avoir resserré les cordons de la bourse et du contrôle de l’État, Napoléon donne un nouvel élan à l’extension du réseau télégraphique jusqu’à Amsterdam au Nord, et Lyon et Venise au Sud. La transmission des dépêches est assurée par une chaîne de stations établies à distance visuelle (11 km en moyenne). Chacun d’entre eux est pourvu d’équipements optiques, pour enregistrer les messages reçus, et d’un télégraphe articulé pour les répercuter au relais suivant. Périmé technologiquement par l’invention de la télégraphie électrique, le réseau Chappe ferme ses lignes au début du Second Empire, après soixante ans d’existence. Son existence se perpétue cependant quelques années supplémentaires dans le contexte militaro-colonial de l’Algérie – dont l’atmosphère limpide est particulièrement favorable à la transmission aérienne – ainsi que dans le cadre opérationnel de la Campagne de Crimée.

A l’historique global de cette épopée succède une étude monographique en règle des différentes lignes installées, présentées selon un découpage géographique et accompagnées par des cartes de leur tracé. La partie suivante est consacrée à une présentation détaillée du matériel technique (appareils télégraphiques et optiques) et des essais de transmission nocturne, ainsi que des méthodes de transmission utilisées (vocabulaires et signaux de correspondance). La permanence du réseau subit la loi de contraintes techniques de visibilité dont les techniciens ne sont pas les maîtres : obstacles physiques, phénomènes visuels, nuit et météorologie. La dextérité des opérateurs constitue une autre variable déterminante dans la vitesse de la transmission. En 1820, selon le modèle théorique, un message de cent signaux met 56 minutes pour parcourir le trajet entre Paris et Lille via vingt-deux stations, et 95 minutes entre Paris et Bordeaux après avoir été relayé par quatre-vingt-quinze postes. Le choix des sites d’implantation des stations (selon des règles de visibilité évidentes qui font retenir les points élevés : mamelons ou… clochers), l’architecture des postes et leur devenir après leur désaffectation n’échappent pas non plus à l’examen. Les engagements financiers (coûts d’investissement et de fonctionnement, traitements du personnel) sont analysés. Les hommes du télégraphe (les cinq frères Chappe, les administrateurs qui leur ont succédé, les cadres : directeurs et inspecteurs, et les agents de terrain : les stationnaires) font également l’objet d’une présentation détaillée qui envisage recrutement, pratiques professionnelles, conditions de travail et position dans la société.

Une dernière partie présente les systèmes parallèles ou concurrents. Les tentatives n’ont pas manqué : les sémaphores de la marine, les télégraphes Monge et Bétancourt-Bréguet, diverses expériences infructueuses ou inabouties, d’autres plus concluantes comme les lignes Saint-Haouen et Ferrier, ont pu prétendre jouer le rôle d’une alternative au système Chappe avant que le triomphe de la télégraphie électrique et du Morse ne sonne leur glas général. L’aperçu le plus ébahissant concerne incontestablement l’existence de diverses lignes clandestines (Paris-Lyon, Angoulème-Bordeaux, Paris-Bruxelles) organisées pour les besoins des spéculateurs en bourse et du monde des affaires. Le procédé le plus rocambolesque est à inscrire au passif de banquiers bordelais aussi ingénieux qu’indélicats, qui parvinrent à faire diffuser des signaux clandestins sur le réseau officiel à l’aide de complicités internes. Le procès de leur réseau démasqué passionna la France en 1837, d’autant qu’il se conclut par un acquittement général, la loi n’ayant pas prévu la répression d’un tel cas de figure…

On sort impressionné et instruit de cette remarquable somme d’érudition, au sens noble du terme. Par sa densité, la richesse de son iconographie, la qualité et l’ampleur de sa documentation, aussi précise que détaillée, elle constitue une contribution significative à l’Histoire des techniques.

Guillaume Lévêque