Pour comprendre l’Allemagne d’aujourd’hui, les éditions du Septentrion ont ici rassemblé treize contributions d’universitaires solidement structurées en quatre parties, économie, société, politique intérieure et politique extérieure.
Adaptation ou disparition du modèle allemand ?
La réunification, intervenue dans le contexte d’une mondialisation accélérée et du triomphe du libéralisme à l’anglo-saxonne, a un temps donné l’impression que le modèle allemand était condamné à disparaître. La parité monétaire et salariale décidée entre l’est et l’ouest, que les patrons de l’ouest ont bien accueillie car elle évitait une concurrence « déloyale », a aggravé la crise industrielle dans l’ex-RDA, car la productivité de l’est était très loin de celle de l’ouest. Par ailleurs, les importants transferts d’argent de l’ouest vers l’est ont entraîné une hausse des prélèvements sociaux. En parallèle, l’ouverture croissante à l’international mettait à mal le modèle social traditionnel. Ce dernier reposait sur des liens intenses au sein des branches professionnelles entre le patronat et les syndicats, qui ont accepté une modération salariale dans les années 1990, et sur la multiplication des conventions collectives : l’Allemagne n’a à ce jour pas de salaire minimum garanti par l’État, mais uniquement des accords de branche. Or en 2003 Gerhard Schröder, pour faire face à une situation économique difficile, a fait passer l’ « Agenda 2010 », un ensemble de réformes (aussi nommées « Hartz IV », du nom de leur promoteur), visant à libéraliser le marché du travail et à inciter les chômeurs à accepter des emplois, même mal rémunérés. Les entreprises rechignent de plus en plus à adhérer aux syndicats patronaux et donc à s’engager dans des accords de branche, et les grands syndicats perdent également des adhérents au profit de syndicats catégoriels. Pour autant, il est impossible actuellement de savoir s’il s’agit d’une adaptation de ce modèle ou d’une disparition, la plupart des auteurs penchant pour la première possibilité.
Le risque de fragmentation sociale
Le phénomène de l’Ostalgie a souvent été mis en avant, mais rarement expliqué de manière aussi claire que dans ce volume : Tomas Ahbe montre comment cette fierté nostalgique s’est développée en réaction aux Ost-Diskurse stigmatisant l’insuffisante adaptation des habitants de l’est aux normes en vigueur à l’ouest. Chez les anciens citoyens de la RDA, la critique permanente du totalitarisme de l’est et des crimes du régime faite par les Allemands de l’ouest a suscité une réaction face à ce qui apparaissait comme un discours imposé de l’extérieur, visant à leur imposer une certaine perception de leur histoire. On comprend donc que la manière d’enseigner l’histoire de la RDA fasse actuellement l’objet d’âpres débats en Allemagne. Une autre contribution examine précisément les évolutions du système éducatif depuis l’unification. Pour un Français, l’élément le plus marquant est l’hétérogénéité : le système scolaire est du ressort des Länder. Son organisation et sa qualité varient donc beaucoup d’une région à l’autre, et les nouveaux Länder ne font pas exception puisque, s’ils ont dans l’ensemble repris des modèles à l’ouest, ils n’ont pas choisi les mêmes et ont mené des politiques très différentes. Pour simplifier, les Länder dominés par la CDU ont d’abord développé des systèmes différentiels avec Hauptschule – Realschule et Gymnasium pour les meilleurs élèves, alors que les Länder plus à gauche ont opté pour un système à deux types d’établissement, avec le Gymnasium et un autre type d’école, dont le nom varie, et qui tend aujourd’hui à se généraliser. La tendance de fond, que l’on voit se développer à l’est comme à l’ouest, est toutefois à une plus forte intervention de l’État fédéral dans les questions éducatives : sous la pression des mauvais résultats obtenus par la plupart des Länder aux enquêtes Pisa, le Bund (l’État fédéral) est intervenu pour orienter les réformes. Le nombre croissant d’acteurs ne facilite donc pas la gestion du système.
Le rapport à l’immigration a aussi été fondamentalement transformé ces dernières décennies : l’Allemagne s’est longuement considérée comme un pays qui accueillait des Gastarbeiter, censés repartir dans leur pays d’origine après quelques années. Cette doctrine s’étant avérée inopérante, il fallut un certain temps pour accepter l’idée que l’Allemagne est un pays d’immigration. La loi sur l’immigration entrée en vigueur le 1er janvier 2005 vise précisément à s’adapter à cette réalité, en prévoyant des démarches pour l’immigration définitive (cours de langue…). Ces dernières années, le gouvernement allemand s’est préoccupé de l’intégration des immigrés et de leurs descendants, en particulier d’origine turque, en prévoyant par exemple l’introduction de cours sur l’islam à l’école.
Démographie et fédéralisme : les grands défis politiques
Les problèmes démographiques allemands, bien connus, ont fait l’objet d’une prise de conscience très tardive dans le pays, des mesures natalistes (développement d’allocations, de crèches…) ont été mises en place ces dernières années, en particulier par la ministre CDU Ursula von der Leyen, parfois contre les membres de son parti attachés à l’éducation des enfants par les mères.
Un article riche et (nécessairement) complexe de Jérôme Vaillant analyse les évolutions du fédéralisme allemand : il est intéressant de constater que, alors que beaucoup prennent de ce côté du Rhin les Länder allemands comme modèles de la décentralisation réussie, le besoin se fasse sentir de l’autre côté d’une réforme pour éviter une paralysie du système législatif. En 2006 a été votée une première loi, visant redéfinir et clarifier les compétences de chacun, pour diminuer la proportion de lois devant être approuvées par le Bundesrat, représentation des Länder qui s’était souvent opposé au Bundestag, en échange d’un transfert plus poussé de certaines compétences à ces Länder. Diverses dispositions financières complètent ces réformes, dont un deuxième train a été adopté en 2009.
Cette partie est complétée par une analyse des partis politiques allemands : les deux principaux (CDU/CSU et SPD) perdent des adhérents et des électeurs, les réformes libérales de Gerhard Schröder et la politique de coalition menée par Angela Merkel durant son premier mandat ayant brouillé les identités respectives. Les « petits » partis, libéraux du FDP, verts et « Die Linke », parti très à gauche, progressant actuellement vers l’ouest depuis sa base originelle à l’est, ont à l’inverse le vent en poupe.
Politique étrangère : l’impossible normalisation
La dernière partie revient sur la normalisation progressive de l’Allemagne sur la scène internationale. Cette évolution fut très influencée par les guerres en ex-Yougoslavie dont l’impact sur l’Allemagne, y compris en termes migratoires, fut bien plus fort que sur la France. En 1994, un jugement très important de la Cour constitutionnelle allemande précisait pour la première fois que la Loi fondamentale autorisait l’Allemagne à intervenir hors des frontières des membres de l’OTAN ; la Bundeswehr put donc participer à la coalition internationale en Yougoslavie. Progressivement, l’opinion publique et les hommes politiques admettent l’idée d’interventions armées dans des conflits, à condition qu’il s’agisse d’opérations de maintien de la paix et non de combats de haute intensité. Le refus de la participation à l’invasion de l’Irak en 2003 constitue naturellement un autre moment important de cette normalisation, dont on perçoit qu’elle n’est toutefois pas complète.
On a donc là un ouvrage très riche, couvrant très utilement nombre d’aspects importants de la vie politique, économique et sociale de l’Allemagne actuelle.
Yann Coz