Des écrans de télévision sont aujourd’hui présents partout. Pourtant neuf Français sur dix en ignoraient jusqu’à l’existence en 1949.
C’est l’histoire de la diffusion de cet objet qu’étudie ce livre, issu de la thèse d’Isabelle Gaillard, aujourd’hui maître de conférence à l’Université de Grenoble. Plus précisément, c’est surtout le marché de la télévision qu’elle explore, marché qui résulte de la confrontation de trois acteurs : l’État, les entreprises et les consommateurs. Elle arrête son étude au milieu des années 80, c’est-à-dire avant la multiplication des chaînes privées et au moment où la télévision est présente dans plus de 90% des foyers.

L’histoire d’une banalisation

Ce livre retrace l’histoire de la pénétration de la télévision dans le quotidien des Français en distinguant trois phases. Les années 50 sont celles de la mise en place de la télévision : le réseau de diffusion est progressivement construit (19% de la population est couverte en 1950 ; 70% en 1959) et la population découvre le téléviseur. Notamment en raison d’un prix élevé (deux mois de salaires d’un ouvrier en 1960), il demeure un objet rare qui équipe 1% des foyers en 1954 et 10% en 1959. En revanche, la fascination pour cet objet est très forte et rapide. C’est dans les années 60 que ce « désir de télévision » (p. 98) peut être satisfait. En 1969, 95% de la population française est couverte par le réseau et plus de 60% des foyers sont équipés. Il y avait 24000 postes en 1952, un million en 1959 et 10 millions en 1968. Même si des disparités géographiques ou des différences dans les qualités d’équipement (possibilité ou non de recevoir la seconde chaîne) subsistent, la télévision devient un objet courant, dont le prix a en moyenne été divisé par deux durant la décennie. La troisième phase va de 1968 à 1985 : elle est marquée par la banalisation de la télévision d’une part, et par la diffusion de la télévision couleur d’autre part. Celle-ci équipe moins d’1% des foyers en 1971, contre 70% en 1980 et 90% en 1990.

Télévision et société

Parallèlement Isabelle Gaillard présente les aspects sociaux de cette diffusion. Même si ce sont d’abord les hauts revenus qui accèdent à la télévision puis à la télévision en couleur, l’auteur souligne que, rapidement, les catégories sociales moins aisées consentent d’importants efforts financiers pour s’équiper : l’achat d’une télévision est vécue par les classes populaires – ouvriers notamment comme une priorité. Au contraire, dans certains milieux intellectuels, notamment dans les années 60, elle fait l’objet de critiques parfois vives.
Une telle diffusion modifie assurément le quotidien des Français : placée au centre du foyer familial, elle est abondamment utilisée (autour de deux heures par jour dès les années 60) et concurrence ainsi veillées, parties de carte et autres tournois de boule. Si ont pu exister quelques expériences collectives de « télé-clubs », la multiplication des postes accompagne plutôt le repli des Français autour d’un intérieur familial.

Le rôle crucial de l’État

Le rôle crucial de l’État pour le marché de la télévision est un des thèmes majeurs de ce livre. Dès la Libération, la télévision est définie comme un monopole public. C’est l’État qui se charge, lentement, de construire le réseau de diffusion. C’est aussi lui qui contrôle les programmes, que ce soit par la RTF ou l’ORTF. C’est lui encore qui décide de la création de nouvelles chaînes ou de la possibilité d’introduire la publicité (acquise en 1968). Tout cela est bien connu.
En revanche, I. Gaillard souligne les incidences économiques de l’action de l’État qui contribue à une diffusion de la télévision plus lente qu’en Angleterre ou en RFA (sans parler du Japon ou des États-Unis) en fixant des taux de TVA élevés, une redevance onéreuse, en limitant les possibilités du crédit à la consommation – nécessaire pour la plupart des achats de téléviseurs.
Plus important encore : le choix des normes. Pour des raisons de prestige, l’État a adopté une diffusion de la première chaîne en noir et blanc en 819 lignes, puis il a choisi, pour la couleur, le système “français” du Secam. Dans les deux cas, les conséquences ont été fondamentales et ambivalentes. Coûteuses et difficiles techniquement à mettre en place pour les entreprises, elles ont posé nombre de contraintes qui contribuent largement au “retard” français. Elles ont aussi isolé les fabricants français peu préparés aux autres marchés. En revanche, elles ont constitué un élément dissuasif pour les marques étrangères et ont donc grandement protégé le marché français de la concurrence extérieure, même dans la CEE.

Une histoire des entreprises

Ce livre constitue aussi une histoire des entreprises de télévision. Là aussi trois phases se succèdent : dans les années 50, le nombre d’entreprises de télévision est très grand ; c’est dans les années 60 que s’opère, sous l’impulsion de l’État, un mouvement de concentration des entreprises et de décentralisation des usines. La troisième phase, dans les années 70-80 est celle de l’internationalisation : Thomson rachète des entreprises étrangères pour s’implanter à l’international tandis que le marché français est de plus en plus pénétré par la concurrence japonaise (qui assemble toutefois les modèles en France). Parallèlement la fabrication des téléviseurs français de bas de gamme est délocalisée en Asie du Sud-Est.
À ces évolutions s’ajoute une autre tendance générale : celle de la perte du contrôle de la distribution par les fabricants qui sont concurrencés par des revendeurs généralistes comme Darty ou la FNAC.

D’une télévision imposée à une télévision consommée

Ce livre est enfin traversé par une évolution fondamentale : celle qui fait passer d’une télévision imposée à une télévision consommée et qui implique le recul de l’État. Dans les années 60, il existe une seule chaîne et l’ORTF exerce un contrôle strict sur les programmes qui sont conçus dans le triple objectif d’éduquer, d’informer et de distraire. Dans les années 70, l’ORTF est supprimée (1974), deux nouvelles chaînes publiques La 2ème en 1967, la 3ème en 1971. apparaissent en même temps que se multiplient les enquêtes d’opinion si bien que la concurrence entre les chaînes concède au téléspectateur une place centrale : l’adhésion du public devient essentielle ; le souci de plaire l’emporte sur les autres facteurs. La privatisation dans les années 80 accentue encore cette dynamique. Enfin la diffusion de la télécommande et du magnétoscope renforce le contrôle du téléspectateur sur les programmes qui sont désormais consommés.

Cet ouvrage est donc un livre riche qui croise (juxtapose simplement parfois) l’approche sociologique, les politiques économiques et l’histoire des entreprises. Les aspects politiques et culturels sont toutefois moins présents que les questions économiques. On voit, à travers la télévision, le rôle majeur de l’État puis sa diminution. On regrette toutefois l’absence d’iconographie (la photographie de couverture est très intéressante mais c’est la seule ) et même d’éléments simples de repérage (chronologie récapitulative, graphiques sur les taux d’équipement, le nombre d’heures de diffusion, les prix etc…).

CR par Emmanuel Bain