Il ne s’agit certainement pas d’un livre d’histoire, au sens classique et universitaire du terme, un livre dont on dirait alors qu’il est un témoignage de déportation. Il ne s’agit évidemment pas d’un roman, une œuvre de fiction, puisque la déportation de Rosine Crémieux à Ravensbrück fut bien réelle. Il s’agit bien de littérature car le récit est fort bien écrit et remarquablement construit. S’agit-il alors d’un nouvel opus à classer dans le genre de la littérature concentrationnaire ? Pas vraiment non plus, et de toute façon, pas seulement. Cette histoire dont le titre évoque une luge québécoise, est celle d’une rencontre, d’un échange, d’une réintégration par Rosine Crémieux d’un fragment de sa vie, d’une libération, d’une transmission, d’un travail de mémoire « en direct ».
Une expérience indicible
Rosine Crémieux avait 20 ans en 1944 et elle était infirmière sur le plateau du Vercors, après avoir été agent de liaison. Quand le maquis fut attaqué par les forces allemandes, que les maquisards (y compris les blessés) et les habitants des villages du plateau furent massacrés, les infirmières furent arrêtées et déportées. Pour Rosine Crémieux ce fut alors l’expérience concentrationnaire de Ravensbrück et de divers Kommandos. Puis ce fut le retour, et la nécessité de vivre avec le traumatisme. Elle devint psychanalyste pour enfants et directrice de revue. Mais elle ne put parler de son expérience du camp, y compris avec son analyste, « ce fragment de mon existence restait toujours enfermé dans un placard comme un cadavre honteux ». En 1994, alors que le Vercors célébrait le cinquantenaire de sa libération, elle fut invitée avec les infirmières survivantes à participer à une émission de télévision et à se retrouver ensemble sur les lieux du drame. À son retour elle éprouva « le désir de récupérer ce moment de (sa) vie pour l’inscrire dans la continuité de (son) histoire ». Mais la réticence restait très forte « à revenir sur une telle expérience ».
Revivre et transmettre : le travail de mémoire
Refusant absolument de raconter sa vie dans un livre, elle choisit un moyen original de faire ce travail de mémoire qui lui apparaissait de plus en plus impératif. Elle proposa à un jeune psychanalyste qui avait participé à l’un de ses séminaires et dont elle avait pu « apprécier son écoute et sa sensibilité », Pierre Sullivan, d’être son interlocuteur et le médiateur entre elle et son passé traumatique. Avec lui allait s’ouvrir un dialogue qui « s’inscrivait dans une double perspective : réintégrer dans mon existence ce fragment de ma vie en le revivant avec lui et voir ce qu’il était possible de transmettre à quelqu’un qui n’avait vécu, ni de près ni de loin, un tel bouleversement ». Rosine Crémieux avait pris la décision de « renoncer à fuir une mémoire douloureuse ».
Une forme littéraire originale
« Nous avancions à pas feutrés : un récit, une remarque de l’un entraînait chez l’autre une réaction et soulevait des questions auxquelles je répondais, mais pas toujours. » Ce dialogue s’inscrit dans une forme originale qui constitue la structure du livre. Rosine Crémieux rédige à partir des conversations qu’elle a eues avec Pierre Sullivan au cours d’un déjeuner mensuel un récit sur lequel Pierre Sullivan réagit à son tour par écrit. C’est ce dialogue écrit qui nous est restitué, la typographie permettant de distinguer aisément le récit de Rosine Crémieux et les remarques, questions et réflexions de Pierre Sullivan. Au cours du récit de Rosine Crémieux intègre des extraits de notes prises à son retour de déportation, ou peu après.
La force du texte
Le récit évoque son arrestation, le voyage en train qui dura 10 jours, son arrivée à Ravensbrück le 21 août 1944, les terribles conditions qui sont celles de la vie concentrationnaire, le départ dans un Kommando de travail où elle côtoie des civils allemands, les derniers jours du camp et son évasion avec quelques camarades, l’aide que lui apportèrent des civils allemands (un couple de communistes qui deviendront ses amis après la guerre), l’arrivée dans les lignes américaines, l’accueil par un groupe d’officiers français attachés à l’état-major du général Patton, le retour en France puis le départ aux États-Unis rendu possible par l’obtention d’une bourse de l’American Field Service au titre de l’ « Aide alliée à la Résistance française ». Il évoque aussi sa jeunesse dans une famille aisée de la bourgeoisie, ses vacances à Deauville, son amour pour son père, ses origines juives, l’engagement de ses frères dans la France libre, ses activités résistantes sur le plateau du Vercors etc. Mais ce n’est pas en racontant le contenu du récit de Rosine Crémieux que l’on appréhendera la force du texte. Est-il d’ailleurs possible de le faire ? Il faudrait dire aussi la grandeur d’âme, la force de caractère, l’humanisme et la foi dans l’homme, la croyance très forte dans les vertus de la solidarité, l’amour de l’art, etc.
Tout l’intérêt du livre réside dans l’échange, dans le dialogue qui constitue le travail de mémoire, avec un moment très fort constitué par le voyage de Pierre Sullivan à Ravensbrück : on perçoit alors presque concrètement ce que signifie la transmission. Et puis il faut avoir lu les magnifiques dernières pages du livre, récit de leur retour commun sur le plateau du Vercors. « C’est une expérience vécue que cette équipée dans le Vercors, un bien inaliénable. Unique, singulier, ce voyage dans l’actuel et dans la mémoire du Vercors. Personne d’autre n’aurait pu l’accomplir en nos lieu et place, et c’était ce jour et non un autre qui convenait. »
© Joël Drogland