Jürgen Osterhammel est professeur d’histoire moderne et contemporaine à l’université de Constance, spécialiste notamment de la Chine et de l’Asie depuis le XVIIIe siècle, du colonialisme et de l’histoire globale. La Transformation du monde, qui lui a valu de multiples distinctions, est paru en 2009 en Allemagne et a depuis été traduit dans une dizaine de langues. 1483 pages dont 1240 pages de textes, des notes et une bibliographie imposantes, pour un impressionnant travail solitaire de six ans, qu’il n’est pas possible ni question de résumer ici.

Une histoire-monde

On pense en le lisant à ces grandes synthèses comme celle de Kenneth Pommeranz (Une grande divergence, Paris, Albin Michel, 2010), ces grands ouvrages d’histoire-monde comme ceux d’Eric J. Hobsbawn sur le XIXe siècle (L’ère des révolutions (1789-1848), Paris, Fayard, 1969; L’ère du capital (1848-1875), Fayard, 1978; L’ère des empires (1875-1914), Fayard, 1989 ) par exemple. Dans son introduction, J. Osterhammer le cite d’ailleurs, mais compare surtout son interprétation du XIXe siècle à celle de Christopher A. Bayly, (La naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, L’Atelier/Le Monde diplomatique, 2006). Il ne s’agit pas de choisir comme principaux angles d’approche le nationalisme, la religion et les pratiques corporelles, mais les migrations, l’économie, l’environnement, les savoirs ou la politique internationale. Il ne s’agit pas non plus de s’enfermer dans des cadres spatio-temporels contraignants : l’histoire du XIXe s’affirme « globale » dans le sous-titre, et ne s’en tient pas aux bornes chronologiques traditionnelles (1801-1900) ou aux débats sur le XIXe siècle « long » (1789-1914) ou « court » (1815-1898), même s’il situe un centre de gravité du siècle entre les années 1860 et les années 1880 et se prononce pour une transition avec le XXe siècle dans les années 1920 :

« J’ai choisi pour ce livre de ne pas définir mon XIXe siècle comme une continuité temporelle entre une date de début alpha et une date de fin oméga. Les histoires qui m’intéressent ne peuvent pas être présentées comme un déroulement et un récit linéaire sur cent ans ou plus sur le mode du « et ensuite… », ce sont des histoires de transitions et des transformations. Chacune de ces transformations possède une structure temporelle qui lui est propre, des tempos propres, des moments d’inflexion propres, des déclinaisons dans l’espace qui lui sont particulières, certaines chronologies régionales. Mettre ces structures temporelles en évidence est un point important de notre propos. (…) Ce que j’entends présenter et analyser n’est pas une histoire du XIXe siècle, autosuffisante et close, c’est la façon dont une époque s’inscrit dans la ligne d’un temps de plus longue durée, c’est le XIXe siècle dans l’histoire.» (p. 79-80)

. On ne cherchera donc pas un récit linéaire, mais au contraire une trame complexe et multidimensionnelle, qui compose une « proposition d’interprétation sur la base d’une somme de matériaux bien fournie » (p. 12), selon une démarche définie par Fernand Braudel « Sur une conception de l’histoire sociale » in Écrits sur l’histoire, Paris, Champs Flammarion, 1992 : ouvrir différentes portes sur le passé, explorer des paysages nouveaux et les juxtaposer, étudier leurs voisinages et leurs interactions :

« Chacune des parties constitutives du tout est étudiée sous l’angle du rapport entre le développement plus général et les développements plus locaux. » (p. 15)

.

Le livre de J. Osterhammel est organisé en trois parties : « Approches », « Panorama » et « Thèmes ». « Approches » pose en trois chapitres (la conscience de soi, le temps et l’espace) « les paramètres généraux de la suite ». En huit chapitres, « Panorama » présente « les différents domaines de la réalité » : Sédentaires et mobiles ; Niveaux de vie ; Villes ; Frontiers ; Empires et États-nations ; Systèmes des puissances, guerres et internationalismes ; Révolutions ; L’État. Quant aux sept « Thèmes », ils vont de l’énergie et l’industrie à la religion, en passant par le travail, les réseaux, les hiérarchie sociales, la connaissance, la « civilisation » et l’exclusion.

Chaque chapitre offre une mise au point claire et précise sur les acquis récents de l’historiographie et une multiplicité des points de vue. Par exemple, le panorama « Sédentaires et mobiles » (chapitre IV, p. 175-242) part des grandes tendances spatiales et séculaires et des questions démographiques (choc microbien, surviolence, transition démographique) pour étudier ensuite le legs des migrations à longue distance (racines de l’émigration européenne, esclavage), l’xil et la colonie pénitentiaire (Sibérie, Australie, Nouvelle-Zélande, les exodes de masse et les épurations ethniques (en Europe notamment), les déplacements intérieurs (en Europe et en Asie de l’Est, en Afrique avec la traite, les rapports entre migration et capitalisme (avec l’exemple,de l’Amérique). L’étude peut être aussi multi-scalaire, ainsi dans le panorama « Villes » (chapitre VI, p. 341-446), qui aborde les modèles et les systèmes urbains, les différents types de villes (spécialisées, généralistes, portuaires, coloniales, impériales) les espaces intérieurs jusqu’aux bas-fonds et nous promène de Manchester à Hankou, de Calcutta à HanoÏ, de Paris à New Delhi. À partir d’un concept (la « frontier » américaine), l’analyse s’étend de l’Ouest américain (du point de vue des colons et des indiens) à l’Amérique du Sud et à l’Afrique du Sud, à l’Eurasie, au colonialisme de peuplement, à la conquête de la nature (chapitre VII, p. 447540), dans une perspective comparatiste, qu’on retrouve dans les « Thèmes ». Elle l’est encore mais de façon plus chronologique, à d’autres moments, par exemple dans le chapitre X « Révolutions. De Philadelphie à Nanjing par Saint-Pétersbourg » (p. 703-780).

Comment caractériser le XIXe siècle ?

Si l’approche est globale, l’auteur insiste au final sur l’idée que le XIXe siècle se singularise, par rapport aux précédents (du XVIe au XVIIIe) marqués par l’équilibre global entre les différentes parties du monde, par le nouveau rôle de l’Europe, qui impulse le développement de grands systèmes de communication et d’ordre et devient un modèle admiré et critique tout à la fois. Il définit par ailleurs le XIXe siècle par cinq caractéristiques. C’est d’abord « un temps de progrès asymétrique de l’efficience» (p. 1226), surtout dans les domaines de la productivité du travail humain, de la guerre et du contrôle croissant des appareils d’États sur leurs populations. C’est encore une époque marquée par l’augmentation et l’accélération de la mobilité  démographique, militaire, coloniale, commerciale, financière, sociale, culturelle. C’est aussi le siècle où « les idées et les contenus culturels (…) sont devenus plus mobiles » (p. 1231-1232), où les horizons s’élargissent et aussi où ‘l’Ouest » devient mondialement le point de référence culturel, qu’on l’admire et/ou qu’on le critique. L’avant-dernière caractéristique du XIXe siècle est « la tension entre égalité et hiérarchie » (p. 1234), autrement dit la réalisation progressive de l’égalité en droit (par exemple par l’abolition de l’esclavage ou l’essor des idées d’égalité sociale), limitée cependant par de nouvelles hiérarchisations et la mise en place de nouvelles discriminations sociales et racistes. Enfin, pour J. Osterhammel, « le XIXe siècle fut un siècle d’émancipation » (p. 1236), par les révolutions, par la conquête de plus de liberté et d’égalité juridique, mais rarement de l’égalité effective comme l’a montré la colonisation, entre « mission civilisatrice » et pratiques coloniales, la contradiction donnant naissance aux mouvements de libération « nationale ».

On pourra bien sûr discuter l’ouvrage dans ses analyses générales ou sur des points précis, mais l’image d’ensemble est convaincante, l’ampleur de l’analyse impressionnante et le livre passionnant. Le point central, l’importance particulière de l’Europe au XIXe, pourra être débattu à la lumière d’un autre travail d’histoire globale imposant et collectif cette fois-ci, L’Histoire du monde au XIXe sièclehttps://clio-cr.clionautes.org/histoire-du-monde-au-xixe-siecle.html. Mais il s’agit d’une contribution essentielle et d’un outil de travail précieux pour les enseignants, tant par sa richesse réflexive et factuelle que par la facilité de son utilisation, rigoureusement organisé et très clair, et offrant de multiples analyses et exemples susceptibles d’enrichir nos cours.

Laurent Gayme
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