Agrégé et docteur en histoire, Fabrice Grenard est aujourd’hui directeur historique de la Fondation de la Résistance. Auteur d’une thèse sur le marché noir publiée en 2008, il a poursuivi ses recherches dans le même domaine en publiant Les scandales du ravitaillement. Détournements, corruption, affaires étouffées en France, de l’Occupation à la guerre froide, (Payot, 2012). Entre temps il avait abordé ses travaux sur la Résistance par la question mal connue des « maquis noirs » et des « faux maquis » (Vendémiaire, 2011). Il les poursuivit en 2014 en proposant une biographie du très célèbre et très contesté chef de maquis Georges Guingouin, Une légende du maquis. Georges Guingouin, du mythe à l’histoire (2ème édition revue et augmentée, Vendémiaire, 2018).

Des archives nouvelles au Service historique de la Défense

L’ouvrage dont il est aujourd’hui l’auteur et que coéditent la Direction du Patrimoine et des Archives (DPMA) du Ministère des Armée et l’éditeur Tallandier s’appuie principalement sur l’exploitation de nouvelles archives librement consultables depuis peu au Service historique de la Défense (SHD) à Vincennes, présentées dans une postface par Frédéric Quéguineur, adjoint au chef du département des fonds d’archives du SHD. Versées en décembre 1999 au SHD par la DGSE, il s’agit des documents produits par les services secrets français pendant la Seconde Guerre mondiale, à Paris, Londres et Alger. Plusieurs milliers de cartons sur 500 mètres linéaires, dont l’inventaire lancé en 2013, n’est pas encore terminé. Ces archives (sous-série GR 28 P) sont riches d’informations sur la France des années de guerre, sur les organisations de résistance, les actions de résistance, les parcours individuels des résistants. On y trouve aussi des documents saisis sur le sol français dans les services de répression allemands (SIPO-SD, dont fait partie la Gestapo, et Abwehr), et de nombreux dossiers sur les agents français au service de l’ennemi. Autant de documents qui fournissent à l’historien un matériau neuf pour l’étude de l’infiltration, de la trahison et de la répression de la Résistance.

« A l’origine des affaires provoquant la chute de résistants se trouve un traître »

Fabrice Grenard rappelle le rôle essentiel joué par l’infiltration d’agents ennemis au sein des organisations résistantes dans la répression de celles-ci. Abwher et Sipo-SD recrutent des agents français, « faisant de la trahison l’un des éléments de base de leur stratégie visant à infiltrer les organisations résistantes pour pouvoir les démanteler ». Ce sont des Vertrauensmänner, des VM, des « hommes de confiance ». Ces traîtres obéissent à diverses motivations : l’idéologie pour ceux qui sont des collaborationnistes engagés (miliciens, membres du PPF ou d’autres partis de la collaboration), l’appât du gain, du pouvoir et de la vie facile (logement, voiture, argent, port d’arme), la pression parfois que leurs maîtres exercent sur eux en menaçant leur famille, ou en menaçant de dévoiler leurs infractions diverses. Le VM est immatriculé, reçoit un nom de code, une arme, une mission dont il doit rendre compte à un « traitant ». Toutes les preuves de cette action au service de l’ennemi se trouvent souvent dans les dossiers d’archives ouverts par les historiens. « Des VM sont impliqués dans la plupart des coups de filet importants opérés par les Allemands contre des organisations résistantes ». Les Allemands s’efforcent d’autre part de « retourner » des résistants. Il s’agit de faire passer un résistant du côté de l’ennemi, puis de le renvoyer dans son organisation de résistance, auprès de ses amis. Il continue alors son action dans le groupe, informe l’ennemi qui peut intervenir par un vaste coup de filet quand il connaît la structure et les membres de l’organisation. Ces retournements s’effectuent parfois au hasard d’une rencontre, contre la promesse d’une forte rémunération (ainsi le radio d’Honoré d’Estienne d’Orves, pionnier de la France libre envoyé en France en décembre 1940, le dénonça-t-il pour de l’argent, sans aucun scrupule). Le plus souvent ils se font à la suite d’une arrestation, contre la promesse d’échapper à la torture, d’avoir la vie sauve, ou de ne pas menacer la famille.

Les services policiers allemands bénéficient de l’action de leurs confrères vichystes, dans le cadre de la politique de collaboration. Leur rôle est même essentiel car les Allemands manquent de moyens en hommes et d’une bonne connaissance du terrain. La répression des organisations communistes (Parti communiste et FTP) relève essentiellement des policiers français, en particulier les très efficaces et motivées Brigades spéciales des Renseignements généraux et de la préfecture de police. Ils livrent ensuite les résistants aux Allemands qui organisent des procès spectaculaires et médiatisés (Procès de l’Affiche rouge en février 1944, après le démantèlement du groupe Manouchian à l’automne 1943).

« Les services policiers allemands ont enregistré d’importants succès (…) Toutes les organisations de la Résistance, les réseaux comme les mouvements, ont été touchées par des vagues d’arrestations qui ont contribué à les fragiliser, voire à les faire totalement disparaître (…) Les principaux maquis qui se sont développés dans les massifs de la zone sud ont tous été anéantis, comme le montrent l’exemple du maquis des Glières, démantelé fin mars 1944, ou celui du Vercors, attaqué fin juillet 1944. ». Néanmoins la Résistance a survécu, s’est structurée, développée, renforcée.

17 cas de répression qui composent une large part de l’histoire de la Résistance

Fabrice Grenard a choisi « 17 exemples concrets représentatifs à la fois des différents acteurs intervenant dans le processus de répression et de la diversité de la Résistance ». Ces exemples « concernent des organisations résistantes de natures différentes, les mouvements, réseaux, maquis, le parti communiste, sans oublier le cas des agents de la France libre envoyés sur le sol français ». Avant d’expliquer la façon dont se sont faits l’infiltration, la trahison et le démantèlement, Fabrice Grenard rappelle l’histoire de chaque organisation concernée. Il le fait comme toujours, avec une extrême clarté. L’ouvrage est donc aussi d’un grand intérêt pédagogique pour une histoire de la Résistance. Pour faire le point sur l’arrestation de Jean Moulin (chapitre VI), il a cédé sa plume à Jean-Pierre Azéma. En fin d’ouvrage sont regroupés notes, sources, bibliographie et index. Un portfolio de 30 pages en couleur présente un ensemble de documents d’archives variés, qui sont le matériau de l’historien : notes de renseignements, photographies, listes, comptes-rendus d’arrestations, fiches signalétiques, télégrammes etc.

L’ouvrage est construit en trois grandes parties qui correspondent à l’évolution chronologique de la répression de la Résistance : de 1940 à 1942, « Infiltration et démantèlement des premiers réseaux de résistance » ; 1943, « La Résistance décapitée » ; 1944, « Une lutte sans merci à l’approche du débarquement allié et de la Libération »

1940-1942. Infiltration et démantèlement des premiers réseaux et mouvements de résistance

Au cours des deux premières années de l’Occupation, les Allemands veulent assurer la sécurité de leurs troupes et éviter que des réseaux de résistance en lien avec Londres ne s’implantent. Le principal acteur de la répression est alors le Militärbefehlshaber in Frankreich. Il possède une administration centrale installée à Paris dans les locaux de l’hôtel Majestic, ainsi que des Feldkommandanturen dans les départements. La Feldgendarmerie assure le maintien de l’ordre au quotidien, et la Geheime Feldpolizei est chargée des enquêtes sur les actions de la Résistance. L’Abwehr, service de contre-espionnage de l’armée allemande s’installe à Paris et en zone nord. De même, un commando spécial du Sipo-SD s’installe à Paris. « Ces différentes institutions se montrent particulièrement efficaces en zone occupée pour réprimer les premières organisations résistantes. » Fabrice Grenard expose dans cette première partie cinq cas de répression par trahison et de démantèlement d’organisations souvent naissantes. La trahison du radio Gaessler permet d’anéantir le  réseau de renseignement Nemrod que commençait à implanter Honoré d’Estienne d’Orves. La trahison d’Albert Gaveau, agent infiltré au cœur du réseau du musée de l’Homme, permet son démantèlement. L’agent Jacques Desoubrie s’avère être d’une redoutable efficacité en infiltrant le groupe La Vérité Française (que l’auteur nous permet de mieux connaître), puis d’autres organisations, en particulier des réseaux d’évasion pour aviateurs alliés : il en aurait livré 168 aux Allemands. La trahison d’Henri Devillers permet une cascade d’arrestations et empêche le mouvement Combat de s’implanter en zone nord. Le dernier chapitre de cette première partie s’intéresse aux service secrets de Vichy qui continuèrent à agir clandestinement contre les Allemands, tout en servant Vichy et en combattant parfois aussi les agents de la France libre. Une activité ambivalente mais réelle, qui déplaît fort aux Allemands qui la découvrent par la trahison de Maurice Martineau qui leur livre l’organigramme des services spéciaux reconstitués

1943. La Résistance décapitée

Malgré la répression, les groupes de résistance se multiplient, des organisations se structurent, des actions se développent d’autant plus que la liaison se renforce entre Londres et la Résistance intérieure (missions de Jean Moulin). « Face à cette évolution, les Allemands cherchent à décapiter la Résistance en neutralisant ses chefs. Ils pratiquent de longues filatures les menant jusqu’à la tête des principaux mouvements et des structures communes qui commencent à se mettre en place.» C’est le SIPO-SD qui est alors le fer de lance de la lutte contre la Résistance ; il dispose d’une centrale à Paris, d’antennes dans la zone nord, de commandos dans la zone sud. L’Abwehr infiltre de son côté, et les deux organisations collaborent pour davantage d’efficacité. Vichy accroissant sa politique de collaboration, les Allemands bénéficient d’une aide accrue de la police française.

Sept chapitres composent cette partie : l’affaire de Caluire et la chute de Jean Moulin (par Jean-Pierre Azéma) ; infiltration et arrestations au sein du mouvement Défense de la France ; infiltration et démantèlement du réseau Alliance ; la direction du réseau Brutus prise au piège (à noter que ce chapitre nous offre une complète et claire présentation d’une organisation mal connue car peu souvent présentée dans les ouvrages sur la Résistance) ; la chute du réseau R2 Corse et la mort de Fred Scamaroni (l’auteur dresse un court et suggestif parallèle entre Jean Moulin et Fred Scamaroni) ; la traque des communistes par les Brigades spéciales, leurs redoutables et efficaces méthodes : filatures, reconstitution de l’organisation, coups de filets, tortures pour obtenir des aveux ; l’OCM (Organisation civile et militaire) fragilisée par l’affaire Grandclément. Une affaire stupéfiante qui met en scène le responsable de tout le Sud-ouest de la France de cette organisation qui, arrêté, sympathise avec l’officier qui l’a piégé, par anticommunisme, puis entre dans son jeu, acceptant de lui livrer de nombreux dépôts d’armes, avant de finir abattu par ses amis résistants qu’il avait cherché à convaincre de la justesse de son attitude. Une affaire complexe, connue et souvent évoquée, mais ici très clairement exposée.

1944. Une lutte sans merci à l’approche du débarquement allié et de la Libération

Les Allemands considèrent la Résistance comme une menace, dans la mesure où elle pourra venir combattre aux côtés des Alliés. « Dans ce contexte particulier, une répression tous azimuts se développe contre toutes les formes de résistance. » Les services de répression continuent à poursuivre les chefs et parviennent ainsi à démanteler la nouvelle délégation générale difficilement mise sur pied après la chute de Jean Moulin. Une de leur priorité est désormais la lutte contre les maquis qui se multiplient et se renforcent. D’importantes opérations militaires sont montées contre les gros maquis dans l’Ain, la Haute-Savoie et le Limousin. Les forces de répression pratiquent la stratégie de la terreur contre les populations locales, importées de la guerre à l’Est. Ces forces ennemies sont aidées par la Milice française dont le chef, Joseph Darnand, désormais officier dans les Waffen SS, est aussi secrétaire général au Maintien de l’ordre dans le gouvernement de Pierre Laval. Le combat frontal contre les maquis s’accompagne d’une campagne d’infiltration des maquis par des VM.

Cinq chapitres composent cette partie. Le premier expose comment l’ennemi est parvenu à démanteler la délégation générale par les arrestations de Pierre Brossolette, d’Emile Bollaert et de Jacques Bingen. Brossolette se jette par la fenêtre de l’immeuble où on le torture, et meurt le 22 mars 1944 ; Bollaert est déporté  (il reviendra) ; Bingen avale sa capsule de cyanure le 12 mai 1944. Dans la même stratégie de recherche des chefs, les services allemands s’acharnent sur les délégués militaires régionaux (DMR), envoyés en France à partir de l’automne 1943, pour exécuter les plans de sabotage devant accompagner le Débarquement, et encadrer la Résistance intérieure. Le chapitre consacré à leur traque montre leur « lourd sacrifice » : 21 d’entre eux ont été arrêtés sur les 87 qui ont existé ; 14 n’ont pas survécu. Deux chapitres sont consacrés à l’infiltration des maquis. Le premier est une étude nouvelle sur le démantèlement des maquis de Saône-et-Loire par l’Abwehr de Dijon, qui parvient à infiltrer les maquis par un agent allemand très efficace. Le second présente l’action d’une unité militaire très particulière, chargée des « opérations spéciales » et de la lutte antiguérilla, la 8e compagnie de la division Brandebourg. Forte de seulement 200 hommes, elle opère dans le Sud de la France, recrute des éléments locaux qui reçoivent une formation, et est responsable d’au moins 350 assassinats, ce qui en fait « l’une des formations allemandes les plus criminelles ayant opéré sur le sol français ». Le dernier chapitre est consacré à la répression des organisations de jeunesse de la résistance parisienne. Un piège terrible monté par le SIPO-SD parisien qui a utilisé la technique du retournement de résistants arrêtés et le savoir faire de traîtres professionnels. Croyant avoir eu un contact avec des agents de la Résistance capables de leur fournir des armes, les jeunes résistants parisiens se rendent sur ce qu’ils pensent être les lieux de livraison et se font assassiner : c’est le massacre de la cascade du bois de Boulogne (35 morts) et de la rue Leroux (7 morts), dans la nuit du 16 au 17 août 1944. Un massacre qui prouve que la volonté de tuer persistait alors que de toute évidence la guerre était perdue pour les tueurs.

© Joël Drogland pour les Clionautes