Les éditions Robert Laffont publient sous ce titre la traduction française -réalisée par Bella Arman – du livre de David Kertzer édité aux Etats-Unis en 2001, The popes against the jews. L’auteur enseigne l’Histoire de l’Italie et l’anthropologie à l’université Brown (Providence, Etats-Unis).
Son travail s’appuie sur une très abondante bibliographie donnée en annexe ainsi que sur un vaste dépouillement de documents d’archives suite à l’ouverture par Jean-Paul II en 1998 des archives du Vatican et du Saint-Office de l’Inquisition. L’historien se trouve donc en confiance avec de telles références. Mais dès l’introduction, quelques annotations peu compatibles avec un souci d’objectivité laissent augurer la nécessité d’une lecture critique. David Kertzer expose d’emblée (p. 17) sa thèse : « si le Vatican n’a jamais donné son approbation au génocide – le Vatican s’y est effectivement opposé (du moins tacitement) – les enseignements et les actes de l’Eglise, y compris ceux des papes, ont contribué à le rendre possible. (… L’Eglise fut l’un des principaux promoteurs de la transition entre les vieux préjugés médiévaux antijuifs et la montée de l’antisémitisme politique contemporain au cours du demi-siècle ayant précédé l’holocauste ». Toutefois son approche se veut moins polémique que ce qu’il peut y paraître au premier abord. Il prend soin en effet à la fin de l’introduction de rappeler les liens excellents que son père entretenait avec des prêtres catholiques et l’appel récent de Jean-Paul II à la repentance lors du jubilé de l’an 2000.
L’ouvrage est divisé en deux grandes parties inégales par leur longueur. La première, « le maintien de la ségrégation » évoque la période couvrant le XVIIIème siècle jusque dans les année 1870. La seconde, « l’Eglise et la montée de l’antisémitisme moderne » se clôt en 1939.
David Kertzer rappelle dans les cinq premiers chapitres les griefs que l’Eglise reprochait aux juifs et décrit par le menu les humiliations ou les vexations dont ils pouvaient être victimes : maintien dans les ghettos, baptêmes forcés, accusation de meurtres rituels. Les baptêmes forcés sont largement évoqués grâce à une étude détaillée et bien documentée de la maison des catéchumènes à Rome. Cette question est au cœur de la problématique des relations entre juifs et chrétiens et David Kertzer le précise lorsqu’il écrit : « la conversion des juifs était en fait l’une des pièces maîtresses de la vision millénariste de l’Eglise, puisque selon la foi chrétienne les juifs seraient convertis à la fin des temps, lors de la seconde venue du Messie » (p. 53). En note, l’auteur évoque la lettre aux Romains de saint Paul aux chapitres 9 à 11 et sous-entend un thème qu’il aurait pu développer pour aller au fond des choses, à savoir l’opposition de sens entre l’antijudaïsme et l’antisémitisme (évoqués entre autres p. 208 et dans le chapitre 10, « la race »). Tout au long de l’ouvrage cette question est abordée mais seulement pour la rejeter or il s’agit bien d’un des fondements de la justification catholique. David Kertzer aurait eu intérêt à creuser cette question et à ne pas faire l’amalgame entre deux termes au maniement délicat.
Le thème des meurtres rituels est particulièrement intéressant à étudier car il cristallise autour de lui des positions pour le moins ambiguës dans lesquelles la rumeur jouait un rôle essentiel. Ainsi en est-il du récit de meurtres d’enfants, ensuite canonisés par l’Eglise comme martyrs ou de celui du Père Tommaso, un capucin vivant à Damas, tué en 1840. Cet événement mobilisa les plus hautes autorités civiles et religieuses, y compris le pape Grégoire XVI. Ces accusations revinrent dans les années 1880 « au moment de la résurgence plus générale de l’intérêt pour le vampirisme » (p. 183), puis en 1913 à propos d’un procès pour meurtre rituel à Kiev (p. 264).
L’avènement de Pie IX en 1846 laisse augurer un changement mais les mouvements révolutionnaires de 1848 et son exil confortèrent le pape dans le maintien de la tradition de l’Eglise. L’affaire Mortara, que l’auteur a longuement présenté dans un ouvrage paru en français en 2001, illustra la continuité de la pratique du Saint-Siège. Edgardo Mortara, âgé de six ans en juin 1858 et résidant à Bologne, fut enlevé par la police sur ordre de l’inquisiteur de la ville au prétexte qu’une jeune domestique catholique l’aurait baptisé secrètement quelques années plus tôt. Il reçut une éducation chrétienne et refusa de rejoindre sa famille et fut ordonné prêtre. Son ministère de prédicateur dans toute l’Europe le fit œuvrer sa vie entière à la conversion des juifs. Cette affaire, souvent amplifiée et déformée, connut un retentissement exceptionnel dans l’opinion publique grâce à la presse catholique. En fait l’enjeu dépassait largement le cadre des relations judéo-chrétiennes. Les tenants de l’unité italienne y trouvèrent des arguments de choix pour montrer le caractère rétrograde du gouvernement du pape : « le rapt de l’enfant renforça la conviction, en Italie comme en Europe, que le régime pontifical n’était jamais que le vestige d’une époque révolue, un véritable anachronisme en cette seconde moitié du XIXème siècle (p. 147).
La seconde partie place le lecteur au cœur de la problématique, à savoir l’Eglise et la montée de l’antisémitisme moderne. Dans des chapitres bien documentés et nourris de références précises, David Kertzer met en évidence le rôle indéniable de l’Eglise. C’est le cas du chapitre consacré à la presse. Après le démantèlement des Etats pontificaux, le Saint-Siège n’a plus de réels moyens de contrainte. Il se voit donc obligé d’utiliser un outil dont l’efficacité a été étudiée et démontrée par plusieurs historiens : la presse. L’auteur étudie plus particulièrement la Civiltà cattolica, fondée en 1850, organe officieux de la papauté, et l’Osservatore romano, organe officiel. Tous deux développent une argumentation antisémite -terme qui n’est forgé qu’en 1879 – avec des arguments jouant subtilement sur les notions déjà évoquées d’antijudaïsme et d’antisémitisme. Les textes, bien que souvent violents, ne vont jamais jusqu’à prôner l’extermination des juifs ; les organes de presse évoquent plutôt un retour aux lois du Moyen-Age.
Le chapitre concernant la France est l’occasion pour David Kertzer de livrer une analyse du sentiment antisémite en lien avec le nationalisme. En Italie, l’unité s’est faite en opposition avec l’Eglise. La situation est tout à fait différente en France ou dans l’empire austro-hongrois : « la combinaison explosive d’une tradition antisémite latente encouragée par l’Eglise et d’un mouvement nationaliste s’identifiant au catholicisme donna naissance à une nouvelle forme d’antisémitisme » (p. 198). Le journal La Croix se fit le propagateur des idées d’identification des juifs avec le capitalisme d’une part et la révolution d’autre part, et l’assimilation à la franc-maçonnerie. L’affaire Dreyfus aurait mérité un traitement un peu plus exhaustif.
Pie X, élu en 1903, se démarque de ses prédécesseurs par les liens qu’il entretenait avec des juifs, notamment Romanin Jacur, un ingénieur juif de Padoue, élu député conservateur. Il accorda en outre une audience à Théodor Herzl. David Kertzer ajoute : « il n’est guère contestable que Pie X nourrissait plus de sympathie que ses prédécesseurs. Mais on aurait vite fait d’exagérer la portée de cette différence d’attitude » (p. 261). Cette remarque, empreinte de bon sens, montre à quel point les papes étaient de leur temps.
Les deux derniers chapitres prennent Pie XI pour sujet essentiel. Grégoire XV, élu en 1914, est préoccupé essentiellement par la guerre. Mais il envoya le futur Pie XI en Pologne comme visiteur apostolique. A ce propos, le jugement de David Kertzer semble peu à sa place dans un livre d’histoire : « Benoît XV n’aurait pas chargé cet ecclésiastique érudit d’exercer des fonctions diplomatiques à Varsovie en 1918, que toute l’histoire de l’Eglise au XXème siècle eût peut-être été changé » (p. 281). Comment peut-on le savoir ? Toujours est-il qu’Achille Ratti enquêta sur la situation religieuse, sociale et politique de la Pologne et conclut à l’influence néfaste des juifs, adversaires de la chrétienté. L’encyclique « Mit brenender Sorge » de 1937 ne contenait aucune mention explicite de la persécution des juifs mais n’en était pas moins une condamnation du régime allemand. La phrase prononcée par Pie XI en 1937, « l’antisémitisme est inadmissible. Nous sommes spirituellement des sémites » (citée p. 322) aurait mérité une analyse plus développée.
Que ce soit en Allemagne, en Autriche ou en Italie, l’auteur met en évidence le fait que ni le pape ni aucune autorité religieuse ne s’opposèrent aux manœuvres nazies ou fascistes. C’est aller un peu loin dans la généralisation et faire porter aux seuls papes et à leurs secrétaires d’Etat – que David Kertzer cite abondamment – une lourde responsabilité.
L’antisémitisme nazi, puisque tel est le fond du problème, ne se nourrit que partiellement de thèmes chrétiens. Hitler met en place une théorie païenne et à ce titre combattue par l’Eglise. Le problème est plus complexe concernant l’Italie ou l’Autriche.
Au total, nous sommes là devant un livre très bien documenté qui, malgré des a priori de jugement assez déplaisants a le mérite de poser des problèmes essentiels. Il est à regretter l’absence de conclusion et d’ouverture du sujet afin de mesurer le chemin parcouru depuis la fin du second conflit mondial.
Copyright Clionautes