Ce roman graphique est issu de la rencontre de Marie Colmant et Gérard Lefort avec les Éditions Casterman. En premier lieu, les deux anciens journalistes de Libération ne voient pas l’intérêt d’exposer leurs histoires de jeunesse. Puis l’idée de mettre en dessin cette période si particulière et si enthousiasmante de l’arrivée au pouvoir de la gauche en France fait son chemin. Les caricatures si expressives de Pochep font le reste. L’album se construit sur leurs récits des Années folles : 1980-1996.
Chronique d’un journal culturel engagé
Fondé notamment par Jean-Paul Sartre et Serge July, Libération est un quotidien libertaire d’extrême gauche. De 1973 à 1981, le journal est dirigé par ses salariés avec un salaire unique pour tous. Les décisions sont prises par l’assemblée générale des membres, à la majorité des voix. En 1977, le journal a vendu en moyenne 30 000 exemplaires. Libé traverse ensuite plusieurs crises, aboutissant à des interruptions de parution.
Le roman graphique se situe juste avant l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, quand le journal connaît de grandes difficultés.
Serge July, directeur de Libération demande à Gérard Lefort, pigiste depuis 1979 au journal de rencontrer Marguerite Duras
qui doit rendre un papier. Avec l’arrogance de la jeunesse, Gérard Lefort ose proclamer à la célèbre romancière que son récit est incompréhensible. Mme Duras le remanie en une heure. Cet exploit conforte la position du novice dans l’entreprise. Serge July l’impose alors comme chef du service télé. Il restera au journal jusqu’en 2014.
Employée par Actuel, mensuel de la contre-culture, Marie Colmant s’intègre au journal à partir de 1981. Féministe et « gay-friendly » de la première heure, elle dévore les journaux américains et russes dont elle maîtrise les langues respectives.
Après un plan de licenciement, le journal renaît le 13 mai 1981, avec un numéro « zéro zéro », intitulé « Enfin l’aventure ». Les années fric et fun sont libérées par la gauche au pouvoir. « Nous étions tout de même dans l’euphorie du début des années 1980 qui a transpiré dans notre manière de travailler ». La Culture se démocratise et Libération s’impose comme un des quotidiens les plus importants du paysage culturel français. Marie et Gérard assistent à l’éclosion de multiples scènes artistiques : radios, cinéma, télévision… Le journal soutient aussi les combats ouvriers et les grèves dans les entreprises.
Chronique d’une époque de folies
Marie Colmant et Gérard Lefort deviennent des plumes reconnues. Ils se font connaître par leurs personnalité originale pour ne pas dire déjantées, leur look particulier, et des pseudos éloquents. Leurs articles cinglants et leur humour au vitriol les font craindre des professionnels de la culture.
L’insouciance de l’époque transparaît dans cet album. Les journalistes racontent leurs fiastas bien arrosées sur fond de paillettes et d’extravagances liées au milieu artistique des années 80. Le festival de Cannes et les défilés de mode sont particulièrement représentés.
Pour ces critiques culturels, tant de souvenirs cocasses, des remarques cinglantes venant de célébrités qui cherchent leur soutien comme Belmondo qui « oublie » une liasse de billets correspondant à un an de salaire pour des journalistes de Libé et restituée par Marie qui n’avait pas pensé que ce serait un éventuel pot de vin
Cependant cette période d’apparence joyeuse reste impitoyable pour les femmes et les minorités. Si homophobie et sexisme sont de mise, le plus terrible est de réaliser la chape de plomb pesante tissée autour du sida, maladie symbole de dépravation, synonyme de drogue et de pédérastie. Plusieurs amis et journalistes de Libération sont morts de cette maladie honnie et combien de personnalités malades demanderont à ne pas mentionner les causes de leur décès…
Aucun doute, ce qui fait le charme et la réussite de cet ouvrage sont les extraordinaires caricatures de Pochep. Jean-Paul Belmondo, Clint Eastwood, Jean-Paul Gautier, Gérard Depardieu, mais aussi Orson Welles sont irrésistibles. Une préférence tout de même pour Marguerite Duras, avare et altière à souhait comme on aurait pu l’imaginer lors de son passage à la télévision.
Les deux compères peuvent être contents. Leurs libres années de formation au métier sont admirablement croquées, avec humour et audace, de si belles années comme on aurait aimé les vivre dans d’autres milieux…