Ce livre est la réédition en format poche de l’ouvrage paru l’année dernière chez le même éditeur. Dans ce travail d’une grande précision, ce qui permet une plongée intégrale ans la société allemande, Peter Fritzsche nous propose son analyse du basculement de l’Allemagne vers la dictature nazie. Comment est-on passé si rapidement de la vision (chez les élites conservatrices au pouvoir) d’un Hitler manipulable (et que l’on peut sans crainte nommé chancelier) à la « mise au pas » de l’Allemagne? Cette fulgurance est notée d’emblée dans la préface réalisée  par Johann Chapoutot et suscite encore aujourd’hui des tentatives d’explication et de contextualisation multiples de la part des historiens, à l’aune des nouvelles découvertes et analyses proposées.

La présentation de la société allemande des années 30 est marquée d’abord par de profonds clivages. Clivages idéologiques: les tensions entre socialistes, centristes, conservateurs, communistes, nationaux-socialistes, partisans de l’ancien Reich déchu sont visibles pas tous les contemporains et prennent des formes multiples. De la simple manifestation aux violences de rue en tenue militaire, en passant par les meetings plus ou moins improvisés dans les lieux de socialisation, l’arrivée au pouvoir des nazis et leurs premiers jours de gouvernement s’inscrivent dans un climat brutal, ceci étant analysé aujourd’hui par les conséquences de la guerre.

Mais cela peut aussi s’expliquer par la violence de la crise de 29 en Allemagne. Un quart des Allemands au chômage, toutes catégories confondues, une récession économique sans précédent en raison notamment du retrait des capitaux américains l’hyperinflation des années 20… Une grande partie de l’Allemagne vit l’appauvrissement, mais une partie seulement car d’autres s’enrichissent en parallèle et semblent ne pas en être affectés.

A cela, il faut rajouter le bilan de la guerre: pertes démographiques, pertes territoriales, effondrement du Reich. A cela, le NSDAP répond par une logorrhée toute trouvée: l’Allemagne est en danger de mort biologique. Il faut restaurer son biotope, le Lebensraum, pour sauver ceux qui la peuplent depuis des millénaires.

Ainsi, l’auteur fait apparaitre clairement ce qui va être une des réponses nazies aux malheurs de la race germanique: la présence juive en Allemagne. Hitler n’a pas inventé l’antisémitisme et il est tout à fait significatif de voir que la communauté juive allemande est déjà stigmatisée dans les universités voire même en pleine rue bien avant la prise de pouvoir nationale-socialiste. Aucun relativisme ici, comme l’a parfois été accusé un Chapoutot, juste un constat évident de part les faits décrits par de multiples historiens, dont Peter Fritzsche.

A travers ses grilles de lectures, Peter Fritzsche a néanmoins du mal à trouver un profil type de lecteur nazi. Entre juillet 32 et mars 33, les élections législatives placent en tête le NSDAP au détriment de la coalition gouvernementale de Weimar et du KPD. Les électeurs semblent multiples: entre agriculteurs, prolétaires déçus du communisme, chefs d’entreprise conservateurs et inquiets du désordre, militants antisémites et/ou ultra-violents de la première heure.. quels points communs? La peur du déclinisme et ce contexte ressenti de délabrement semblent en être. L’impression de solidarité (et la peur) émanant des défilés des SA aussi.

Au fil des pages se dessine la question la plus difficile à résoudre: quid de l’adhésion de la population au nouveau régime ? Difficile pour l’auteur d’y répondre. Mais il insiste d’abord et avant tout sur la peur. Peur qui passe dès l’arrivée au pouvoir par la violence extreme. D’abord contre les juifs, les opposants politiques. Il est effarant de voir les groupes de SA envahir de multiples quartiers ouvriers de grandes villes comme Berlin pour y traquer les communistes. De même, en province, les violences exercées au grand jour par ces mêmes SA contre les élus locaux sociaux-démocrates qui finissent par démissionner et/ou être envoyés en camp concentration.

Dans cet objectif d’élimination de ceux qui n’ont pas osé voter en faveur du NSDAP, Goebbels met en place la propagande et la censure, créant à l’envi les projets d’attentats communistes. Les nazis mettent au pas aussi les médias tout en s’appuyant sur une Justice toujours plus expéditive et biaisée. Dans les multiples sources utilisées par l’auteur, cette peur transpire, alimentant les craintes de certains, réjouissant les autres, ceux en quête de vengeance et partisans des mesures fortes activées par le nouveau pouvoir.

Peter Fritzsche insiste sur la frénésie administrative et législative de ces premiers mois. Parmi ces textes, celui « sur la restauration de la fonction publique » concomitant avec un appel au boycott des juifs, le décret sur l’état d’urgence après l’incendie du Reichstag ou encore une date, le 14 juillet. Ce jour-là « est promulguée une loi sur la prévention des maladies génétiques – en même temps que des lois sur l’assurance chômage, l’interdiction des partis politiques, le sabotage, le « salut allemand » et les référendums ». Au-delà de cette multiplication de textes, il faut en analyser l’essence idéologique: l’exclusion des non-Aryens. D’abord et avant tout les juifs, qui sont traqués, dénoncés, épiés, boycottés, violentés par les services du régime et leurs anciens voisins, afin de les faire mourir socialement, les forcer à partir, les empêcher de « souiller » le peuple allemand et notamment les femmes.

Mais cette exclusion touche aussi les asociaux, les mendiants et les handicapés. Pas de question de « judéité » ici, simplement une question du hors-norme. Ces normes aryennes étant floues, cela permet d’arrêter et d’enfermer des milliers de personnes dans les camps. Cela débouche aussi sur les premiers campagnes de stérilisation forcée, sur des critères imprécis quant à l’identification des futures victimes. Derrière cela, on retrouve toujours et encore les idées de pureté de race à l’intérieur du biotope, la volonté d’arrêter une funeste dégénérescence, cette folle inquiétude quand à une démographie allemande en déclin et la quête viscérale de l’ascendance et de la descendance parfaites.

Peter Fritzsche nous livre un ouvrage prenant et qui ne peut laisser le lecteur indifférent. Il a cette force de mettre le lecteur quasiment comme acteur et/ou témoin direct de la manière dont la situation dégénère aussi vite en Allemagne en si peu de semaines. Les multiples sources utilisées montrent bien la stupéfaction, la peur, le basculement des différents catégories sociales ou ethniques qui composent la société allemande des années 30. Une lecture édifiante.

Présentation de l’ouvrage et de l’auteur par l’éditeur

« En à peine 100 jours, Hitler transforme une démocratie en tyrannie ; les nazis installent un Reich prêt à faire sombrer l’Europe dans la guerre. La nomination de Hitler au poste de chancelier, le 30 janvier 1933, n’avait rien d’inévitable et ne permettait pas de prédire l’avenir de l’Allemagne. Pourtant, entre ce qui se joue en janvier 1933 et la construction du premier camp de concentration de Dachau, en mars de la même année, la route est aussi directe que brève. En 100 jours, les nazis ont confié les pleins pouvoirs à leur Führer, installé un commissaire du Reich dans chaque Land, démantelé les syndicats et promulgué des lois faisant des Juifs allemands des citoyens de seconde classe. Peter Fritzsche montre la rapidité et la radicalité des changements qui touchent l’Allemagne en 1933 et, en filigrane, comment la république de Weimar a basculé dans la dictature. »

« Peter Fritzsche est professeur d’histoire à l’université de l’Illinois. Spécialiste de l’histoire moderne allemande et européenne, il est l’auteur de Vivre et mourir sous le IIIe Reich (2012), An Iron Wind: Europe Under Hitler (2016). »