Journaliste connu pour ses divers ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale et la ville de Lyon, Gérard Chauvy propose dans son nouvel opus de combler une lacune historiographique en proposant une synthèse sur l’Abwehr, service de contre-espionnage de l’armée allemande.

Bien que l’auteur organise sa synthèse en treize chapitres, suivant un plan chrono-thématique, cet opus comporte trois grandes parties sous-jacentes : (chapitres 1 et 2), son installation en France (chapitres 3 à 11), et sa chute (chapitres 12 et 13).

Les origines de l’Abwehr

Gérard Chauvy s’intéresse tout d’abord aux origines de l’Abwehr en 1919 et à ses premiers développements durant l’entre-deux-guerres. Il rappelle que l’armée allemande tente de reconstituer ses unités de renseignement dès la fin de la Première Guerre mondiale alors que le pays est en proie aux plus grandes difficultés, politiques, économiques et sociales. Ce n’est qu’à la faveur d’un relatif retour au calme qu’un nouveau service de renseignement voit le jour en 1921 : l’Amt Auslandsnachrichten und Abwehr, le service de renseignement extérieur et de défense. Relevant du ministère de la Défense, il est composé de trois branches, le renseignement (Abwehr I), le chiffrage et les écoutes radio (Abwehr II) et le contre-espionnage (Abwehr III). Ces premières années sont marquées par des officiers expérimentés, de Walter Nicolai à Conrad Patzig, dont l’auteur brosse le portrait. L’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 favorise un nouvel essor de l’Abwehr sous le commandement d’un « chef charismatique » (p. 19), l’amiral Canaris. Outre ses qualités de marin et d’agent de renseignement, celui-ci dispose d’un sens diplomatique avéré doublé d’un solide bagage culturel, notamment linguistique. Bénéficiant de la confiance d’Hitler malgré son ambivalence envers le nazisme, Canaris en profite pour asseoir la prépondérance militaire de son service sur la nébuleuse policière qui émerge dans les années 1930, en particulier la Sicherheitsdienst (SD), le service de renseignement. Il développe également la structure de l’Abwehr, désormais articulée en départements et sections spécialisés, afin de lui permettre d’étendre son influence à l’étranger. La France figure naturellement au premier rang des intérêts de l’Abwehr dans la perspective d’une revanche. Cette expansion repose notamment sur le recrutement de femmes et d’hommes de confiance, des agents de renseignement provenant de milieux divers et aux motivations variées. Les services de renseignement français n’ignorent pas les activités de l’Abwehr ni son intérêt pour l’hexagone puisqu’ils disposent eux aussi d’agents infiltrés. Cela ne semble pas émouvoir pour autant les autorités politiques ni les hauts responsables militaires français, qui ne font guère usage des informations récoltées.

L’Abwehr en France  et ses actions contre la Résistance

Son objectif principal est la lutte contre les différentes formes de résistance. L’amiral Canaris installe l’Abwehr à Paris dès les premiers jours de l’Occupation du pays. Il choisit pour cela l’hôtel Lutetia situé dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Il en confie la direction à Friedrich Rudolph, fin connaisseur de la France. Trois bureaux, répartis dans la capitale, complètent l’installation et permettent de traiter les indicateurs. Les premières missions consistent à s’approprier les archives françaises, notamment ministérielles, et à recruter des agents, en particulier dans le vivier que représente les prisons. Ces missions nécessitent d’étendre les ramifications du service sur l’ensemble du territoire occupé. Des antennes apparaissent donc à Saint-Germain-en-Laye, Angers, Dijon et Bordeaux pour appuyer la direction centrale parisienne. Elles seront complétées par de nouveaux bureaux en zone Sud, notamment à Lyon, après novembre 1942. Cette organisation nécessite des fonds, ne serait-ce que pour rémunérer des agents aux motivations peu philanthropiques. L’amiral Canaris favorise à cet effet « la création d’organismes à façade commerciale à usages multiples » (p. 104), lui offrant une totale autonomie financière, sans aucun contrôle. Forte de ces moyens humains et financiers, l’Abwehr ne tarde pas à frapper les premiers réseaux de résistance à l’occupant. C’est notamment le cas de celui du musée de l’Homme, au début de l’année 1941. Les services allemands jouent en effet de l’infiltration des mouvements pour retourner certains de leurs membres et les conduire sur la voie de la trahison, à l’instar de John Mulleman, radio du réseau Saint-Jacques.

La chute

L’Abwehr n’échappe pas pour autant à l’évolution du conflit mondial, comme le souligne Gérard Chauvy. Le tournant de 1942 est aussi celui des premiers échecs des services secrets militaires allemands. L’Abwehr est ainsi progressivement forcée à se restructurer par la reprise en main de la politique répressive allemande par les SS de Karl Oberg. Certaines de ses missions et de ses hommes passent alors dans l’escarcelle de la Sipo-SD. Même si l’Abwehr reste très active sur le terrain, ses échecs ne cessent de se multiplier en 1943, comme le montre l’opération Mincemeat. L’échec d’un nouvel attentat contre Hitler au printemps 1943, auquel participent plusieurs membres de l’Abwehr, marque la fin de son indépendance (p. 343). Elle est en effet progressivement avalée par le RSHA, l’office central de la sécurité du Reich, qui unifie l’ensemble des services secrets allemands. Symbole de cette mutation, la division Brandebourg, créée par l’amiral Canaris pour mener des opérations de type commando, multiplie les exactions dans le Sud-Est de la France de décembre 1943 à août 1944. Mais cette dérive marque surtout la fin de l’Abwehr, désormais suspecte aux yeux des cadres nazis, et la débâcle allemande. L’amiral Canaris, tombé en disgrâce, est exécuté le 9 avril 1944, suspecté d’avoir été l’un des instigateurs de l’attentat manqué contre Hitler, le 20 juillet 1944.

Au terme de son ouvrage, Gérard Chauvy tente de dresser un rapide bilan de l’action de l’Abwehr. Si le constat d’échec à l’étranger mériterait d’être creusé, l’ouvrage étant focalisé sur la France, les réussites gagneraient à être également précisées et aller au-delà du tragique bilan humain. En revanche, l’auteur rappelle utilement que certains hommes de l’Abwehr ont su se reconvertir après guerre, notamment dans l’organisation Gehlen, pour devenir des informateurs au service des Américains face à l’URSS et à son bloc.

 Ce livre, d’une écriture fluide et agréable, est avant tout l’œuvre d’un journaliste plus que d’un historien. Les sources, décrites comme issues de « nombreux fonds d’archives jusqu’alors inexploités »Mention en quatrième de couverture en introduction, p. 9., ne sont absolument pas détaillées et leur traitement ne répond pas aux règles de l’art comme l’illustre, par exemple, la mention « selon certaines sources » (p. 16), sans autre précision. Aucune archive allemande n’est par ailleurs mentionnée. L’approche aurait gagné également à ne pas se concentrer quasi-exclusivement sur la France pour envisager l’Abwehr dans ses multiples dimensions. Enfin, quelques ouvrages récents manquent à l’appel, à commencer par celui dirigé par Patrice Arnaud et Fabien Théofilakis  Patrice Arnaud et Fabien Théofilakis (dir.), Gestapo et polices allemandes, France, Europe de l’Ouest 1939-1945, Paris, CNRS éditions, 2016, 277 p., qui auraient permis de replacer plus précisément l’Abwehr dans l’organisation militaire allemande en France.

En dépit des réserves évoquées, l’ouvrage de Gérard Chauvy offre une synthèse utile et contribue à une meilleure connaissance des services de renseignement allemands durant la Seconde Guerre mondiale.

Luc Demarconnay