Ce livre est tiré d’une thèse de sociologie politique soutenue en 1999 à l’EHESS. Il retrace un siècle de politique éducative à destination de ceux qu’on ne nommait pas encore les déficients sensoriels. Il s’agit de montrer comment une “faveur” accordée aux sourds et aux aveugles a été en fait un déni du droit à l’instruction. Le questionnement de l’auteur est né de l’interdiction de la langue des signes comme moyen d’enseignement, il situe son étude dans le champ de la socio-histoire, comment le rôle de l’Etat et l’action des acteurs ont contribué à la construction d’une catégorie sociale, les sourds et les aveugles. Un siècle d’histoire pour découvrir les lieux, les structures d’éducation et les hommes qui ont contribué à l’éducation des enfants sourds ou aveugles.

L’auteur nous invite à un parcours chronologique traitant en parallèle les deux univers: Surdité et cécité. C’est l’occasion de montrer comment de la fin de l’ancien régime à la troisième république le contexte politique influence les choix en matière d’éducation des enfants sourds et aveugles.

Première partie: l’établissement des faveurs

L’histoire commence avec les décrets de 1791 qui apportent protection et moyens aux écoles créées à la fin de l’Ancien Régime par l’abbé Michel de l’Epée pour les enfants sourds et Valentin Haüy pour les aveugles-nés réunies au couvent des Augustins. Les deux écoles sont nées d’un mouvement parallèle, de la volonté de leur fondateur de rechercher des moyens spécifiques adaptés à l’enseignement de leurs élèves: langues des signes et mise en relief des lettres. Cette spécificité marque une rupture avec les tentatives antérieures d’éducation des enfants sourds ou aveugles, d’une recherche adaptée à un enfant noble, éducation individuelle destinée à garantir le plus souvent des droits de succession, il s’agissait désormais d’une éducation collective, fondatrice d’une communauté. L’action des deux fondateurs se situe dans le courant philanthropique qui se développe au XVIII ème siècle: instruire les sourds et les aveugles pour permettre leur insertion dans la société par le travail et combattre oisiveté et mendicité. Après une analyse minutieuse ces conditions d’élaboration des décrets de 1791 et des hommes qui ont oeuvré à cette politique l’auteur montre comment l’Etat hésite entre instruction et secours.

Au cours du XIX ème siècle le souci d’éducation est central, l’action entreprise concerne les enfants, leurs instituteurs développent alors des “ateliers”, des maisons refuges” pour accueillir leurs anciens élèves. L’auteur guidé par des sources plus nombreuses concernant les sourds va, dès ce second chapitre, développer cet aspect. Alors que dans les institutions d’Etat issues du décret révolutionnaire des enseignants sourds trouvent leur place, la représentation du handicap qui fait de l’enfant sourd un être à humaniser pose la question de la langue des signes jugée par certains comme trop animale.
D’autre part l’idée d’une oeuvre de bienfaisance retrouve une forte expression avec la Restauration.

La routinisation des faveurs

Le chapitre trois est consacré à définir les institutions d’Etat. Une étude confuse tente de montrer si leur statut juridique en fait des établissements publics avant de consacrer de nombreuses pages à une présentation des administrateurs philanthropes et des directeurs dans les années 1820-1830, leurs réseaux, leurs affinités politiques et sociales.
Ces institutions sont alors un modèle réglementaire pour toute “école” de province tant sur le plan de l’organisation que des choix de méthode d’instruction.

Après la révolution de 1830, les institutions plus soumises à l’administration centrale deviennent des établissements généraux de bienfaisance et d’utilité publique ce qui renforce les contraintes réglementaires. La mise en place d’un corps d’inspection, en rupture avec la philanthropie dominante dans la période précédente. L’auteur analyse leur fonctionnement durant la monarchie de juillet et le second empire.

C’est durant cette période que se constitue une identité collective des sourds et des aveugles, réuni par une même instruction. Il semble que le fait que les meilleurs élèves restent dans les institutions comme répétiteurs voire comme enseignants, comme le montre l’exemple de Jean Massieu. L’usage d’un outil spécifique de communication: la langue des signes ou de l’alphabet Braille joue un rôle fondamental dans cette construction sociale d’autant que pour les sourds au moins toute une production écrite développe les idées sur les méthodes à employer, les oppositions entre langue des signes, mimiques et lecture labiale.

Les faveurs contre le droit

Cette troisième partie s’ouvre sur la révolution oraliste et le congrès de Milan ou comment la troisième République a révolutionné l’enseignement des sourds en interdisant la langue des signes et privilégiant le projet de démutiser les enfants sourds.
L’auteur cherche à montrer comment l’action de certains enseignants réunis en congrès à conduit à cette évolution radicale après 1880. Alliant négation de la spécificité des sourds, médicalisation du discours et dénigrement d’un langage corporel considéré comme du côté de la passion et non de la raison on a assisté à la disparition des enseignants sourds et au rejet de la langue des signes comme impropre à exprimer l’abstraction. Ce refus de la langue des signes est à mettre en relation avec le projet républicain de construction nationale, elle à combattre au même titre que les langues locales: breton, occitan… les enjeux d’identité nationale étant alors plus forts que la question pédagogique. L’auteur montre le rôle de la société Péreire, véritable réseau de pression dans cette victoire de l’oralisme, il analyse les congrès et les forces en présence.

Dans le dernier chapitre, il s’agit de montrer le rôle des institutions religieuses comme des administrateurs des institutions nationales dans le choix de maintenir cet enseignement sous la tutelle du ministère de l’intérieur et non de l’instruction publique.

Un ouvrage touffu, si les deux déficiences sont annoncées comme devant être traitées en parallèle, l’abondance des sources concernant les sourds fait assez vite oublié à l’auteur son second groupe d’étude. L’ambition affichée d’une socio-histoire se dilue dans une étude parfois pointilliste des protagonistes et des institutions qui confine dans certains chapitres à une galerie de portraits.