Avocat au barreau de Saint-Denis de la Réunion, professeur à l’ENA du Togo, militant (il a défendu les indépendantistes calédoniens du FLNKS), Jean-Loup Vivier propose en 144 pages (14 courts chapitres et une vingtaine de documents en annexe) un analyse très détaillée des manœuvres d’un député affairiste aux puissantes relations pour mettre la main sur des plantations coloniales dans le Togo des années 1920.

D’une grande précision, l’étude s’appuie sur des sources manuscrites qui sont toujours citées (plus de 200 notes infrapaginales) et critiquées. Cette qualité de l’ouvrage est aussi sa faiblesse car le lecteur doit faire parfois de gros efforts pour suivre le fil de la démonstration, pour identifier les fonctions et l’action des nombreux acteurs, pour parvenir à saisir tous les ressorts de l’intrigue.

Un député malhonnête et opportuniste

Le personnage principal, Lucien Gasparin, est une véritable caricature du politicien affairiste et opportuniste. C’est un métis, né en 1868 à Saint-Denis de la Réunion. Admis à 21 ans par concours dans l’administration coloniale, affecté au Tonkin puis détaché à Nantes, il est licencié en 1896 pour avoir triché lors des épreuves de l’examen qui lui auraient permis de progresser dans la carrière. Mésaventure qui ne l’empêche pas de devenir avocat à Tamatave, capitale de la toute nouvelle colonie de Madagascar où l’on n’est pas très exigeant sur les antécédents. Il y reste neuf ans, fait venir sa famille et noue de nombreuses amitiés qui s’avéreront très utiles pour ses affaires futures.
En 1906, il est élu député de la Réunion : « Il plaît à ses électeurs car il représente le petit créole qui a réussi son parcours professionnel ». Il vient alors s’installer à Paris avec toute sa famille. Il sera réélu député de la Réunion huit fois de suite, la dernière fois en 1936, toujours au premier tour de scrutin, et parfois sans que quiconque se présente contre lui. Il ne prend donc guère la peine de faire campagne et séjourne à Paris. « Député, il votera régulièrement dans le sens de la majorité. Manifestement il préfère le confort d’être dans le sens du vent à l’opiniâtreté dans les convictions dont il est, à l’évidence, dépourvu. Ainsi, en 1920 il se prononce en faveur du rétablissement des relations diplomatiques avec le Saint-Siège, puis le 2 février 1925 il vote la suppression de l’ambassade de France au Vatican ». Il est officiellement radical ; il est aussi franc-maçon. Le 2 août 1914, il est mobilisé à sa demande ; sans jamais combattre il parvient au grade de lieutenant. En 1933, il tentera même d’obtenir la Légion d’Honneur, la carte de combattant volontaire et… le versement d’une pension !
Le 10 juillet 1940, il vote évidemment les pleins pouvoirs constitutionnels au maréchal Pétain. Lucien Gasparin est mort à Paris en 1948. Une rue de Saint-Denis de la Réunion porte aujourd’hui encore le nom de ce grand homme.

Un spéculateur persévérant

Gasparin dispose de puissantes relations dans les milieux dirigeants politiques et financiers. Il jouit de la sollicitude des ministres des colonies successifs (dont Albert Sarraut). Il adhère au « Comité républicain du commerce, de l’industrie et de l’agriculture », créé par le sénateur Mascuraud pour financer le parti radical ; il y préside la section coloniale.
Après la défaite de l’Allemagne en 1918, sa colonie du Togo devient un mandat que la SDN confie à la France. Associé à son frère et à quelques affairistes qui sont ses prête-noms, en restant lui-même dans l’ombre, Gasparin réussit à se faire concéder à des conditions exceptionnellement favorables plus de 10000 hectares de plantations de palmiers, caoutchoutiers, cacaotiers et kolatiers. Les procédures sont illégales ; des pressions sont exercées sur l’administrateur-séquestre des biens allemands du Togo qui d’ailleurs se suicide quand il prend conscience du rôle qu’on lui a fait jouer. Dans un second temps Gasparin et ses amis vendent la concession qui ne leur a pas coûté grand-chose à une société anonyme, dans le cadre de procédures entachées d’illégalités.
Le scandale éclate en 1921 quand les malversations de Gasparin sont dénoncées à la tribune de la chambre des députés par un élu bien informé. Gasparin fait le gros dos, manoeuvre pendant près d’une dizaine d’années, échappe à toute condamnation et réussit à se faire attribuer à nouveau les plus beaux morceaux de la plantation.

Un spéculateur malchanceux

Le spéculateur ne fera pas la fortune qu’il pouvait entrevoir et pour laquelle il avait tant manœuvré pendant presque une décennie. Jamais ses plantations ne lui rapporteront de réels profits.
D’une part il a rencontré une solide résistance en la personne d’un haut fonctionnaire intègre. Le commissaire qui fait office de gouverneur du Togo a en effet le souci de défendre les intérêts du territoire qui lui est confié. Malgré les injonctions de ses chefs qui soutiennent Gasparin et ses amis, il s’efforce de faire triompher le droit. Il bénéficie en outre de la stabilité dans son poste (il y reste plus de dix ans), alors que les ministres se succèdent à un rythme soutenu dans ces années de forte instabilité gouvernementale.
D’autre part Gasparin ne parvenant à ses fins qu’en 1931, son entreprise est alors frappée de plein fouet par les effets de la crise économique mondiale : les cours du cacao s’effondrent de 60% et ceux de l’huile de palme de plus de 80%. Il lui devient impossible de trouver des partenaires qui mobilisent des capitaux permettant une exploitation rentable des plantations

L’intérêt majeur de l’ouvrage est sans doute de fournir un éclairage concret sur certaines mœurs et pratiques de quelques éléments dirigeants de la Troisième République. Réseaux d’influence, corruption, clientélisme, solidarités maçonniques sont des réalités plus pertinentes que les clivages politiques pour comprendre certaines situations. Attention à ne pas généraliser cependant : Gasparin échoue en partie pour avoir trouvé face à lui un député qui dénonce ses pratiques et un haut fonctionnaire qui les combat.
Cet aspect des choses aurait mérité d’être mieux mis en évidence. L’auteur se réfère à l’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney, L’Argent caché (Le Seuil 1984) et évoque à plusieurs reprises le contexte politique et économique dans lequel évoluent les acteurs de ces malversations. Mais il se limite au récit détaillé de l’affaire elle-même. Cette absence de mise en perspective limite l’intérêt de l’ouvrage.

© Clionautes