Par « Affaire Jean Moulin », il faut entendre, une fois de plus, le contexte et les conditions de l’arrestation de Jean Moulin lors d’une réunion des responsables de la résistance en Zone sud, à Caluire, dans la banlieue lyonnaise, le 21 juin 1943. Des dizaines de livres et des milliers de pages ont déjà été écrits sur ce thème. Peu de questions font encore débat parmi les historiens.

L’auteur a pris le parti de nous raconter en détail l’évolution et les diverses étapes de son enquête, les questions qu’il s’est posé, les hypothèses qu’il a faites, les témoins et acteurs qu’il a rencontrés, les conversations qu’il a eues avec eux, les impasses et les étapes de sa recherche etc. Il se montre même conscient parfois de « la confusion engendrée pour le lecteur » par une « juxtaposition fastidieuse ». Il n’est en effet pas toujours facile de se retrouver dans le maquis compliqué des chemins et des sentiers suivis par l’auteur qui a d’ailleurs anticipé les vertiges du lecteur en jugeant utile de terminer chaque chapitre, sauf le dernier, d’un paragraphe intitulé « En résumé ».

Dès les premières lignes de l’introduction l’auteur qualifie son enquête d’« interminable ». Il l’a commencée à la fin de 1985, deux ans après que Klaus Barbie ait était extradé vers la France, et achevée pour l’essentiel en 1988, puis l’a prolongée sur quelques points, après une éclipse, jusqu’en 2011. Il a bénéficié de l’aide active d’Antoinette Sachs qui avait été très proche de Jean Moulin et qui était convaincue de la trahison de René Hardy, l’un des responsables du mouvement de résistance « Combat, et de sa responsabilité dans l’arrestation de Jean Moulin, ainsi que « du soutien bienveillant et passionné » de Claude Bourdet, un des membres importants du comité directeur du mouvement de résistance Combat, convaincu de l’innocence de René Hardy, et solide soutien de ce dernier durant ses deux procès. L’aide conjuguée de ces deux personnes a ouvert de nombreuses portes à Jacques Gelin qui a acquis une très solide connaissance du dossier par la consultation de tous les documents accessibles, y compris ceux des deux procès de René Hardy, et par la découverte au cours de son enquête de documents jusqu’alors inconnus.

Bref résumé des faits au coeur de l’affaire

Convaincu de l’importance de l’Armée secrète, l’état-major allemand avait créé un commando spécial destiné à la démanteler, commando installé à Lyon sous la haute main de Klaus Barbie. En mai-juin 1943, les arrestations s’étaient multipliées parmi les membres de la résistance et de l’Armée secrète. Partant de Lyon pour Paris le 7 juin 1943, dans la soirée, René Hardy, avait été identifié dans le train par un ancien membre du mouvement Combat, arrêté quelque temps plus tôt à Marseille et « retourné » par les Allemands. Il avait été mis à la disposition du SD de Lyon vers la mi-mai. Hardy avait été arrêté par la police allemande et emprisonné à Chalon-sur-Saône, le 8 juin à 2h du matin. Il avait été ramené à Lyon par Barbie en personne dans l’après-midi du 10 juin.

La suite de l’histoire différait beaucoup suivant que l’on appartenait à Combat ou aux amis de Jean Moulin. Pour ces derniers, le scénario était le suivant : menacé de voir sa fiancée, Lydie Bastien, prise en otage, Hardy avait accepté de travailler pour la Gestapo et avait été laissé libre de ses mouvements. Quelques jours plus tard, Jean Moulin avait décidé d’organiser une réunion afin de remplacer le chef de l’Armée secrète, le général Delestraint, arrêté à Paris le 9 juin. La réunion avait été fixée au lundi 21 juin dans la banlieue lyonnaise, à Caluire. Les Allemands, emmenés au lieu du rendez-vous grâce à Hardy, avaient arrêté les résistants, dont Hardy, Jean Moulin, Raymond Aubrac et d’autres.

Durant l’opération de Caluire, Hardy s’était évadé dans des conditions rocambolesques. Pour les tenants de sa culpabilité, il s’était tiré ensuite une balle dans le bras pour témoigner de sa bonne foi auprès de ses camarades résistants. Il avait été arrêté le jour même par la police française et hospitalisé. Sept jours plus tard il avait été livré, à leur demande, aux Allemands et transféré à l’hôpital de la Croix-Rousse. Le 3 août, il s’était à nouveau échappé dans des conditions tout aussi rocambolesques, puis avait rejoint Frenay en Algérie en juin 1944. Il l’avait suivi dans Paris libéré au ministère des Prisonniers, où il avait été arrêté le 12 décembre 1944, à la suite de la découverte d’un document allemand faisant état de sa trahison.

Un premier procès avait été organisé en 1947, à l’issue duquel Hardy avait été acquitté, au bénéfice du doute, ayant pu convaincre ses juges qu’il n’avait pas été arrêté dans le train dans la nuit du 7 au 8 juin. Au lendemain de son acquittement, la découverte, dans les archives des wagons-lits, d’un nouveau document prouvant son arrestation avait entraîné une nouvelle incarcération et un second procès devant un tribunal militaire en 1950. À nouveau, il avait été acquitté, bénéficiant cette fois de la « minorité de faveur », une disposition particulière de la justice militaire : quatre jurés l’avaient jugé coupable, et trois, innocent. Pour le condamner, il fallait deux voix d’écart. Hardy et ses avocats avaient su profiter des nombreuses contradictions de cette affaire et surtout, du fait que, hormis les participants à la réunion de Caluire, il n’avait provoqué aucune autre arrestation reconnue.

Le récit le plus complet et le plus clair de toute cette affaire est donné par Daniel Cordier dans son ouvrage : Jean Moulin, la République des catacombes, Gallimard, 1999. Jacques Gélin se réfère également aux deux ouvrages très complets de Pierre Péan : Vies et morts de Jean Moulin, Fayard, 1998 et La Diabolique de Caluire, Fayard, 1999.

Bilan de l’enquête de Jacques Gelin

Les affirmations auxquelles parvient l’auteur au terme de sa très longue enquête et de son très long récit de l’enquête sont les suivantes :

1. René Hardy a donné aux Allemands la réunion de Caluire

René Hardy, résistant membre de l’état-major du mouvement Combat et responsable de Résistance Fer a livré aux Allemands la réunion de Caluire et leur a permis d’arrêter Jean Moulin. Aucun historien n’a plus aucun doute sur ce fait depuis longtemps. Hardy, arrêté dans le train Lyon-Paris à Chalon-sur-Saône dans la nuit du 7 au 8 juin 1943 et ramené à Lyon le 10 juin, en voiture, par Barbie, n’a pas été relâché quelques heures plus tard par le chef de la Gestapo de Lyon comme il l’avait affirmé. Il est resté dans les locaux de la Gestapo jusqu’au 17 juin. Le 17 juin, dans l’après-midi, il a rencontré Pierre Bénouville, proche de Frenay et haut responsable de Combat. Le 19 juin, Aubry, un autre responsable du mouvement Combat, lui a parlé d’une réunion prochaine de l’état-major de l’Armée secrète demandée par Jean Moulin. Elle promettait d’être difficile et Bénouville voulait que Hardy l’y accompagne, au détriment des règles les plus fondamentales de la sécurité, car il n’y était pas convoqué. L’opération de Caluire à été montée par Barbie de manière à blanchir Hardy qui n’était pas véritablement menotté après son arrestation avec les autres résistants. Il a feint de s’enfuir, les policiers allemands lui ont tiré dessus puis ils l’ont récupéré un peu plus tard et l’ont emmené à l’hôpital militaire allemand où il s’est tiré une balle dans l’avant-bras gauche sous le contrôle d’un médecin allemand. Récupéré par les policiers français et hospitalisé, il a été transféré à l’hôpital de la Croix-Rousse le 28 juin, à la suite d’une tentative d’empoisonnement au cyanure par les résistants. Il a été libéré le 3 août dans la nuit.

2. René Hardy était un agent multiple

La personnalité de René Hardy est d’une grande complexité. Il n’était pas un simple résistant de Combat, chef du réseau de résistance ferroviaire des MUR (Mouvements Unis de la Résistance) et des opérations de sabotage Fer pour l’Armée secrète. Il travaillait au minimum pour quatre autres organisations : l’organisation clandestine des services secrets français dirigés contre les Allemands et les Italiens, le service clandestin de contre-espionnage antiallemand de Vichy, les services britanniques les plus impliqués dans les opérations d’intoxication, les services américains auxquels il a destiné plusieurs rapports, dont le plan de destruction ferroviaire. Ses activités touchaient au renseignement et au sabotage. C’est bien lui qui a conçu et réalisé un plan de destruction ferroviaire en mai 1943, qui allait devenir le « Plan Vert ». Ce plan a été réalisé à la demande des services américains et conformément aux hypothèses de débarquement ; il était en réalité destiné aux services de sécurité allemands dans le cadre d’un vaste projet de désinformation. Il devait aider à les convaincre qu’un débarquement des forces alliées allait avoir lieu en France métropolitaine, en Provence, entre l’été l’automne de 1943. Il s’agissait de masquer les opérations de débarquement des alliés en Sicile, en juillet 1943, puis en Italie continentale et en Corse, au mois de septembre suivant.

3. La « fiancée » de René Hardy, Lydie Bastien, travaillait pour les Allemands

Lydie Bastien avait été recrutée à la fin de 1942, par les services de contre espionnage offensif de l’armée allemande en France, l’Abwehr. Elle avait été versée un peu plus tard au service du SD de Lyon sous les ordres de Barbie. Sa rencontre avec René Hardy, qui en était tombé éperdument amoureux, ne doit rien au hasard mais résulte de l’accomplissement d’une mission. Sa responsabilité « est lourde » car elle est directement à l’origine de l’arrestation de René Hardy dans le train Lyon-Paris qui a entraîné la tragédie.

4. Les deux procès qui ont été intentés à René Hardy en 1947 et en 1950 ont été manipulés de façon à le faire acquitter.

« Le résistant a clairement bénéficié de mécanismes lourds et manifestes destinés à le faire acquitter. » Des documents allemands accablants pour Hardy n’ont pas été produits, alors qu’ils étaient déjà entre les mains du magistrat instructeur ; des témoins importants ont été éliminés, ou n’ont pas été convoqués, où ont été manipulés. Les témoignages produits ont été tronqués, et une partie du dossier est restée secrète. Un témoin majeur de l’accusation, l’adjoint de Barbie, qui avait participé directement à l’opération de Caluire et à « l’évasion » de Hardy, s’est rétracté devant le tribunal militaire. Le commissaire du gouvernement a admis que le dossier avait fait l’objet de pressions et qu’on lui avait demandé d’être très clément. Il est donc évident qu’on ne peut tirer argument de ces acquittements pour induire son innocence, mais ce raisonnement n’a jamais été celui des historiens

5. La question du « communisme » de Jean Moulin a été posée dès 1942

Jean Moulin a été accusé après-guerre, d’abord par le chef de combat, Henri Frenay, puis par un journaliste enquêteur, Thierry Wolton, d’avoir été cryptocommuniste et d’avoir joué, à l’insu du Général de Gaulle, un rôle secret en faveur des communistes. Une critique majeure, outre le défaut de preuve, a été faite à cette thèse, en affirmant que ces problématiques étaient largement postérieures à la période de la résistance et que la question du « communisme » de Jean Moulin ne s’était pas posée pendant la période de l’occupation. L’auteur montre le contraire : à la fin de 1942, Jean Moulin a fait l’objet d’un rapport envoyé à Londres qui le présentait comme un homme très proche des communistes et un agent possible des services secrets soviétiques. Ce rapport émanait du colonel Groussard qui travaillait pour les services de renseignements de Vichy, connaissait bien le général de Gaulle, avait été cagoulard et très hostile au Front populaire auquel avait appartenu Jean Moulin et était en contact suivi avec les services secrets britanniques et ceux de la France libre. Le général de Gaulle, destinataire de ce rapport le mettant en garde contre le communisme de Jean Moulin, avait enclenché une enquête de contre-espionnage à Londres au début de février 1943, afin de vérifier les accusations du colonel. Cette enquête avait été conclue favorablement pour Moulin.

6. Une intime conviction qui ne nous a pas convaincu

Le colonel Groussard avait un ami, Pierre de Bénouville, qui partageait ses idées politiques d’extrême droite, qui était l’un des responsables du mouvement Combat et un ami de René Hardy. C’est alors que se pose la dernière question à laquelle l’auteur consacre un long chapitre avant de se résoudre à ne pas pouvoir y répondre : y a-t-il eu un complot politique visant à éliminer Jean Moulin accusé de faire le jeu du parti communiste alors que l’on croyait très fort qu’un débarquement aurait lieu à l’automne 1943 et, dans ces conditions, à une possible tentative de prise du pouvoir par le parti communiste ? C’est la question fondamentale pour l’auteur qui doit se résoudre à constater qu’aucun document ne permet d’y répondre. Il en a cependant l’intime conviction qu’il essaie de nous faire partager par une interprétation très sophistiquée d’un roman écrit par René Hardy qui serait un roman à clé. René Hardy en livrant Jean Moulin aux Allemands avec la complicité de Bénouville aurait ainsi eu la conviction de continuer à servir la résistance que Jean Moulin trahissait. Tout cela est émaillé de beaucoup d’interprétations contestables et de conditionnels, et l’auteur reconnaît d’ailleurs à quelques lignes de la fin « qu’à ce niveau d’interprétation, on peut faire dire ce qu’on veut à un texte ». Dont acte.

Riche de beaucoup d’informations, affaibli par ses trop nombreuses interprétations, cet ouvrage est le fruit d‘une démarche d’investigation plus que d’un travail d’historien. La démarche montre néanmoins le caractère indispensable des témoignages dans l’histoire de la Résistance ainsi que leur fragilité, et la nécessité de les compléter et de les critiquer à la lueur des documents. Ce gros livre ne nous apporte finalement pas beaucoup d’éléments nouveaux et ne parvient pas à répondre à la problématique qui en constitue le sous-titre : s’agit-il d’une « simple trahison » ou d’un véritable complot politique visant à éliminer, pour des raisons politiques, le représentant du général de Gaulle en France occupée ? Cet ouvrage aurait été plus clair et plus accessible s’il avait été plus court et s’il s’était limité à un exposé argumenté des découvertes et des thèses de l’auteur.

© Joël Drogland

En septembre 2024, l’auteur a fait cette remarque :

Je trouve la conclusion de cette analyse très injuste. Je dois préciser que ce livre a été édité sous l’égide de l’historien Pierre Nora qui était enthousiaste à l’issue de sa première lecture. Sur la question de mes convictions, je pense avoir été très mesuré car l’avocat de Gallimard  a dit que j’aurais pu sans problème être plus affirmatif sur les questions sensibles.

Concernant le « complot », le titre du chapitre est « Il y a complot et complot », je suis convaincu (disons à 80%) que Benouville a expédié Hardy à Caluire avec la mission de régler le problème de Moulin et de son contrôle sur la Résistance et l’Armée secrète, à la veille du débarquement qu’ils pensaient très proche dans le midi en juin-juillet 43. Je ne suis pas convaincu à plus de 20-25% que Benouville aurait pu en avoir reçu mission des Alliés, ce qui aurait constitué un vrai complot. Ce que m’a dit A. Sachs à l’issu d’une demi journée de digressions permanentes : « Benouville a donné Moulin avec la bénédiction des américains » me semble bien plus probable qu’un « ordre » direct. Je suis donc plutôt convaincu d’un complot à deux…

Concernant la complexité de mon récit, elle résulte de l’énorme quantité de documents et de témoignages, plus ou moins contradictoires, dans lesquels les mémorialistes, les historiens et les journalistes ont puisé comme dans une auberge espagnole. Afin d’éviter qu’on puisse me reprocher d’avoir retenu ce qui m’arrangeait j’ai pensé indispensable de passer en revue les éléments problématiques.

Quant à la faible quantité d’éléments nouveaux. Je vous trouve difficile. J’ai apporté beaucoup de témoignages inédits dont certains très importants. J’ai apporté aussi une lecture nouvelle et cohérente des documents allemands (le deuxième rapport Kaltenbrünner en particulier). Un nouveau document aussi, Le livre des recherches allemand de septembre 43.  J’ai éclairci le rôle de Deletraz, mis en évidence celui de Devigny et du colonel Reile dans son évasion et celle de ses fils. Une piste nouvelle pour expliquer le comportement bizarre des Aubrac, etc. J’ai précisé le rôle de Groussard qui n’avait été ébauché que par Péan sans qu’il ait eu connaissance du Rapport Groussard au BCRA.

Je crois que, sur cette affaire, les biais de conviction ont joué un rôle majeur. Et ils continuent. Très cordialement. Jacques Gelin