«En France au XIXe siècle, lorsqu’une créature humaine tombe entre les mains des préfets et sous la responsabilité immédiate des magistrats et des fonctionnaires publics, elle n’est plus qu’un ballot de marchandises étiqueté» Hersilie Rouy
Cet ouvrage est une excellente introduction à l’histoire sociale du XIXe siècle puisque les mésaventures de Hersilie Rouy, concentrent toutes les caractéristiques d’une société basée sur la domination des femmes, que ce soit dans le domaine de la transmission du patrimoine, du rapport à leur corps et à leur esprit.
La période qui se situe entre la restauration et la fin du second empire et caractérisée par la naissance des sciences du comportement, avec cette fascination pour les maladies mentales qui sera à l’origine des premières expérimentations scientifiques pour les traiter.
C’est donc dans des structures spécialisées que Hersilie s’est retrouvée pendant neuf longues années, sans avoir été vraiment examinée, mais victime des préjugés du corps médical. Dans la première maison de santé, celle de Charenton, où elle se retrouve en 1854, à la suite des manœuvres de captation d’héritage de son frère, elle allait être en contact avec un personnel soignant composé essentiellement de religieuses qui voient dans la maladie mentale une sorte de punition divine et de péché qu’il faut expier.
De plus, sa lucidité se retourne contre elle puisque le directeur de l’établissement, un certain Boué, évoque son aliénation lucide. Son obstination à démontrer sa santé mentale lui vaut le diagnostic de monomaniaque. On apprécie la caractéristique de : « monomanie ambitieuse et raisonnante ». Tout est dit dans cet avis. De plus, cette femme qui a atteint son 50e anniversaire à l’asile et même victime d’une négation de son identité, puisque son frère manoeuvre avec beaucoup d’habileté pour en faire une fille de père inconnu, même si paradoxalement son internement était censé être demandé par son père lui-même mort peu de temps auparavant.
On retrouve ici une vision kafkaïenne de l’univers administratif particulièrement surprenante.
L’auteur Yannick Ripa décrit ainsi cet univers des maisons de santé du département de la Seine, comme Charenton ou la Salpêtrière dans laquelle Bercy se retrouve comme pensionnaire indigente. Même son âge, une petite cinquantaine, vient justifier son diagnostic de monomanie : « l’âge critique », ou « le retour d’âge », c’est-à-dire la ménopause, vient à l’appui de la pathologie qui lui est prétée. Ulysse Trélat le médecin aliéniste de la Salpêtrière transforme d’ailleurs le cas de sa patiente en études de cas, lorsqu’il évoque cette folie lucide, comme la caractéristique de troubles particuliers menaçant l’ordre familial. Les « malades mentaux lucides » sont des satires, des nymphomanes, des monomanes érotiques, des kleptomanes et des suicidaires. Le médecin aliéniste inscrit sa pratique dans une démarche de défense du corps social. Le fait que Hersilie soit célibataire vient également à charge. Une femme indépendante, est forcément suspecte, d’autant plus qu’elle refuse le travail imposé aux pensionnaires dans les asiles. Même son statut de musicienne vient alimenter les préventions à son égard, puisque dans ce XIXe siècle misogyne, une femme doit se limiter à des arts d’agréments, en aucun cas à une création artistique majeure. La soumission de la patiente, conséquence de sa monomanie ambitieuse, et donc plus grave que sa maladie mentale elle-même.
Après le passage à Charenton et à la Salpêtrière, le médecin aliéniste, le docteur Auzouy et sa patiente, qui est simplement désignée par son prénom, se retrouvent à l’asile de Maréville.
Elle est installée dans une chambre cellulaire aveugle, ce qui est considéré comme un remède – sanctions à sa révolte pathologique. C’est là qu’elle commence à essayer d’écrire à différentes personnalités, des médecins d’abord, mais ensuite le procureur impérial, le baron Haussmann, l’impératrice Eugénie. Elle se retrouve à ce moment-là dans la section des « gâteuses ».
Mêlée aux débiles profonds Hersilie n’a de cesse d’exposer par écrit les ruses d’un frère qui l’a fait interner pour rester seul en ligne dans la succession. cette agitation suspecte fait sa réputation: Hersilie est une indocile, une véhémente dont la séquestration s’impose. Informé de son insubordination, le médecin-chef la diagnostique atteinte de folie d’orgueil ou « folie lucide ». Pendant son internement, Hersilie essaie de communiquer avec les autres pensionnaires par la musique. Cette volonté vient appuyer le diagnostic de monomanie. Paradoxalement, dans ses mémoires, publiés après 1868, elle raconte qu’elle a eu le soutien de quelques domestiques qui lui faisaient passer de quoi écrire. Lorsqu’elle écrit à l’impératrice Eugénie, 27 mai 1862, elle se présente comme étant la sœur du roi Henri V ans se réclamant d’une ressemblance avec la duchesse de Berry. Elle explique le sort qui lui est fait par la volonté de comploteurs qui avaient voulu éloigner une princesse du sang royal.
Cette lucidité qui finit tout de même par attirer l’attention d’administrateurs des hospices, puis du préfet. Un rapport au garde des Sceaux réclame pour la demoiselle de meilleures conditions. Après cinq ans de séjour, en 1868, on lui délivre même une attestation de guérison. Avec le concours de notables du cru, Hersilie sort enfin des murs. Le ministre de l’Intérieur reconnaît l’irrégularité commise. Son frère et l’administration centrale sont montrés du doigt. La presse s’en mêle. Elle évoque une « résurrection » quand, à l’occasion d’un récital à l’Institut musical, la pianiste joue Carl Maria von Weber.
Elle s’engage alors dans un nouveau combat, pétitionnant contre les internements psychiatriques abusifs et pour une réforme de la loi de 1838. A la Chambre des députés, les parlementaires du Loiret sollicitent Gambetta. Le sujet doit être débattu le 16 juillet 1870… jour de l’ordre de mobilisation. Les Prussiens et la défaite de Sedan ont raison d’Hersilie.
Yannick Ripa nous emmène sur les pas de cette femme hors du commun en prenant appui sur ses Mémoires d’une aliénée, parus après sa mort. La description de la réalité de son quotidien, dépassant souvent la fiction, est un plaidoyer à charge contre l’asile et sa fonction politico-sociale au XIXe siècle, mais aussi sur la terrible condition féminine de l’époque.
Historienne, Yannick Ripa enseigne l’histoire des femmes et du genre à l’université Paris VIII. Elle est l’auteur de La Ronde des folles. Femmes, folie et enfermement au XIXe siècle (Aubier, 1985), Les Femmes actrices de l’Histoire. France, 1789-1945 (SEDES, 1999) et Les Femmes (Cavalier bleu, 2002).