En août 1521, les Espagnols d’Hernan Cortés prennent Mexico ; une troupe de quelques dizaines d’hommes, en rupture avec l’autorité légitime incarnée par le gouverneur de Cuba, triomphe de « l’empire » de Moctezuma, qui s’étendait sur plusieurs millions d’hommes. En 1523 ou 1524, Tomé Pires, ambassadeur du roi du Portugal auprès de l’Empereur de Chine, est exécuté comme tous les membres de sa suite : malgré divers projets de conquêtes élaborés par la suite, la Chine demeura insoumise jusqu’au XIXe siècle. C’est le parallélisme de ces deux expéditions, mais aussi leur issue divergente, qui constitue le thème cet ouvrage. Serge Gruzinski a déjà abordé dans de nombreux ouvrages cette question de la mondialisation pour dépasser le cadre national et européen dans lequel elle est souvent présenté. Il montre ici à la fois les limites des Européens et la mise en place de réseaux de communication et d’échanges qui ne peuvent se résumer au modèle métropole/colonie.
Deux empires très différents…
Les deux empires n’ont évidemment pas grand-chose en commun. L’Etat chinois existe depuis le IIIe millénaire avant notre ère et s’appuie sur une bureaucratie abondante. Cette dernière brille toutefois plus par sa rapacité que par son efficacité : les divisions l’empêchent souvent de prendre des décisions, même si dans l’ensemble, par attachement aux traditions confucéennes, elle penche plutôt pour un repli sur soi de l’Empire. Les mandarins se méfient en effet des « barbares » mongols, auxquels les Portugais – présents dans la région depuis plusieurs années, comme la cour chinoise le sait très bien – seront assimilés ; ils seront même accusés d’anthropophagie. Les Européens ne furent pas les seuls à être horrifiés par la cruauté des barbares ! Cette défiance vis à vis des étrangers explique qu’ait été proclamée en 1436 a été proclamée la « fermeture des mers », qui n’empêcha toutefois pas le développement d’une intense piraterie et le maintien de contacts avec des peuples très divers. L’administration chinoise elle-même sut reconnaître la supériorité des canons portugais et s’en procura pour les copier à grande échelle. À Mexico-Tenochtitlan, les Mexicas – ceux que nous appelons les Aztèques – dominaient une large coalition de peuples, dont certains n’acceptaient qu’à contre-coeur, voire pas du tout, cette suprématie. L’absence de routes et de rivières limitait les possibilités d’administrer efficacement ce territoire et d’envoyer des armées importantes. Sur la pensée de ces peuples méso-américains et leur conception du monde, nous sommes très mal renseignés puisque les documents qui nous ont été transmis nous transmettent surtout la vision des vainqueurs. Les documents sur l’ambassade en Chine sont rares, car les lettres écrites par les Occidentaux ont disparu, comme sans doute la plupart des textes chinois relatifs à cet épisode.
… mais une même motivation des conquérants
Le lien entre ces deux expéditions et ces différents mondes est évidemment la recherche des épices, cultivées dans les îles Banda et l’archipel des Moluques et exportées à prix d’or vers la Chine ou l’Europe. Les Portugais ont conquis Malacca en 1511 et s’insèrent ainsi dans le vibrant commerce qui anime toute la région. Avec les Espagnols, se disputent la possession de ces épiceries en s’appuyant tous deux sur le traité de Tordesillas, la question étant de savoir où se situe l’anti-méridien. Naturellement, les Espagnols comme les Portugais considèrent que ces îles leur appartiennent ! Leur rivalité s’accentue lorsque les Espagnols envoient plusieurs expéditions à travers le Pacifique à partir des années 1520, qui ne sont toutefois pas couronnées de succès. La renonciation aux Moluques par Charles Quint, en 1529 (traité de Saragosse) ne met qu’un terme provisoire à cette querelle.
Un rôle finalement limité des monarchies
Contrairement à ce qu’on peut penser, l’initiative de ces expéditions ne vient pas en priorité de la cour, en particulier de la cour espagnole : Charles Quint vise à récupérer les possessions qui lui sont échues par droit dynastique, la conquête n’est pas du tout sa priorité. En revanche, trouver un accès aux épices mérite que la couronne soutienne certaines expéditions. Paradoxalement, c’est donc l’expédition de Cortés, qui n’avait pas le soutien de la cour, qui fut un succès, alors que celle de Tomé Pires, parfaitement officielle, s’acheva en fiasco : de quoi remettre en cause l’idée d’une conquête européenne du monde inscrite dans les gènes des États.
Par la suite, les marchands et missionnaires ibériques effectuent diverses tentatives pour conquérir une partie de la Chine en s’appuyant sur le peuple dont ils pensent qu’il déteste les mandarins. Certains des plans prévoient non seulement de mettre la main sur tout le commerce de l’Asie, mais aussi d’emmener de la main d’oeuvre vers l’Inde portugaise ! Ces tentatives, élaborées à la fin des années 1560 et dans les années 1570, furent avant tout portée par les hommes, en premier rang desquels des missionnaires, implantés dans les Philippines (années 1560) et en Nouvelle-Espagne, qui tentent d’entraîner derrière eux la royauté, au prix de mille dissimulations (envers le pape, les supérieurs des congrégations religieuses… ) : « contrairement à des clichés anachroniques qui peignent une métropole espagnole tout occupée à poursuivre son expansion planétaire, c’est la périphérie qui pousse au crime, et la métropole qui freine ». Philippe II y met un veto en 1577, mais l’union des deux couronnes trois ans plus tard donne une nouvelle actualité au projet. Un des arguments développés est d’ailleurs celui du réveil de la Chine : il faut agir vite avant qu’il ne se produise. Il convient donc aussi de ne pas inquiéter les autorités chinoises, toujours avides de renseignements, et donc de cacher aux autorités chinoises ce rapprochement des deux puissances ibériques : la désinformation mondialisée n’a elle non plus rien d’une nouveauté ! L’échec de l’Invincible Armada en 1588 brise ce rêve et met un terme définitif aux songes de conquête de la Chine.
L’auteur multiplies les analyses sur les rapports entre ces différentes perceptions et leurs perceptions réciproques. Il souligne entre autres que les Ibériques sont fortement impressionnés par ces civilisations urbaines : le citadin ne peut être un pur sauvage, et Las Casas se servira abondamment de cet argument pour défendre les Indiens. Il montre également les efforts faits par les Ibériques pour comprendre ces civilisations. Cortés en particulier montre une habileté démoniaque pour trouver des alliés contre Moctezuma : « C’est moins la supériorité toute relative des Espagnols que la fragmentation politique du monde méso-américain qui décide du sort de cette partie du monde. À quoi s’ajoute son extraordinaire fragilité immunitaire face aux pathologies originaires de la partie eurasienne du monde ». En revanche, les Portugais sont à la merci de leurs traducteurs qui rajoutent des protestations de soumission à l’empereur chinois ; lorsque les membres de l’ambassade se rendent compte de l’erreur, ils est trop tard et ils passent pour des individus peu fiables.
Le récit d’une conquête du monde impossible à endiguer, menée par les grands États européens, se trouve donc un peu plus mis à mal au profit d’une étude plus complexe des interactions entre les différentes civilisations : c’est au moins autant la situation politique en Chine et en Amérique qui explique l’échec ou le succès de la conquête que les qualités propres des Ibériques.
Yann Coz