Une boisson incontournable, mondialisée, le Coca-Cola; tel est le sujet de nouvel ouvrage de Didier Nourrisson

Professeur d’histoire contemporaine à l’université Claude Bernard Lyon III, Didier Nourrisson s’intéresse aux addictions, surtout celles liées aux boissons. Après son ouvrage sur le lait, son dernier livre, revient sur une exception mondialement connue, le Coca-Cola.

La tonique boisson du docteur Pemberton 

Atlanta, 1886 : la capitale de la Géorgie reprend des couleurs, 20 ans après la catastrophe de la guerre de Sécession. 

Prenant pour symbole le Phénix, la ville reprend des couleurs et de nouvelles constructions commencent à additionner les étages dans le vieux centre. Il s’agit de se réinventer. Bénéficiant d’une situation de carrefour, la ville se métamorphose. Cette nation de fermiers génère une nouvelle bourgeoisie qui entraîne l’ensemble de la société.  

C’est le temps de l’affairisme. Gagner de l’argent devient une passion dans l’esprit du Nord, aidé par des chemins de fer et la proximité du bassin houiller, le bas prix de l’hydroélectricité avec la docilité de la main-d’œuvre noire, débarrassée du peu productif esclavage. 

Ces entrepreneurs ont besoin de préparations médicamenteuses aux vertus tout à la fois toniques et apaisantes. Il fait chaud à Atlanta dans le sud-américain et les lieux de consommation ne manquent pas. On ne connaît pas encore la vague cabaretière qui touchera par exemple la France à la fin du XIXe siècle. Le drink se prend au bar-room, à la buvette devant le comptoir. Le terme bar vient de la barre qui permettait de reposer le pied sous le comptoir. Le premier bar repéré en France est le bar des Folies Bergères à Paris, selon le tableau de Toulouse Lautrec en 1876. Au bar-room, on prend toujours un mélange glacé. 

John Stith Pemberton (1831-1888) obtient un diplôme de botanique appliqué à la médecine en 1850, à l’âge de 19 ans. Il ouvre un drugstore, une boutique de produits médicinaux à Columbus en Géorgie. Son combat pour les confédérés dans la guerre civile, lui apprend le goût du sucre. Blessé lors d’une bataille, il est soigné à la morphine et à la cocaïne, seuls produits antidouleurs disponibles à l’époque. Il découvre leur intérêt thérapeutique. En 1870, il déménage à Atlanta et commence à vendre des spécialités pharmaceutiques en créant sa société. Il commercialise des vins médicinaux inventés. L’homme d’affaires connaît aussi le pouvoir de la feuille de coca et de la noix de cola. 

A l’époque de la colonisation triomphante, Pemberton peut facilement réunir le cola d’Afrique et le coca d’Amérique. La noix de cola séduit pour ces effets stimulants contenant de la caféine. Les Africains en mâchent de grandes quantités. La colonisation de l’Afrique entraîne la mise en culture des kolatiers jusqu’en Indonésie, aux Antilles et au Brésil. 

Quant à la feuille américaine, la coca des Indiens, elle est déjà remarquée par le conquistador Amerigo Vespucci en 1504. Mélangée à de la cendre, la coca s’assimile dans l’organisme par une multiplication par dix de la concentration de la cocaïne dans le sang. Certains indiens mêlent l’herbe coca et des feuilles de tabac. Malgré un changement de comportement assimilant les consommateurs à des gens ivres, le corps médical en recommande l’usage thérapeutique dès le XIXe siècle. 

La cocaïne devient le seul anesthésique efficace dont on dispose pour la chirurgie dentaire. On utilise le produit pour combattre l’hystérie, les troubles de la mélancolie. La drogue se répand partout dans le monde, en Amérique du Sud, aux États-Unis, surtout dans les États du sud, consommée par les ouvriers ou les métayers à faible salaire, dans une boisson appelée le cordial, un mélange de whisky et de cocaïne. 

En France, les femmes de la bourgeoisie apprécient les vins dits médicinaux, comme le vin Mariani à la coca du Pérou. La feuille infuse dans du cognac à 61° puis dans du vin rouge de Bordeaux. On le soupçonne de contenir aussi de la noix de cola râpée venue du Soudan français.  

Le chimiste Corse Angelo Mariani a vite compris l’intérêt commercial de la découverte et le justifie par les vertus curatives de la plante.  

Ce dernier installe sa pharmacie sur le boulevard Haussmann à Paris en 1873 et lance la fabrication de vin tonique en grande quantité. Sa société commerciale date de 1877. Ainsi, Mariani participe à l’invention de la publicité. Ses bouteilles sont étiquetées, des prospectus sont distribués et des affiches illustrées par les plus grands crayons de l’époque comme Louis Vallet, selon des slogans brefs et répétés, et des distributions gratuites aux célébrités qui ne manquent pas de le remercier et de diffuser l’usage de la magnifique boisson.  

Le vin de l’homme d’affaires Mariani enthousiasme le monde des arts et des lettres. Le sculpteur Auguste Bartholdi en fait la promotion au moment de la création du Coca-Cola. 

Loués par l’intelligentsia, les produits Mariani s’exportent dans toute l’Europe et bientôt en Amérique. La boisson fait le tour du monde.  

Le pharmacien Pemberton d’Atlanta ramène le produit de New York, symbole de la modernité. Il crée son cola ajouté au vin français. C’est la première fois que l’on fait mention de l’adjonction de noix de cola râpée dans la boisson lancée en 1885. Ce vin est recommandé pour les habitués de la morphine et de l’opium. Des affiches font la réclame du prince des toniques. La boisson est aussitôt adoptée. 

Le vin se fait soda 

L’heure des restrictions alcooliques sonne à Atlanta le 25 novembre 1885 où la capitale est déclarée sèche par un décret municipal. Le mouvement prohibitionniste va permettre le développement rapide de fontaines à soda. Pemberton comprend le danger que représente la pression de ces groupes pour son lucratif business. Il remplace le vin par de l’eau gazeuse, le french Wine prend l’eau de tous bords. Le Coca Cola entre alors dans la famille des sodas. 

Il faut dire que les sodas ont déjà une belle notoriété aux États-Unis. Johan Jacob Schweppes invente une machine à fabriquer industriellement l’eau gazeuse. Le Schweppes s’avère un soda très diffusé, susceptible de conduire vers la tempérance et de lutter contre l’alcoolisme. Les apothicaires installent dans leur boutique des fontaines à soda. 

Pemberton fait inscrire, en juin 1887, au registre du commerce, la marque Coca-Cola. Frank Robinson, d’origine modeste et nordiste, fait preuve d’un formidable bon sens en constatant le goût des Américains pour les allitérations (Ku Klux Klan). Le côté jubilatoire dans l’énonciation Coca-Cola n’est sans doute pas pour rien dans son succès. Robinson invente aussi le graphisme du mot en lettres cursives, le double C, avec la police de caractères Spencer, une écriture inimitable et reconnaissable au premier coup d’œil. 

Le slogan publicitaire s’avère autant inventif : Coca-Cola, délicieux ! Rafraîchissant ! Revigorant ! 

Le Coca-Cola est une infusion de coca et de cola dans de l’eau gazeuse : la nouvelle boisson populaire des fontaines à soda contenant les propriétés de la merveilleuse plante coca et de la célèbre noix de cola. Bien vite le sucre est ajouté, un élément addictif dont les Américains ont déjà pris le goût. 

Un autre ingrédient attise le succès, le secret de la formule. Depuis sa création, le mystère plane sur le produit. On sait que la boisson a été trop instable et il a fallu modifier sa formule pour la rendre plus stable chimiquement. Seuls 3 personnes au monde doivent connaitre la composition. Bien vite les ingrédients sont traduits par des chiffres. Le mystère s’épaissit avec la mixture dite 7X.  

En réalité le secret est percé depuis longtemps. Le PDG des années 1900 aurait retravaillé la formule et aboutit à celle qui est toujours utilisée aujourd’hui. 

Les analyses pharmaceutiques dévoilent une composition du Coca-Cola très complexe. Plus de 20 ingrédients seraient mélangés pour obtenir la boisson, dans le but d’éviter les contrefaçons. La diversification des lieux de provenance des matières premières complète la mise au secret de la formule d’assemblage. 

Le succès de cette boisson au goût exotique vient certainement de sa fraîcheur. Les Américains aiment boire glacé. Boire froid est culturel. 

A l’époque de l’invention du Coca-Cola, la phytothérapie est très active et tous ces produits bénéficient du statut de médicament. Pourtant à cause d’un soudain besoin de liquidités et d’une santé déclinante, le docteur Pemberton se résigne à abandonner l’aventure Coca-Cola. 

Coca Cola en compagnie 

Asa Griggs Candler vient de racheter, pour quelques centaines de dollars, le brevet Coca-Cola de Pemberton.  Avec le fils du docteur et un autre associé, il forme la Candler’s Company, pour être la manufacture du sirop de Coca-Cola. Devenu seul propriétaire de la marque, la société Coca-Cola (la 3 C) est fondée en 1891 et son statut commercial est enregistré en 1892 à Atlanta. 

 

Le nouveau patron s’avère mystique. Il serait à comparer avec la personnalité complexe d’un John Rockefeller. Il adopte une vie austère, une grande attention à sa famille et un environnement religieux.  Asa connaît ses bonnes œuvres. Il pratique l’intéressement pour ses ouvriers, des primes au prorata des ventes. Il concilie le capitalisme et le protestantisme. 

 

Tout l’argent doit servir à la grandeur de l’entreprise. Il achète à Atlanta un immeuble pour son siège social, un gratte-ciel de 70 étages, véritable talisman du nouveau Sud.  Au premier étage, la Central Bank gère les besoins financiers du groupe. Au coin de l’immeuble, une loge de cuivre arbore un portrait du patron et une bouteille géante de Coca-Cola. Puis d’autres buildings seront édifiés pour célébrer la gloire du boss, une visibilité de la marque et de son chef. 

Cependant, pour gagner l’ensemble de la société, le soda doit sortir de la fontaine pour être accessible aux différentes surfaces de distribution. Il sort donc du verre à boire pour passer à la bouteille. Un élément déclencheur, la canicule qui s’abat lors de l’été 1880, provoque une rupture de stock de soda chez les distributeurs. 

Un homme d’affaires du Mississippi propose à Candler d’enfermer 25 centilitres de Coca-Cola dans une bouteille de verre.  Il achète une machine à embouteiller dans l’arrière-boutique de sa confiserie et se met à vendre du produit fini en bouteilles. Cet ingénieur obtient l’exclusivité de la vente en bouteille dans l’État du Mississippi.  

C’est le début du système pyramidal des embouteilleurs indépendants. Il permet à la 3C d’éviter les effets des lois antitrust. La Coca-Cola Compagny n’a pas connu les affres du démembrement. Ce système inaugure le principe de la franchise industrielle et va être le fondement de l’hégémonie de la firme dans le monde.  

En 1900, 1% du Coca-Cola est vendu en bouteille, le reste en fontaine. 10 ans plus tard, 30 % de la production est embouteillée. Asa Candler a compris l’intérêt commercial de la bouteille. Il réclame donc un récipient que même un aveugle pourra reconnaître. 

La capsule de fermeture est inventée et commercialisée. Tout va très vite chez Coca-Cola. En 1900, Thomas et Whitehead modernisent leur usine et les bouteilles sont pour la première fois fermées par des capsules. La boisson peut être vendue partout aussi bien en plein air qu’à la campagne. 

 La 3C annonce 3 millions de bouteilles vendues en 1903. Le chiffre passe à 4 milliards, 9 années plus tard. En 1913, l’entreprise coordonne et conseille 500 embouteilleurs. Les progrès techniques permettent d’améliorer le lavage des bouteilles et l’automatisation. 

La boisson arrive désormais jusque dans les petits commerces, les coiffeurs, les salles de billard, les boutiques de cigares. La consommation s’avère plus forte chez les plus pauvres, ce qui n’est pas possible dans les sodas fontains  fréquentées par les classes moyennes. Noirs, immigrés de fraîche date, souvent à petit budget, boivent le précieux soda. La publicité les encourage et les initie. 

 La fabrique du consommateur  

 

Pour déployer son entreprise, Asa Candler s’appuie sur son neveu Samuel Dobbs qui le persuade des mérites de la réclame bien ciblée. Le développement s’appuie sur deux éléments simples : un marketing vigoureux et des ventes massives. 

Trois ans après la fondation de la 3C, en 1895, la publicité s’emploie à conquérir l’Amérique. Il « faut boire le coke ». 

Toutes les grandes sociétés de l’époque ont la même ambition. Les historiens américains font remonter les origines de la recherche marketing à 1879. À cette date, les agences de publicité naissent alors que la transformation de la société américaine entraîne l’âge d’or de l’industrie pharmaceutique et de la publicité médicamenteuse. Les hommes médecins ont été les premiers businessmen à reconnaître le pouvoir du slogan, du logo identitaire et de la démarche marketing. 

Il s’agit de vendre l’image avant le produit. La 3C commence par distribuer des milliers de coupons gratuits donnant droit à un verre de Coca-Cola, et à multiplier les objets publicitaires aux couleurs de la boisson, des calendriers, des buvards, des éventails, des carnets, ainsi que des pancartes au niveau des fontaines qui vantent les vertus du sirop Candler. 

Pour percer le marché national, la boisson est vantée pour ses qualités gustatives autant que ses vertus roboratives.  Le Coca-Cola passe du domaine de la santé au domaine du plaisir. 

Dans les années 1890, c’est la firme Wolf and Company, basée à Philadelphie qui conçoit la plupart des publicités Coca-Cola. Cette dernière a recours au témoignage de vedettes du sport. Elle publie dans les journaux des images de tranches de vie. Le soda devient ainsi un compagnon du quotidien. 

Le Coca-Cola est considéré comme une boisson urbaine et reste un élément de distinction sociale.  

Samuel Dobbs, responsable des ventes prend le poste de directeur de la publicité en 1906.  Il concentre l’essentiel du budget publicitaire sur l’été.  Résultat, de 1901 à 1910, les ventes de la boisson sont multipliées par 9 et le budget publicitaire par 8. 

Aux États-Unis, la publicité se dit, se vit, « service public ».  

La 3C a recours en 1904, pour la première fois, à la presse nationale et fait paraître une annonce dans six magazines.  L’actrice Hilda Clark, représente la firme dans une réclame en noir et blanc. Elle figure sur le calendrier de l’année précédente avec le texte suivant : « Buvez Coca Cola au verre ou en bouteille pour 5 cents ». Puis les publicités passent au dos des romans populaires et dans les magazines de la bonne société.  Un autre support est utilisé jusqu’à satiété :  l’affiche placardée dans les rues, sur les vitrines, les murs ou même sur les hommes-sandwichs. 

Les objets de la vie courante prennent place dans le défilé de la promotion. Les éventails ont eu leur franc succès. Dans les archives de la société, on sait qu’un million de ces éventails ont été écoulés dans la seule année 1913. Bien sûr, il ne faut pas oublier le décapsuleur, signe du succès de la bouteille. On compte 100 millions d’objets griffés Coca-Cola : des thermomètres, des buvards, des calendriers, des cartes de baseball, cette même année 1913. 

On mâche des chewing-gums Coca-Cola, on fume des cigares Coca-Cola.  Le cinéma des origines se met de la partie, Buster Keaton en boit et les vedettes du muet apparaissent dans des publicités du soda.  Des célébrités s’engagent comme le chanteur des comédies musicales, Eddie Foy. Le coke, surnom devenu banal, passe pour un symbole national américain comme sont les hot-dogs et le baseball.  Le mérite croissant du Coca-Cola est d’être une boisson nationale symbole de la démocratie. 

L’Amérique est unifiée autour de la boisson nationale. Mais la publicité n’est-elle pas avant tout destinée à contrer les imitateurs ? 

 Cola, tendance  

La vulnérabilité du soda vient de son nom facilement imitable. Le magazine des embouteilleurs parle en 1916 de 153 imitations. Harold Hirsch, un avocat spécialement embauché par la 3C pour poursuivre les copies, signale un cas nouveau par semaine. Ce dernier poursuit impitoyablement tous les contrefacteurs. Des enquêteurs descendent dans les sodas fontains et se livrent à des analyses chimiques. 

La réaction ne se fait pas attendre. La plupart des sous-marques disparaissent face au poids de la publicité.  En 1923, Hirsch finit par publier un code de loi et d’éthique Coca-Cola de 650 pages. Cependant, il faut attendre 1945 pour que le mot coke soit breveté comme abréviation de Coca-Cola. 

Pourtant, à la frontière, un adversaire de la firme d’Atlanta, Pepsi-Cola, est vendu par un pharmacien de Caroline du Nord, État voisin de la Géorgie. 

Caleb Bradham vend une potion contre les ulcères de l’estomac à base de noix de cola. Il a l’idée en 1898 de rendre son breuvage plus désaltérant en le mélangeant à l’eau de Seltz. La potion devenue soda connaît un réel engouement. Il laisse entendre que la boisson permet de lutter contre la dyspepsie, un trouble de la digestion, ce sera le Pepsi-Cola.  En 1905 est ouverte la plus grande usine de Pepsi. En 1907, les ventes atteignent 400 millions de litres, plus de 12 fois le chiffre de 5 ans auparavant. Pour étendre le commerce, Bradham engage une agence de publicité de New-York. Deux ans plus tard, 24 États de l’union boivent le précieux breuvage qui s’étend aussi au Canada avant le Canada Dry. 

Les deux sodas rivalisent dans leur expansion. 

 Du coca sans cocaïne 

Le vin de Mariani contient de la cocaïne jusqu’en 1910, du moins en France, et dans une énorme proportion : des expertises ont relevé jusqu’à 114 mg de cocaïne pour trois verres. En 1886, le Coca-Cola contient environ 10 mg de cocaïne par verre, renforcé de 80 mg de caféine. Une dose de cocaïne contient aujourd’hui en moyenne 30 mg de drogue. Ce qui veut dire que trois verres de Coca-Cola du début du XXe équivalent à une ligne de coke, dans une époque où la nocivité de la drogue n’est pas démontrée. 

Certains médecins commencent pourtant à dénoncer les effets perturbateurs de la drogue sur la raison, et donc sur la conscience de l’individu, surtout en Allemagne. Aux États-Unis, le combat anti-cocaïne, comme celui contre l’alcoolisme se développe, animé par les églises protestantes et les ligues féministes. La drogue est interdite dans plusieurs États avant 1900. 

 

Les États du Sud, comme la Géorgie, sont les plus touchés par la consommation. Certains fermiers en donnent à leur main-d’œuvre noire en guise de nourriture : ils se tiennent tranquilles ! Dans les villes, la cocaïne est meilleur marché que l’alcool. 

La boisson locale à base de coca devient une cible de choix car les effets semblent similaires. Les hommes ont du mal à se passer de cette habitude. Asa Candler se défend mollement. Des opposants au soda d’Atlanta s’érigent contre la nouvelle addiction. Un médecin apporte son témoignage. Un garçon de 13 ans qui avait l’habitude de boire 10 à 12 verres de coca par jour, a perdu son travail car il était dans un état nerveux au bord du collapsus. 

Les autorités fédérales s’émeuvent de l’affaire. Le Coca-Cola est sur la sellette. 

En décembre 1902, la loi de Géorgie rend illégale la vente de cocaïne mais le soda échappe au jugement, en prétendant n’avoir jamais contenu de cocaïne. Pourtant, Candler est sommé par les autorités de modifier sa boisson. Le problème de relations publiques est aigu : comment réduire la présence de cocaïne sans perdre les amateurs ? 

 

Avec des manipulations chimiques, la boisson est progressivement améliorée en diminuant le taux de cocaïne divisé d’abord par trois puis par treize. Cependant la cocaïne reste présente à l’état de traces. La caféine est également diminuée ainsi que la saccharine considérée comme un élément adultérant. 

Même si les adversaires de la boisson géorgienne ne désarment pas, ils doivent se rendre à l’évidence. Dans les années 1900, le pari industriel de Candler est gagné. L’Amérique blanche, anglo-saxonne et protestante se retrouve au comptoir de la soda fontains. La soif est assouvie grâce à une boisson sans alcool, revigorante et rafraîchissante.  Au verre ou à la bouteille, le Coca-Cola coule à flots.  Il lui reste à conquérir le monde. 

Une timide sortie du territoire, monsieur Bob à la conquête du monde  

 Les conditions de la diffusion du Coca-Cola en Europe sont pour le moins inattendues. La neutralité des États-Unis puis leur intervention dans la Grande Guerre, entraîne une pénurie de sucre sur le continent américain. Alors que Pepsi-Cola, malgré des spéculations, se retrouve en faillite, le soda Candler fait appel au patriotisme américain. Le débarquement des soldats en Europe s‘accompagne de fournitures militaires mais aussi de caisses de Coca-Cola. La boisson est ainsi introduite sur le vieux continent. 

La 3C rencontre des difficultés à la fin de la guerre. Les contrefaçons pullulent et le patron exige l’invention d’une bouteille immédiatement reconnaissable, même par un aveugle, même une fois cassée. 

Plusieurs verreries se mettent en recherche. Initialement inspirée de la fève de cacao, un prototype se dessine, adapté aux possibilités techniques du temps. En juin 1915, la société Root Glass de Terre Haute dans l’Indiana, propose une bouteille cannelée, dessinée par le directeur technique de la verrerie, Alexander Samuelson. Le projet est breveté en 1916. La taille lisse et les stries de verre évoquent une silhouette féminine portant une robe plissée très en vogue alors, la robe fourreau. La bouteille est surnommée « la dame au fourreau noir », qualifiée de « bouteille contour » grâce à ses formes avenantes. Elle va être célébrée pour sa féminité.  Les canons de la bouteille deviennent des standards de la commercialisation et les critères de la publicité. 

 Asa Candler décide de léguer sa société à son fils Howard mais ce dernier n’est guère intéressé. Il vend la compagnie en 1919 sans en parler à son père. Ce dernier perd l’objet de toutes ses attentions depuis 30 ans et ne se relèvera jamais de sa terrible déception. Il s’éteint le 12 mars 1929 à l’âge de 77 ans dans un total anonymat.

La société qui était à capitaux privés devient une société à fonds publics cotée à Wall Street. Elle garde son nom, Coca-Cola Company.   

A 33 ans, Robert Woodruff est élu président du conseil d’administration et impulse un nouvel élan. Il gardera les commandes jusqu’en 1965 mais il continuera à influer sur le sort de la compagnie, pratiquement jusqu’à sa mort en 1985 à l’âge de 95 ans. 

La 3C bénéficie, dans tous les sens du terme, de la prohibition de l’après-guerre. Boisson sucrée, boisson glacée, boisson américaine, le soda fédérateur connaît plus que jamais la prospérité. Elle nourrit, elle rafraîchit les corps desséchés. Elle donne de la vertu à la consommation nationale. Elle accompagne la constitution d’une société de loisirs. La boisson réconcilie l’Amérique tapageuse qui s’amuse et qui consomme avec l’Amérique puritaine consacrée au travail et à l’épargne, dans une même célébration de la boisson patriotique.  

La boisson sucrée est noire comme le jazz et rafraîchissante comme la pose dans le travail. Le soda accompagne volontiers aussi la cigarette, qui connaît d’ailleurs un envol spectaculaire : les Lucky Strike, les Camel. La bouteille de coca prend l’allure d’un instrument de l’égalité des sexes. De plus, le produit est à la fois agricole, industriel et commercial.  La boisson d’Atlanta confirme le conformisme du slogan politique de la période american first. 

 M Bob, tel qu’il est appelé dans le groupe, est un jeune patron lié aux puissants de l’époque. Quand il prend les commandes, l’entreprise est en difficulté, aux prises à la crise du sucre conjuguée à la crise économique généralisée de 1921, ce qui provoque une forte sous-consommation. La marque doit relever la tête. Synonyme d’excellence, les Américains doivent pouvoir se procurer du Coca-Cola en tout lieu. 

M Bob recrute avec beaucoup de discernement et s’attache à redéfinir l’organisation interne de l’entreprise. Le département « « contrôle de la qualité » supervise toutes les phases de la préparation jusqu’au produit fini. Il faut parvenir à standardiser la production. Une campagne publicitaire quality drink est lancée chez tous les embouteilleurs en 1923. 

 

Une politique de reprise des embouteilleurs et une réorganisation des ventes de la compagnie redorent le blason d’un soda qui entend dominer le marché. La motivation du personnel est au cœur du projet d’entreprise. Un bulletin destiné aux employés de la société Coca-Cola est diffusé à partir de 1921. L’objectif avoué est de donner un esprit, une culture d’entreprise.  

Pour relancer la consommation, la publicité s’appuie sur l’utilisation systématique de grands panneaux dans les rues ou le long des autoroutes puisque l’urbanisation s’accentue, ainsi que l’usage de l’automobile. Elle s’appuie sur la TSF, nouveau moyen de communication. 

Un ancien journaliste, Arcie Lee prône l’utilisation d’un slogan qui provoque une émotion et un réflexe d’achat.  Tous les slogans tournent autour de la soif et de la chaleur, même en hiver. La couleur rouge symbolise l’énergie, le blanc la fraîcheur ou la lutte contre la soif. L’heure du coca peut sonner, pour accorder une pause fraîcheur à une société échauffée par le capitalisme. 

Fraîches elles se doivent, les bouteilles de Coca-Cola sont placées dans les premières glaciaires à vertu publicitaire. Dans un souci d’homogénéisation des matériaux, la firme décide de produire un modèle unique de glacière inventée par un ingénieur de la boîte. On le remplace par un nouveau conteneur aux formes arrondies, puis par des distributeurs automatiques. Ainsi le concept du hors domicile s’installe, les bouteilles cannelées se trouvent partout où le consommateur est susceptible de boire : trottoir, usine, bureau, cinéma, stade. Puis le pack de 6, en référence aux six « avants du football américain » devient l’outil de l’accélération de la consommation. Un buveur de 14 à 20 bouteilles par semaine s’associe à la socialisation de son pays. 

 Coca-Cola partout dans le monde 

Woodruff souhaite un développement plus international. Les gouvernements républicains successifs soutiennent le commerce et les investissements extérieurs. Des pressions sont exercées sur les gouvernements étrangers pour l’abaissement des droits de douane et l’assouplissement des réglementations. Le dollar devient étalon monétaire au même titre que l’or. 

Le marché européen est vital. Depuis son siège de Wilmington, dans l’État du Delaware, symboliquement fixé en bordure de l’Atlantique, l’export devient le bras armé de la société. L’affaire fonctionne bien : en 1929, le Coca-Cola est vendu dans 68 pays. 

Pourtant des difficultés d’installation s’avèrent difficiles puisque le sirop doit impérativement être produit aux USA. Ces conditions de fabrication du produit ne sont pas la hauteur des ambitions.  

Le Canada pourtant proche des États-Unis contrarie l’expansion du soda. La marque Pepsi-Cola est accusée de contre-façon. Après plusieurs années de lutte judiciaire, la 3C cherche une expansion hors du monde britannique. Il s’agit de gagner un marché plus diversifié. A partir de 1927, le Coca-Cola est présent dans onze pays du vieux continent. 

Si les débuts commerciaux sont timides en France, le marché allemand s’ouvre plus facilement car les intérêts américains y sont plus forts depuis la fin de la guerre. Avec la mise en place du système de développement économique américain, la culture outre-Atlantique fascine la nouvelle bourgeoisie. L’entreprise Coca-Cola GmbH installe son siège à Essen. En 1933, les ventes atteignent 100 000 caisses. 

En octobre 1929, commence la grande crise américaine qui affecte toute l’économie mondiale. Les fabricants de sodas doivent contourner les mesures anti-crises prises par le gouvernement démocrate du New Deal. Pour une nouvelle impulsion économique et sociale, le gouvernement démocrate prononce la levée de la prohibition des boissons alcoolisées.  Les entreprises des softs-drink peuvent craindre un fort repli de la consommation. La société Pepsi est si affectée qu’elle finit par s’offrir à son concurrent Coca-Cola. La 3C dédaigne l’offre. 

Pepsi tente alors une nouvelle stratégie. Il porte à 12 onces au lieu de 6, le format standard de la bouteille, tout en conservant l’ancien prix. Le nouveau slogan s’intitule « 2 fois plus pour cinq cents ».  La campagne connaît un succès inégalé à New York et à Baltimore.  

L’imagination des publicitaires se met au service du Pepsi avec l’appui de la bande dessinée. Huit avions inscrivent des messages en faveur du soda dans le ciel sur 230 000 km de côtes. La radio s’y met ainsi que les populaires jukebox. Des embouteilleurs préconisent la consommation de Pepsi avec du rhum, du whisky, ou du gin. 

 La crise boursière de 1929 à Wall Street s’est peu répercutée sur la société Coca-Cola. Il faut dire que les ventes du soda ne reposent pas sur l’appareil de crédit et que le marché n’est en rien saturé.  

Les dirigeants de la société ont compris que le produit, symbole de la détente, pouvait jouer sur un retour à la normale. Boire au travail, boire en loisir, donne l’espoir d’une vie meilleure. 

Les dirigeants de la 3C soutiennent les actions de relance industrielle engagées dans le cadre du New Deal. L’entreprise participe à l’opération « aigle bleu » qui maintient les prix et l’embauche. Elle entend donner de la détente et même du rêve.  

En 1936, la société Coca-Cola fête son jubilé. Les 2 000 employés sont conviés à des festivités de 3 jours. Le nouveau logo du jubilé est dévoilé. La famille Coca-Cola est célébrée sans discrétion. La 3C a su affronter la terrible crise économique grâce à son remède, la publicité, associée à la radio et aux affiches où s’exposent des blondes aguichantes. La boisson stimule la convivialité, l’amitié.  

La modernité permet la recherche d’efficacité et de commodité. Ainsi les ménages qui possèdent des placards et des étagères de rangement mais aussi les premiers fridges, les frigos, surnom de la marque dominante frigidaire, filiale de Ford, sont encouragés à consommer chez eux.   

La 3C invente des objets estampillés au logo de la marque. La publicité associe le plat national américain, le hot-dog avec le Coca-Cola. Les illustrations des calendriers sont signées d’artistes renommés comme Norman Rockwell. On sollicite aussi des symboles féminins comme Carole Lombard, l’élégante héroïne du film de Lubitsch, To Be or not to Be, sorti en 1942.  

Une nouvelle idée est de cibler les enfants. Dans les années 1930, le matériel pédagogique est investi par Coca-Cola ainsi que les jouets.  

Un coup de génie de la publicité est d’avoir récupéré un symbole, un ami du genre humain, saint Nicolas ou Santa Claus suivant les pays. L’homme qui sauve les enfants de la persécution est importé aux États-Unis par les immigrants puritains allemands ou hollandais.  

En 1821, un pasteur américain écrit un conte de Noël pour ses enfants dans lequel un personnage sympathique apparaît, le Père Noël avec un traîneau tiré par huit rennes. L’histoire du Père Noël se confond avec celle de saint Nicolas. Il chasse le père Fouettard et habite au pôle Nord. Il fait la joie des petits et des grands et récompense les enfants sages. 

Pour relancer les ventes en plein hiver, la société Coca-Cola fait main basse sur le Père Noël en 1931. L’artiste Haddon Sundblom redessine le bonhomme aux couleurs du soda. Le rouge mêlé au blanc, c’est coca ! Le Père Noël a été cocacolonisé. 

Alors que le film Autant en emporte le vent est projeté à Atlanta en 1939, le Coca Cola écoule 100 millions de bouteilles par an. 

 Coca Cola s’en va en guerre 

Après 1939, le rival Pepsi marque des points. Les communications sont coupées avec l’Europe, en particulier avec la filiale allemande. Le soda devient la boisson du monde libre. 

Cependant l’entreprise allemande est dirigée par un nouveau responsable, Max Keith qui redresse les comptes et infiltre le réseau nazi. Pendant la guerre, il réussit à se fournir en ingrédients malgré les restrictions. Il devient une sorte de « Cocaführer » dans les pays occupés. Il invente le Fanta à base de fruits, terme venant de l’allemand  Fantastisch. Ailleurs des mesures d’économie de guerre sont mises en place. Au Royaume-Uni, le sucre est rationné et la société Coca-Cola locale se voit allouer une ration qui correspond à 25 % des achats des années précédentes. Aux États-Unis, la demande vient souvent d’en bas, de la Marine ou de l’armée. Le gouvernement Roosevelt décide donc d’exempter la 3C du rationnement sur le sucre imposé aux autres producteurs de soft-drinks. 

Si beaucoup d’industriels américains s’inquiètent pour l’avenir de leur filiale et de leurs intérêts en Europe, ces titans de l’industrie choisissent l’efficacité, en Europe comme en Amérique. La pause rafraîchissante et sucrée participe donc de l’effort de guerre. Ce produit accompagne même la marche des armées. Des journalistes critiquent l’envoi massif de Coca-Cola en Australie, alors que les besoins en armes et en avion sont urgents. Eisenhower décide d’importer des fontaines à soda mobiles sur les lignes de front.  La 3C se fait même construire aux frais du gouvernement américain des lignes d’embouteillage, des chaînes de capsulage partout où l’armée installe ses quartiers.  

En temps de guerre, ce soda est un produit essentiel pour le maintien du moral des troupes, les soldats mais aussi les officiers. En Nouvelle-Guinée, soldats blancs et noirs sont temporairement unis buvant la même bouteille, une fraternité d’armes autour du Coca-Cola. 

Des conseillers venant de la compagnie obtiennent des grades militaires. Ils portent l’uniforme mais sont rarement exposés physiquement. Après tous ces efforts, le résultat est positif. À la fin de la guerre, 64 usines sont construites sur tous les continents : en Afrique du Nord, en Europe, en Australie et aux Philippines. 

L’Amérique est investi par la société 3C. En 1941, le budget publicitaire atteint pour la première fois les 100 millions de dollars. Il s’agit d’exploiter avant tout la fibre patriotique et les frustrations des familles séparées. Les femmes et les enfants ont droit au Coca-Cola comme leur père, leur mari, parti à l’armée.   

Cependant en plein conflit mondial, Pepsi poursuit l’offensive contre la société Coca-Cola. Malgré ses problèmes d’approvisionnement en sucre, le groupe absorbe le sucrier Loft Candy pour former la Pepsi Cola Compagny, ancêtre de l’actuelle PepsiCo. Avec le renfort de spots publicitaires, Pepsi pense décrocher la palme, en vendant 60 % de la boisson en plus pour le même prix, 5 cents. Mais Coca Cola apparaît trop fort et la compagnie gagne la guerre. Une part du rêve américain est contenu dans la petite bouteille. 

 Boisson glacée pour une guerre froide 

Le retour des GI’s, une armée de 15 millions d’hommes, consacre le Coca-Cola aux États-Unis. Les vétérans seront d’excellents ambassadeurs du soda. Comme la boisson a été déclarée fourniture de guerre, la firme s’enrichit considérablement. Le profit s’élève à 82 millions de dollars en 1945. La compagnie a récupéré, à la fin du conflit les 64 usines construites payées un dollar symbolique, pour service rendu à la patrie. 

En avril 1945, le monde se réunit à San Francisco où l’ONU est créée. James Farley, un proche du président Roosevelt embauché par la 3C, participe au congrès. Ainsi Coca-Cola baptise symboliquement l’ONU, alors que l’action Pepsi dégringole. Mais à la tête de la société, arrive un jeune loup, Alfred Steele, ancien vice-président du marketing de Coca-Cola. La guerre des marques peut reprendre. 

Les produits made in USA entrent peu à peu dans la vie quotidienne des peuples libérés : chocolat, bas nylon, cigarettes américaines, jazz, mais aussi Coca-Cola. 

Mais les soft-drinks toujours plus nombreux, montrent que la mono production est devenue un problème. La concurrence est rude. Riklès, la boisson rafraîchissante et tonifiante qui se prend glacée, le Canada Dry, la française Orangina dont la bouteille est dessinée par Bernard Villemot, l’anglaise Schweppes, utilisent les affiches publicitaires et les campagnes TV. Le consommateur apprécie la variété. 

Coca-Cola Company se met à produire diverses boissons gazeuses sans coca ni kola. La première entrée est Fanta, la marque qui retrouve son crédit après sa naissance sous le régime nazi. Mais il est nécessaire de trouver une nouvelle boisson facilement identifiable et assimilable avec toutes sortes d’alcools. 

En 1961, Sprite, une boisson à base de citron vert remporte aussitôt un succès digne de son aîné. Sa bouteille ressemble incontestablement à une écorce de citron vert désaltérant. Puis est lancée la Diet Rite Cola, la première boisson basses calories. Après tous ces succès, la compagnie décide de s’aventurer dans les marchés des agrumes, du café et du thé et elle fusionne avec diverses entreprises alimentaires. 

Entre-temps arrive l’idée de l’emballage jetable. 

On commande aux verriers de la compagnie différentes tailles de bouteilles et la diversification des conditionnements s’avère un énorme succès car ils sont destinés à un public désormais ciblé.  

Une guerre de l’emballage et de la présentation s’engage. La boîte de conserve métallique, jetable n’est commercialisée qu’en 1955. Les canettes ont été parachutées aux bases militaires américaines à l’étranger par exemple en Corée. Ces boîtes symbolisent désormais la modernité. 

La télévision s’invite dans les foyers et utilise tous les ressorts de la publicité, l’image du Coca-Cola répond parfaitement au projet du Pop art. Les accessoires de la vie sont reproduits dans les œuvres dans leur nullité, leur banalité, leur médiocrité. Ainsi Andy Warhol avec son Green Coca-Cola Bottles de 1962 représente 6 étagères de 16 bouteilles contour sérigraphiées. Le peintre prétend même que l’égalité est atteinte avec la consommation par tous des mêmes produits : « ce qui est extraordinaire en Amérique, c’est le premier pays à avoir instaurer la coutume qui fait que les consommateurs les plus riches achètent en fait les mêmes choses… que les plus pauvres. Le coca c’est le coca, et aucune richesse du monde ne peut procurer un coca de meilleure qualité que celui que boit le clochard au coin de la rue ». 

Après la chute de l’URSS, en 2007, le tableau de Bernard Morteyrol intitulé Superhéros, montre Spider-Man qui jette une bouteille de Coca sur une toile rouge portant l’inscription en cyrillique Coca-Cola. Captain America qui a sauvé l’Amérique pendant la Seconde Guerre mondiale réapparaît face à Lénine et donne à boire du coca. L’art Coca-Cola conforte finalement la société occidentale. 

 La cocacolonisation de l’Europe 

Comme le disait le représentant de la firme en la France des années 1950, les relations des pays étrangers avec les États-Unis se mesurent à la consommation de Coca-Cola dans chacun d’eux.  

Quand la politique s’en mêle, le soda trinque. En Europe de l’Ouest, la boisson fait une arrivée remarquée dans les fourgons de la Libération et dans l’ambiance de la reconstruction. Elle attire la sympathie d’Européens frustrés par des années de rationnement. Contre toute attente, à la table de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre, on fume et on boit américain. 

Cependant l’anti-américanisme se développe parallèlement à l’invasion du produit de la 3C. On parle des communistes contre le coca.  

En France, les caves se rebiffent. La France viticole connaît une crise de surproduction. Les viticulteurs attendent de l’État l’interdiction des importations. Pour certains, l’introduction d’une boisson vendue bon marché, soutenue par un formidable appareil publicitaire, pourrait provoquer la ruine d’une industrie bien française. Une enquête est même ordonnée pour savoir si le Coca-Cola est dangereux pour la santé. En 1950, l’Union nationale des producteurs de jus de fruits intente même un procès à la 3C. 

Dans le pays des soviets, la bouteille en verre reste une propagande américaine. La boisson représente le monde occidental. Quand on pense Coca Cola, on pense démocratie. Mais le monde communiste bouge. Nikita Khrouchtchev, devenu secrétaire général après la mort de Staline, grand communicateur s’il en est, ne manque pas de saluer les Américains en buvant du Pepsi. D’autres marchés sont perdus, comme la Corée du Nord, Cuba, et l’Iran sous régime de la République islamique. L’Asie représente un lieu significatif de l’interaction entre le politique et l’économique. Le rideau de bambou sépare les consommateurs de l’Est et de l’Ouest, comme le rideau de fer en Europe.

 La guerre des sodas 

Pepsi tracasse la grande Coca sur tous les terrains.  Après 1945, certains événements se précipitent. Alfred Steele quitte la 3C avec quinze collaborateurs et prend la direction générale du groupe rival. Pepsi reprend de la vigueur car le nouveau président s’inspire des méthodes Coca-Cola pour doper sa société. On a déjà parlé de la proposition de différentes tailles de bouteilles vendues à des prix différents.  

La réaction de Coca-Cola est brutale, il s’agit d’affirmer que le soda est le seul authentique. 

Pepsi s’appuie sur la génération du baby-boom et exige la diversité avant tout. On parle de génération Pepsi. Le nouveau soda sonne la modernité.  Plus tard, Michael Jackson, signe un contrat de 5 millions de dollars avec PepsiCo pour chanter et danser : « Pepsi le choix d’une nouvelle génération ».  

La crise des années 70 et le déclin de l’Empire américain favorise le déploiement de PepsiCo. L’attaque contre Coca-Cola devient frontale. Des tests de goût sont réalisés à l’aveugle, la loi américaine permettant la publicité comparative. Pour la première fois le Pepsi dépasse le Coca dans les ventes en supermarché sur le territoire national en 1975. 

Cependant le géant d’Atlanta ne se laisse pas ébranler.  A 90 ans, Woodruff parvient à imposer un Cubain qui lui est tout dévoué, Roberto Goizueta. Ce dernier prend des risques pour relancer la machine. En 1982, la 3C s’offre la Columbia d’Hollywood pour 750 millions de dollars. 

Le nouveau patron tente une manœuvre osée : changer la recette, le New Coke avec un nouveau goût. Cette révolution est très mal accueillie par les consommateurs. Alors le Classic Coca revient. Afin de diversifier la palette soda, le Diet Coke sort dès 1985, appelé en Europe le Coca Light. Puis est lancé sur le marché un premier coca sans caféine puis un soda au goût de cerise. 

Dans les années 90, la mondialisation des échanges progresse et de nouveaux pays émergents s’ouvrent à la modernité technologique et à la consommation. Le Coca Cola coule à flot.  

Dans l’affaire Orangina, le coq français sort ses ergots. La petite bouteille ronde est née d’une rencontre méditerranéenne entre Marseille et le sud d’Alger. Quand le groupe Ricard négocie dans le plus grand secret un rachat de cette société à Coca-Cola, à un prix de 3 milliards de dollars, le gouvernement socialiste refuse qu’une telle part de marché français des boissons gazeuses sans alcool soit accordée à une multinationale étrangère.  Si la décision française se veut exemplaire pour une reprise du contrôle de l’économie par l’État, Pernod Ricard vendra ensuite Orangina au groupe britannique Schweppes en 2001 pour la somme de 700 millions de dollars.  

 Le coca d’aujourd’hui 

La boisson est désormais partout. 834 millions de litres consommés par jour, 3 500 bouteilles par seconde dans plus de 200 pays, soit 45 % des boissons rafraîchissantes sans alcool. A Piccadilly Circus à Londres, Times Square à New York, mais aussi dans villages les plus élevés de l’Himalaya, le logo de la marque se décline partout.  

Produit universel, la boisson est aussi universellement décriée. On fustige ses pratiques environnementales, sociales, et économiques. Des mouvements de consommateurs s’en prennent à la couleur goudron du soda et dénoncent des manipulations chimiques. Les questions de santé deviennent prégnantes. L’addiction aux produits entraîne des sur-consommations souvent nuisibles. La note Nutri-Score est E. Une bouteille de 33 centilitres contient 35 g de sucre, ce qui signifie 7 morceaux de sucre qui pèse 5 g. Aujourd’hui, l’américain moyen consomme 170 litres de soda par an, soit 20 kilos de sucre ! 

Dans plusieurs pays asiatiques comme l’Inde, les paysans accusent les sociétés de boissons gazeuses d’assécher les nappes phréatiques. Les pauvres se voient ainsi retirer le droit de se fournir en eau potable. Il faut 9 litres d’eau potable pour faire 1 litre de coca. Les usines rejetteraient des déchets toxiques qui menacent l’environnement et la santé. 

Depuis la création du produit Coca-Cola, des boissons alternatives émergent. On recense trois types de copies : les Colas d’alternative culturelle qui entendent se développer contre l’image américaine de la 3C, les colas équitables, développés sur les critères du commerce équitable et des concurrents directs.   

En France, on trouve un certain Cola chez Carrefour ou Casino. De nombreuses petites entreprises ont lancé des altercolas à partir de déclinaisons régionales. La Breiz cola est le premier créé en France et prétend, selon le Télégramme de Brest appartenir au patrimoine breton. Il existe le Bougnat cola ou le Jura cola produit par la brasserie La Rouget de Lisle dans le Jura. 

Les réponses de la 3C à ce florilège d’attaques tendent à la dispersion et à la dilution.  

Face à la baisse des ventes de sodas, elle rachète une source belge en 2005 pour se lancer dans l’eau vitaminée.  

 Finalement, c’est quoi un coca ? 

 La compagnie en appelle à l’histoire et à la tradition. Les anniversaires sont célébrés avec ostentation : les 125 ans de la Compagnie, les 100 ans de Coca-Cola France.  

Pour durer, le coca n’a cessé de se transformer. De la petite bouteille contour à la canette métallique, du rouge originel désignant l’énergie au blanc de la fraîcheur, le vert du naturel, le noir du viril.  

La recette censée inviolée n’a cessé de se modifier. Elle s’est débarrassée de la cocaïne, de la caféine, s’est chargée puis déchargée en sucre et les formules ont évolué en fonction de la société.  

Le Coca est finalement un produit d’image, un produit de l’imagination, un rêve sacralisé et publicisé, dont la beauté naît de sa reproduction.  La civilisation mondiale est forgée par la culture américaine. Les pop artistes ne s’y sont pas trompés, la vie c’est Coca.  

Et finalement, Coca-Cola retourne à ses origines, Mama coca, la déesse des Incas. Elle crée le monde, elle est le monde.