La publication de ce travail est la bienvenue car il existe peu d’anthologies relatives à l’Amérique hispanique moderne. Les éditions Armand Colin avaient publié dans les années 1990 deux excellents ouvrages de Thomas Gomez : « La formation de l’Amérique hispanique, XVè-XIXè siècle » (1993, 1ère édition) et « Droit de conquête et droit des Indiens » (1996). À la différence de l’ouvrage coédité par Bernard Grunberg et Julian Montemayor, les livres de Thomas Gomez comprenaient essentiellement des textes en espagnol, dont certains in extenso, enrichis d’une copieuse introduction ou de commentaires précieux.
L’intérêt de cette nouvelle publication, pour un public francophone, est qu’elle permet d’accéder à des sources traduites. Certaines sont pour la première fois traduites en français, d’autres l’étaient de longue date mais étaient devenues inaccessibles. A contrario, son inconvénient, pourrait-on penser, vient de ce que les textes et les documents sont livrés bruts, sans aucun commentaire. Pour notre part, nous trouvons bien des avantages à cette option : le livre, tout d’abord, convient parfaitement aux professeurs et aux étudiants qui sont amenés à commenter des documents. La mention des sources d’où ces derniers proviennent permet de s’y référer pour obtenir plus de précisions. Et la riche bibliographie qui clôt l’ouvrage permet de les mettre en perspective. Par ailleurs, la seule lecture des textes, parfois difficiles compte tenu des façons d’écrire de l’époque, permet de saisir une grande partie des enjeux propres à l’histoire coloniale de l’Amérique espagnole. La publication dispose également d’un glossaire qui permet de comprendre l’essentiel des termes espagnols spécifiques, même si certaines unités de mesure manquent à l’appel (la caballeria ou la peonia).
Les thèmes retenus croisent largement ceux que l’on retrouve dans les manuels consacrés à l’histoire de cette Amérique. Après les découvertes et la conquête, sont abordés : la population « des Indes », l’organisation et l’administration de l’Amérique espagnole, les villes, le monde indigène sous domination espagnole, l’évolution de la société hispano-américaine, l’exploitation économique, l’évangélisation et la vie religieuse. On en conviendra sûrement, le plan retenu n’est pas aussi soigné que celui de « La Formation de l’Amérique hispanique » de Thomas Gomez et Itamar Olivares. Il permet toutefois de répartir tant bien que mal les cent soixante-dix sept textes et la centaine de tableaux de données chiffrées qu’ont retenus les auteurs. Le recueil couvre par ailleurs de façon relativement équilibrée les deux aires géographiques constituées par les deux vice-royautés de l’époque : la Nouvelle-Espagne (capitale, Mexico) et le Pérou (capitale, Lima, la Ciudad de Los Reyes). Au sein de ces vice-royautés, certaines contrées sont privilégiées, d’autres délaissées : par exemple, sauf erreur de notre part, aucun document n’a trait à la région du Rio de La Plata (Argentine et Uruguay actuels).
Quoi qu’il en soit, on trouve une large palette de documents : par exemple, des textes normatifs et des lettres privées mais aussi des documents de nature iconographique produits notamment par les indigènes et des tableaux statistiques composés par les historiens autour de questions spécifiques (Inquisition, travail, contrastes socio-ethniques, propriété foncière, etc.).
L’ouvrage cite des textes classiques comme les Capitulations de Santa Fe (1492), le Traité de Tordesillas (1494), les lois de Burgos (1513) ou les « Lois Nouvelles » (1542) mais donne aussi accès à des sources très riches et cependant méconnues : on peut par exemple citer des lettres adressées par des émigrés à des membres de leur famille restés en Espagne ou par des groupes sociaux, créoles ou indigènes, au roi d’Espagne.
Un même événement peut être « éclairé » par deux sources distinctes : ainsi, les versions respectives de Bartolomé de Las Casas et de Bernal Diaz del Castillo au sujet du massacre de Cholula en 1519 (pp. 54-58) ou encore les versions contradictoires sur l’action -abusive- des frères franciscains au Yucatan au XVIè siècle produites par deux lettres adressées au roi d’Espagne par des caciques indiens (pp. 383-385).
Certains textes sont particulièrement savoureux comme cette description de la ville de Lima par Diego de Ocaña au début du XVIIè siècle dans laquelle il glisse quelques remarques sur les séismes qui frappent régulièrement la capitale. Pour lui, pas de doute : ‘Quand commencent les pluies, [il y a beaucoup de séismes] parce que cette terre est très poreuse. Quand il pleut, les conduits naturels se bouchent avec l’eau et ils ne peuvent chasser ni expulser l’air. Le sol tremble donc davantage à ce moment.’ (p. 203)
D’aucuns pourraient s’étonner de ce que les auteurs aient fait quelques excursions hors du domaine américain, avec une description de Manille (Philippines) et des références à la Chine et au Japon. Or ces références ne sont pas incongrues dans le contexte de l’époque, les Philippines étant alors placées sous l’autorité politique et administrative de la Nouvelle-Espagne et l’histoire de l’Amérique ne pouvant s’appréhender totalement sans une bonne connaissance de ses échanges et de ses relations avec la « façade » pacifique de l’Asie.
En dernière analyse, nous avons donc là un ouvrage très intéressant à parcourir, ou à lire dans son intégralité, selon le cheminement de son choix, qui nous permet d’apprécier une histoire encore trop méconnue en France et, pourtant, fort éclairante. Reste à espérer qu’une suite soit donnée à ce volume qui permettrait alors d’aborder l’Amérique bourbonienne et des Indépendances (XVIIIè-XIXè s.).