Onze ans après le numéro de Marie-France Prévôt-Schapira et Sébastien Velut, qui interrogeaient le thème de l’émergence, l’Amérique latine s’invite à nouveau dans la Documentation photographique.
Moins optimiste que le précédent, ce dossier de Cécile Faliès et Pierre Gautreau, respectivement maître de conférences et professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, PRODIG, insiste sur la persistance de difficultés structurelles faisant obstacle à l’avènement de sociétés moins inégalitaires et de régimes démocratiques stables, alors que la décennie 2010 s’était ouverte avec l’espoir d’améliorations dans ces deux domaines, d’autant que les crises environnementales noircissent un peu ce tableau peu enthousiasmant. Continent multiple aux dynamiques contrastées, l’Amérique latine vacille sur le chemin de l’émergence.
Néanmoins, cette région demeure un lieu fécond de luttes et d’innovations politiques et sociales. Les sociétés latino-américaines connaissent une grande vitalité dans leurs différents territoires, avec de multiples formes de réactions populaires et institutionnelles face aux contraintes.
Ce dossier propose des synthèses thématiques, à la fois riches et concises, sur de grands sujets régionaux, tels que l’énergie, l’alimentation, les migrations…, tout en se concentrant à plusieurs reprises sur des territoires spécifiques (le Brésil, le Mexique, le Chili…) et en variant les échelles. Il cherche à rendre compte des dynamiques de groupes particulièrement actifs dans l’espace public, comme les autochtones, mouvements féministes…. Après une introduction qui présente les grands enjeux du continent, le dossier est divisé en trois grandes parties :
• Les structures du développement ;
• Géopolitiques ;
• Peuplement, populations, luttes.
Les thèmes abordés dans ces parties entrent en écho avec la dense introduction qui renouvelle l’approche de l’Amérique latine, tout en précisant certains points peu ou pas abordés.
Ce numéro rappelle aussi que la France est un des États de l’Amérique latine, avec notamment une double page très intéressante sur la Guyane, que l’on pourra facilement réutiliser dans le cadre de nos séquences sur les territoires ultramarins français et européens.
Les veines toujours ouvertes de l’Amérique latine
Colonisée par deux empires jumeaux, les empires espagnols et portugais, l’Amérique latine a vu ses hommes et ses ressources soumis à l’Europe, subissant une large exploitation.
La notion d’extractivisme est utilisée par Cécile Faliès et Pierre Gautreau pour résumer le caractère multidimensionnel de la dépendance du continent à des puissances, extérieures et intérieures, qui maintiennent le continent dans une économie d’enclave, entravant de façon tenace sa souveraineté et bafouant les droits de ses populations. L’extractivisme désigne un mode spécifique d’accumulation de richesses, reposant, d’après Alberto Acosta (2013) sur des « activités qui extraient d’importantes quantités de ressources naturelles qui ne sont pas transformées (ou qui le sont seulement dans une faible mesure) principalement destinées à l’export. L’extractivisme ne se limite pas seulement aux minerais ou au pétrole, il est également présent en agriculture, en sylviculture, ainsi que dans le secteur de la pêche ».
La montée en puissance de la Chine dans l’économie mondiale, ainsi que son intérêt porté à l’Amérique latine et ses ressources, a, pendant un temps, entretenu l’illusion d’un modèle de développement « win-win ». Néanmoins, la Chine a eu les mêmes pratiques prédatrices que les empires européens. Elle est devenue en 2011 le deuxième partenaire commercial du continent, après les Etats-Unis.
La prise de conscience par les sociétés civiles de cette dépendance à des puissances a entraîné une vague « progressiste », avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements souhaitant échapper à cette dépendance extérieure. Cela est passé par le développement d’activités productives dans les différents pays, liées aux matières premières. L’énergie, notamment, est un enjeu majeur pour les pays latino-américains. Que ce soit en termes d’offre, l’Amérique latine possédant presque un quart des réserves mondiales prouvées d’hydrocarbures, ou de demande, avec plus de cinq millions d’habitants à approvisionner, mais aussi en raison du transport entre les lieux de production et de consommation à travers des territoires immenses, l’énergie est au cœur du développement du continent. De plus, elle apparaît comme éminemment géopolitique pour les pays les plus richement dotés en ressources (comme la Bolivie ou le Brésil). Pour les pays les plus pauvres en énergie du passé et soucieux d’atteindre les objectifs fixés par la COP 21, il devient pressant d’opérer une transition énergétique. Par l’exploitation des hydrocarbures ou par l’émergence d’un fort secteur d’énergies alternatives, un nombre croissant de pays latino-américains assurent leur autonomie énergétique.
Au-delà de la dépendance, la thématique environnementale devient centrale au XXIe siècle. Aux protestations locales qui augmentent massivement depuis les années 1990 (contre les grands barrages, la pollution agricole, le traitement des déchets urbains, etc), s’ajoutent désormais les luttes mondiales pour le climat et la biodiversité, qui ciblent les effets globaux de l’extraction des ressources.
Avancées et échecs de la « redémocratisation »
L’Amérique latine sort à peine des dictatures qui ont marqué son XXe siècle. C’est seulement des les années 1980 (fin de la dictature en Uruguay en 1985, au Brésil et en Argentine en 1984, au Honduras en 1982…), que les pays latino-américain ont pu sortir, dans certains cas provisoirement, de leurs dictatures militaires. De nombreux pays n’ont pas encore pu solder judiciairement cette période. De plus, le personnel politique actuel, déjà adulte dans les années 1970, est ressorti marqué par ce souvenir.
Depuis la fin des dictatures, les régimes démocratiques restent fragiles. L’absence de culture démocratique, mais aussi les difficultés de développement favorisent ce type de pratiques. Nombre de pays continuent à subir des coups d’Etat ou des tentatives. Par exemple, au Brésil, en 2016, un coup d’Etat institutionnel a entraîné la destitution du président élu. En 2022, la victoire du président Lula contre Bolsonaro n’a pas été contestée. Cependant, l’invasion des lieux de pouvoir fédéraux à Brasilia par les partisans de Bolsonaro, quelques semaines après la prise de pouvoir de Lula, montre la fragilité de la démocratie brésilienne. Malgré des périodes d’avancées spectaculaires dans l’acquisition de nouveaux droits et des approfondissements, la redémocratisation du continent se déploie de façon très inégale selon les pays et les territoires, et reste inachevée.
La question des populations autochtones et de leurs droits, ainsi que celle des métisses et des populations noires, pose le problème de l’intégration de ces groupes dans la Nation. Les droits territoriaux attribués sur une base ethnique sont symtômatiques de cette redémocratisation inachevée. De plus, les Etats n’apparaissent pas toujours capables de s’imposer face aux intérêts des notables locaux qui convoitent les territoires « indigènes » (voir l’exemple de la violence extractiviste au Brésil).
La ville, là où tout se joue ?
L’Amérique latine est une des régions les plus urbanisées du monde. Même avant la colonisation, cette urbanisation s’est faite au profit de très grandes villes. Ce processus s’est poursuivi et amplifié, par la suite, en se littoralisant sous l’influence des modèles extractivistes mis en place par les européens et tournés vers les métropoles. Les villes de plus de 10 millions d’habitants sont nombreuses (Mexico, Sao Paulo, Buenos Aires, Rio de Janeiro, Lima et Bogota). L’urbanisation y est donc si ancienne et massive que, même si elle tend à ralentir ces dernières années, c’est un phénomène structurant qui traverse une grande partie des enjeux de santé, d’accès à l’alimentation, de logement et de transport.
La crise liée à la pandémie de Covid-19 les a tout particulièrement mis en évidence. Cependant, si certains urbains se sont révélés particulièrement vulnérables à la pandémie (à cause du faible niveau des équipements sanitaires dans les villes), une approche de santé globale révèle que ces enjeux dépendent également des espaces ruraux et forestiers. Les mobilités circulatoires entre campagnes et villes favorisent l’extension des maladies sur l’ensemble du territoire, notamment les zoonoses, comme la trypanosomiase (zoonose parasitaire transmise par des grosses punaises), qui sont aggravées par la faiblesse des structures sanitaires locales.
Nourrir les villes nombreuses d’Amérique latine au XXIe siècle suggère une vision systémique de l’alimentation, incluant les espaces ruraux alentours (qui servent à les approvisionner en produits frais) ou plus lointains (qui contribuent à alimenter le monde en produisant des capitaux réinvestis dans les villes).
En matière de droits humains fondamentaux, celui de l’accès à l’éducation continue d’être un défi, particulièrement dans les espaces les moins densément peuplés et aménagés que les villes. Ce défi, aggravé pendant les périodes de confinement, persiste malgré des expérimentations qui cherchent à associer projet éducatif et projet social. Cet accès inéquitable à l’éducation a des conséquences politiques, en fragilisant la démocratie.
L’Amérique latine est présentée par les auteurs du dossier comme un laboratoire politique, social, économique et culturel. Un débat ancien oppose deux modèles de développement, fondés l’un comme l’autre sur l’abondance des ressources minières, pétrolières et foncières :
• Un modèle à idéal égalitaire et redistributif (paradigme keynésien) ;
• Et un modèle de libre-marché (paradigme libéral).
Pour les tenants du premier, l’inégalité est un frein. Pour le second, il y a contradiction entre égalité et efficacité économique. Pendant des décennies, l’Amérique latine a été le terrain d’application de ces deux modèles.
L’Amérique latine et le monde
La photographie la plus reproduite dans le monde, dont l’auteur est le Cubain Alberto Korda, a été prise à La Havane en 1960. Le magazine Time la considère même comme l’une des 100 images les plus influentes du monde depuis l’invention de la photographie. D’autres clichés de l’Amérique latine sont véhiculés par les médias de masse. Trois albums de Tintin s’y déroulent : L’Oreille cassée, Le Temple du Soleil et Tintin et les Picaros.
Ce dossier, et c’est, selon moi, un de ses grands points forts, met un point d’honneur et beaucoup de soin à évoquer le paysage sonore, si important dans le façonnement des identités latino-américaines, au travers des langues, comme le portugais, le castillan, ou les langues autochtones (le guaraní, le quechua, le nahuatl…), ainsi qu’avec la musique, de la pop ou la latin music grand public, connues dans le monde entier, à des chansons traditionnelles. Il aborde également la question du soft power latino-américain, au travers de la littérature, du cinéma et du sport. La littérature latino-américaine bénéficie d’une grande reconnaissance internationale, avec cinq prix Nobel, dont les plus connus sont Pablo Neruda et Gabriel Garcia Marquez.
Le rayonnement culturel et artistique du sous-continent se retrouve également dans les relations complexes avec les États-Unis, marquées par la proximité et l’opposition. Le Mexique s’inscrit d’ailleurs dans une position intermédiaire. Enfin, ce rayonnement se traduit également pas un attrait touristique croissant, avec le développement d’une offre touristique variée (culturelle, balnéaire, festive, médicale, sexuelle…).
Des Américains du Sud désunis ?
Depuis le XXe siècle, l’Amérique latine n’a quasiment pas connu de conflits ouverts entre Etats. Les conflits armés sont généralement internes aux pays du continent (répressions militaires, guerres civiles…). La crise entre le Venezuela et la Colombie est une exception, par son ampleur et sa durée. Entre 2003 et 2010, l’Uruguay et l’Argentine se sont également opposés au cours de la crise diplomatique la plus grave de leur histoire commune.
S’ils ne sont globalement pas en conflit, les pays latino-américains éprouvent de grandes difficultés à agir collectivement. Pendant la période 2005-2015, plusieurs projets de coordination interétatique ont vu le jour. A l’inverse, les années 2015-2020 sont celles de la fragmentation intrarégionale et de l’effacement international de l’Amérique latine.
L’exemple du Brésil est parlant, de par son incapacité à affirmer son leadership régional de façon durable. Cette incapacité est un élément clé de l’absence actuelle de régionalisme actif. Le Brésil n’est pas une puissance régionale au sens classique : le rôle continental de ses forces armées est mineur, son influence culturelle auprès de ses voisins est faible hors des zones frontalières, et son rôle de leader politique est peu affirmé.
L’émergence en question
Alors que plusieurs pays latino-américains semblaient solidement engagés dans la voie de l’émergence, ils ont rencontré, au cours des années 2010, de grandes difficultés à stabiliser leur économie et à la dégager de ses fragilités structurelles.
Le Chili, par exemple, est entré dans le club des pays de l’OCDE en 2010 pour ses bons chiffres économiques dans les années 1990 (taux de croissance annuelle supérieur à 5% en moyenne, stabilité monétaire…). Il est le deuxième pays à rejoindre l’OCDE après le Mexique (1994) et avant la Colombie (2020) et le Costa Rica (2021). A l’image des tigres et des dragons asiatiques, il est considéré comme le jaguar latino-américain. Milton Friedman parle même d’un « miracle chilien ». Pour accompagner la libéralisation de l’économie, le général Pinochet avait fait rédiger une Constitution en 1980. Malgré le retour à la démocratie et les différents amendements qu’elle a connu, cette constitution reste en vigueur. Mais, en 2019, quand éclate l’estallido social, les manifestants exigent une nouvelle constitution.
En effet, le miracle chilien se révèle un mirage tant le modèle économique adopté sous la dictature a eu pour conséquence de fragiliser une grande partie de sa population, contrainte de s’endetter pour avoir accès à la santé et à l’éducation. Même les classes moyennes semblent vulnérables. L’adhésion à la démocratie demeure fragile, surtout dans un contexte économique marqué par l’inflation (liée au prix des carburants) et dans un contexte social de pauvreté accrue, notamment sous l’effet de la difficile intégration des migrants, arrivés nombreux cette dernière décennie. L’émergence apparait donc inachevée.
Cette analyse peut se prolonger au Brésil ou au Mexique, souvent présentés comme des puissances déjà émergées, et cela malgré de nombreux signaux contradictoires. La profondeur de la crise démocratique vécue par le Brésil depuis 2016 en est un. Le Mexique présente une situation relativement proche, où les grands indicateurs macro-économiques ne parviennent pas à masquer les grandes fragilités de l’Etat. Signe de ces difficultés multiformes, ni le Mexique ni le Brésil n’ont réussi, au cours des dernières décennies, à assumer le leadership régional, pourtant facteur essentiel de l’émergence.
Une ressource clef pour actualiser ses connaissances sur l’Amérique latine
Comme toujours avec la Documentation photographique, les grands enjeux du thème choisi sont présentés avec beaucoup de clarté et de concision. Par la diversité et, dans certains cas, l’originalité, des thèmes abordés, ce numéro est très intéressant. Si l’on reste parfois sur sa faim, concision oblige, les pistes d’approfondissement et de questionnement sont nombreuses et invitent à poursuivre la découverte de l’Amérique latine avec d’autres supports. L’importante bibliographie à la fin du dossier offre de nombreuses pistes de lecture.
Les auteurs, Cécile Faliès et Pierre Gautreau, ont choisi de mettre les enseignants et leurs élèves au centre de leur travail, en donnant une large place à l’image de l’Amérique latine dans le monde, afin d’alimenter une réflexion sur le rapport des Français à ce continent à la fois mythifié et réduit, souvent, à quelques images d’Épinal. En effet, souvent, la vision que l’on a de l’Amérique latine est biaisée et empreinte de stéréotypes. Au-delà des images, les documents sont riches et variés, avec des cartes à différentes échelles, des photographies, des graphiques, témoignages, des extraits de romans, de chansons, de discours, d’articles… et sont facilement exploitables en classe.
Ce numéro est indispensable pour tout enseignant d’histoire-géographie désireux d’actualiser ses connaissances sur l’Amérique latine et son émergence. Il est également indispensable pour préparer les concours de l’agrégation externe et du CAPES.