Gauthier Langlois est professeur d’histoire-géographie au lycée Jules Fil, membre du Conseil scientifique du Centre d’études cathares à Carcassonne

Gwendoline Hancke, originaire de Tübingen en Allemagne, est docteur en histoire et vit actuellement en Ariège, au coeur de la région qu’elle étudie. Elle publie ici son troisième ouvrage :

Les registres d’inquisition, une source précieuse

Amour, sexualité et Inquisition, voilà un titre accrocheur qui peut susciter fantasme ou interrogation. Mais le sous titre est plus explicite : Les expressions de l’amour dans les registres d’Inquisition. « Parler du couple –et à plus forte raison de l’amour- à partir des registres d’Inquisition, peut, à première vue, paraître contradictoire » affirme l’auteur. Quoi de plus opposé que l’amour et la procédure inquisitoriale. Pourtant, les sources inquisitoriales (comme d’ailleurs plus généralement les sources judiciaires, la remarque est de moi) sont d’une richesse exceptionnelle sur la vie quotidienne. Richesse d’autant plus précieuse que les autres sources : littéraires, théoriques, ou normatives, « ne reflètent pas obligatoirement des comportements, des sentiments et des pratiques réelles ».
Aux registres d’Inquisition, l’auteur a joint une autre source judiciaire : les enquêtes administratives menées à la demande de Louis IX au milieu du XIIIe siècle suite à la croisade albigeoise. La conservation de ces sources délimite le champ de recherche : essentiellement la Haute-Garonne, l’Ariège et l’Aude, zones ou le catharisme a connu un développement important entre le XIIIe et le début du XIVe siècle. Ces sources ont déjà été mises à profit pour étudier la société méridionale par de nombreux chercheurs dans la lignée desquels G. Hancke se place, et notamment Jean Duvernoy, Emmanuel Leroy-Ladurie ou Anne Brenon. L’auteur y a puisé la matière principale de ses travaux et notamment de sa thèse, publiés dans la même maison d’édition :

Les belles hérétiques, être noble et cathare (2001)

Femmes en Languedoc, la vie quotidienne des femmes de la noblesse occitane au XIIIe siècle, entre catholicisme et catharisme (2006).

L’Hérésie en héritage, familles de la noblesse occitane dans l’Histoire, du XIIe au début du XIVe siècle : un destin commun (2006).

Le présent livre est donc le développement d’un aspect de ses précédents travaux. Il est divisé en cinq chapitres.

Les cadres des relations amoureuses et sexuelles

Dans les deux premiers chapitres l’auteur passe en revue les différents cadres des relations : mariage, adultère, séparation, polygamie, concubinage, amour partagé, homosexualité… Elle constate que le mariage religieux qui s’est imposé au XIIe siècle dans la société européenne, n’a pas encore éliminé d’autres formes de vie de couple (mariage devant notaire, union libre…). La limite entre mariage et union libre reste floue. Bien que l’Église catholique considère le mariage comme indissoluble et fondé sur le consentement des époux, l’analyse des sources montre que la très grande majorité des mariages sont arrangés, sur des critères politiques, lignagers ou économique. A quoi s’ajoute, dans cette région, un critère religieux. Elle estime que dans les clans cathares, la recherche d’un époux de la même religion motive les trois-quarts des unions. L’indissolubilité du mariage n’est pas non plus toujours respectée. Parmi les nombreux exemples qu’elle en donne citons une particularité propre aux croyants cathares. L’entrée en religion de l’un des époux est considérée comme une rupture de mariage et permet au conjoint resté laïc de se remarier.

Les sentiments : passion, indifférence, violence

Dans les chapitres trois et quatre l’auteur s’intéresse aux sentiments dans le mariage ou hors-mariage. La passion motive certaines unions ainsi qu’une partie des relations hors mariages. On se régale en particulier du récit des relations de Pèire Clergue, croyant cathare, curé de Montaillou et don Juan local avec la châtelaine Béatris de Planissoles. La vie amoureuse ou sexuelle de ces deux personnages hauts en couleur, rendus célèbres par le livre d’E. Leroy Ladurie Montaillou village occitan fournit à Gwendoline Hancke l’exemple d’autres sentiments : pressions exercées par Pèire Clergue sur les femmes pour parvenir à ses fins… On notera aussi, dans le cadre de relations à la limite de l’homosexualité et de la pédophilie, la violence exercée par un clerc hérétique de Pamiers sur des garçons, de jeunes étudiants adolescents.

La vie sexuelle, entre plaisir et rejet

Le cinquième et dernier chapitre est consacré à la vie sexuelle. G. Hancke commence par rappeler les conceptions religieuses de la sexualité : « en bref les cathares tolèrent le plaisir mais rejettent la procréation, l’Église catholique encourage la procréation (des couples mariés), mais condamne le plaisir. » Elle met ensuite en relation ces conceptions avec la pratique. Le témoignage de Béatris de Planissoles est encore à mis contribution. La châtelaine de Montaillou prend manifestement beaucoup de plaisir dans sa relation avec le curé Pèire Clergue. Mais elle fait part à son amant de sa crainte de se retrouver enceinte et par là déshonorée. Ce dernier lui fournit un moyen de contraception sous la forme d’une herbe, placée sans doute dans le vagin. Un témoignage dont G. Hancke souligne le caractère exceptionnel. Les témoignages sur la vie sexuelle étant rares dans les sources inquisitoriale, l’auteur appuie également son discours sur d’autres sources : deux « enseignements » qui s’adressent aux femmes de la noblesse occitane et dispensent conseils d’hygiène et beauté, traité de médecine donnant des conseils pour donner du plaisir à la femme, deux chansons de trobairitz (femmes troubadours)…

Une société tolérante ?

Tout au long de l’ouvrage et dans la conclusion l’auteur analyse avec beaucoup de finesse l’écart entre les pratiques amoureuses ou sexuelles d’une part, le droit canon catholique et la morale cathare d’autre part pour conclure que les prescriptions des religieux ne sont pas toujours connues et guères respectées. Il se dégage de cette étude une grande diversité de relations amoureuses ou sexuelles et une certaine tolérance qui rapprochent sur ce plan la société occitane médiévale de la notre. Mais G. Hancke ne tombe pas dans les pièges d’idéaliser cette société médiévale ou de reporter sa conception de notre société sur la société médiévale. Elle montre en particulier les limites de cette tolérance et la place de la femme, souvent soumise à l’homme.

Un ouvrage passionnant

Au total l’Amour, la sexualité et l’Inquisition est un ouvrage riche, rigoureux et bien écrit. G. Hancke exerce sur chaque témoignage son esprit critique, ne perdant pas de vue que certains témoins évitent de parler de ce qui peut nuire à eux ou leurs proches et que d’autres rapportent de simples rumeurs. On notera aussi son souci de restituer l’orthographe occitane des prénoms. Les critiques négatives sont donc limitées. Certaines citations auraient méritées à être transposée en style direct pour plus de lisibilité et rendre plus vivant les témoignages. Les conclusions de son étude auraient pu être confrontées à d’autres sources que normatives ou théoriques. Je développe ce dernier point :

G. Hancke n’utilise qu’à deux reprises, et sur le seul thème du plaisir sexuel une œuvre de troubadour. Des rapprochements entre la pratique et l’idéal des troubadours auraient pu être faits sur d’autres thèmes notamment celui de l’adultère féminin. Adultère qui est justifié quand le mari est jaloux, dans plusieurs nouvelles occitanes telles que Flamenca ou la Nouvelle du Perroquet. (Voir à ce sujet D. LUDE-DUDEMAINE, Flamenca et les « novas » à triangle amoureux : contestation et renouveau de la « fin’amor », Montpellier : Presses universitaires de la Méditerranée, 2007, 170 p.). Des rapprochements auraient pu être faits avec des sources catalanes qui concernent aussi le Languedoc.

Je pense en particulier à cette miniature de la fin du XIIe siècle qui représente le mariage de la fille du vicomte de Carcassonne et le fils du comte de Roussillon. On y voit le vicomte de Carcassonne joindre les mains des mariés. Preuve que dans l’esprit du miniaturiste catalan le mariage est encore perçu comme un acte civil, arrangé par les parents. Je pense aussi au récit autobiographique du roi Jaume Ier d’Aragon (dont une excellente traduction vient d’être publiée par A. et R. Vinas) qui nous livre anecdotes et sentiments sur la vie de couple de ses parents à Montpellier, et sur sa propre vie amoureuse et sexuelle. Qui plus est, Jaume Ier nous a laissé un fort intéressant « contrat de concubinage ». Ces quelques remarques n’enlèvent rien à la qualité de l’ouvrage mais sont là pour montrer que les conclusions de G. Hancke peuvent être validées par d’autres sources.

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