Une immersion dans l’archipel indonésien

L’Asie du Sud-est à l’honneur dans les concours de l’enseignement depuis 2020. Au sein de cette région, l’Indonésie fait figure de pays émergent et abrite la plus grande population musulmane de la planète. Baroudeur et bon buveur, le journaliste Bruno Philip travaille pour le journal Le Monde et est l’auteur d’un court livre (environ 150 pages) sur l’archipel aux éditions des Equateurs. Ancien correspondant à Katmandou, Pékin et New Delhi, l’auteur est un habitué de l’Asie du Sud et de l’Est, avec un tropisme prononcé pour les rencontres dans les bars sombres, les quartiers peu visités et les personnages malmenés par les aléas de la vie. Le tout, teinté d’un pincé de pessimisme.

Le parcours suivi par Bruno Philip part de la ville de Medan, au Nord-Est de l’île de Sumatra et se termine à Balibo à proximité de la frontière avec le Timor Oriental. Cette errance couvre la majorité des principales îles indonésiennes, Bali exceptée : Jakarta et Salatiga à Java, Singkawang et Berau à Kalimantan sur l’île de Bornéo, Toraja Utara aux Célèbes, Tidore et Ternate aux Moluques, avant de terminer dans la province du Timor Occidental. En chemin, l’auteur fait même un court passage à Kuching en Malaisie, puis à proximité de la frontière avec Brunei pour y rencontrer les Penans, un peuple de chasseurs-cueilleurs.

Nous avions un véhicule, acheté de la victuaille et, conduits par l’un des cousins de Mutang (NDLR : le guide de l’auteur) – un dénommé Robert dont nous allons reparler très bientôt -, nous nous étions entassés dans la jeep susmentionnée pour entreprendre l’ascension des collines du nord Sarawak.

C’était une région reculée, terre de bûcherons et des tribus indigènes vivant de la forêt. Ces dernières étaient les victimes des premiers. Comme m’avait dit une ethnologue malaisienne : « la jungle est leur supermarché ».

Tout étranger devait ici se faire discret : les bûcherons et leurs patrons voyaient d’un très mauvais œil la moindre incursion de voyageurs indésirables sur le territoire qu’ils étaient en train de saccager.

[…]

La route qui menait chez les Penans s’enfonçait entre les jungles du sultanat de Brunei, dont la bizarrerie de l’histoire politique avait laissé son territoire coupé par le milieu : un lambeau de Malaisie était ainsi resté coincé entre les deux moitiés de Brunei, tel l’amant indésirable d’un ménage à trois.

Bruno Philip, L’archipel des ombres – un voyage en Indonésie, Editions des Equateurs, 2021, pages 80-81

L’archipel des ombres peut aisément devient un support pour un cours de collège ou de lycée. A ce titre, citons les descriptions des inégalités à Jakarta, avec le récit d’un habitant résistant à la destruction de son logement et à son expulsion.

L’insertion du pays dans la mondialisation, les risques, les peuples indigènes, l’environnement, la piraterie, le tourisme (via les cérémonies Toraja durant laquelle les défunts sont habillés et mis à l’honneur) et le rôle de l’islam sont décrits à partir des discussions avec la population locale. Le style est vif, sans ambages.

Pour y parvenir, l’auteur cherche à rencontrer ceux qui vivent en marge et en fait l’écho. Le passage ci-dessous est un exemple de document textuel qui peut permettre d’aborder les inégalités de richesse et la pauvreté en 5e.

Je marchais le long du mur de soutènement qui longe la rivière Ciliwong et le fouillis de ruelles irriguant plusieurs immenses bidonvilles. Située au sud-est de Djakarta, cette zone avait pour nom Bukit Dori. Ici, à la différence de Sunda Kelapa , où les quelques masures qui avaient échappé aux mâchoires des bulldozers tenaient encore debout, quoique branlantes, les maisons offraient le visage meurtri de cités d’après guerre : des rescapés erraient à travers les ruines à côté d’immeubles éventrés exposant avec indécence leurs organes les plus intimes. Dans les appartement, on voyait des restes de meubles, des objets de tous les jours, comme si les occupant avaient dû fuir précipitamment devant une invasion étrangère ou la violence d’un bombardement.

Ces survivants de l’assaut, qui vivotaient dans les décombres, certains assis sur des canapés en faux cuir et en vrai état de délabrement, le visage brouillé dans la fumée des kreteks, étaient pour la plupart originaire de province. C’étaient souvent des journaliers pauvres, homes à tout faire, échoués dans la merde, sans compagnes et sans amour, loin de leurs villages, ailleurs à Java, où femmes et enfants les attendaient.

Quand les bulldozers étaient arrivés, les gens d’ici avaient réagi de façons diverses, divisant les habitants de Bukit Dori : ceux qui habitaient d’un côté de la Ciliwong s’étaient révoltés, de l’autre, personne n’avait protesté.

Au fur et à mesure que je m’enfonçais dans les ruelles du bidonville, je prenais conscience que la destruction de ces misérables quartiers – ù des baraques sur pilots enfoncés dans la boue voisinaient avec des maisonnettes presque pimpantes – avait fort peu de chance d’améliorer la vie de leurs habitants.

Dans l’immédiat, pour ces sans-domiciles qui erraient dans ce paysage de désastre, tout comme pour Henda le forban, aucun signe d’espoir ne pointait à l’horizon enfumé de la grande ville.

Bruno Philip, L’archipel des ombres – un voyage en Indonésie, Editions des Equateurs, 2021, pages 37-38

Pour les lecteurs d’Au nom du Japon d’Hiro Onoda, dont la Cliothèque faisait l’écho l’année dernière, l’itinéraire d’un autre soldat japonais refusant de se rendre, Nakamura, est retracé dans les dernières pages. Le mythe s’ébranle alors lorsque Bruno Philip apprend qu’il n’était pas si seul que ça dans la jungle. Une liaison amoureuse avec une agricultrice du coin le poussait parfois à sortir.

Une déambulation vivante, portée par un reporter qui n’a pas peur d’aller dans les lieux où les autres n’iraient pas. Notamment en temps de pandémie.

Pour aller plus loin :

  • Présentation de l’éditeur -> Lien
  • Des extraits publiés par le journal Le Monde -> Lien
  • L’auteur du livre, Bruno Philip, était l’invité de Tewfik Hakem, dans le « le réveil culturel » sur France Culture (20 minutes) -> Lien

Antoine BARONNET @ Clionautes