Sous la houlette de E Guerassimoff, A Hardy, Nguyen P-N et E Poisson, la collection Asie en perspective s’enrichit d’un très bon volume dédié aux migrations impériales dans l’espace sud-est asiatique et pacifique francophone, principalement entre 1850 et 1950.

Les migrations impériales, ce sont ces mobilités – aux XIXè et XXè siècles – reliant des périphéries à d’autres périphéries et/ou à la métropole, au cœur d’un système mondial nommé empire. Voilà un thème de recherche qui met en lumière les interactions développées entre des terres de l’Asie-Pacifique éloignées de la métropole, travaillées par la convergence d’intérêts publics et privés et la notion d’exploitation. Trois prismes structurent l’ouvrage : les mobilités générées par les empires du XVè au XXè, le rôle des intermédiaires de la fin du XIXè aux années 1940, très scruté dans les études coloniales, enfin la variété de la documentation. Treize auteurs ont pris part à cet ouvrage fondateur.

Les trajectoires des fonctionnaires d’Etat attachés aux empires qui se sont succédés sur ce qui compose aujourd’hui le Vietnam (E Poisson), les mobilités socio-spatiales dans les territoires périphériques – plateau de An Khe – à la fin du XIXè (A Hardy), les migrations suscitées par les plantations d’hévéas cochinchinoises à l’époque coloniale française (Tran Xuan Tri), les émigrés des mines de nickel néo-calédoniennes de 1891 aux années 1960 (Y Bencivengo), les travailleurs indochinois réquisitionnés – pour les rizières de Camargue entre autres – lors des deux guerres mondiales (L-K Luguern), les mobilités et regroupements opérés au terme de la guerre d’Indochine (Nguyen Phi Van) forment l’ossature du premier chapitre.

Pas de migration sans interfaces

Le deuxième est consacré aux interfaces ou intermédiaires, objet d’étude souvent révélateur des porosités et des collaborations établies entre colons et colonisés, à l’instar de l’excellente étude sur les intermédiaires locaux de recrutement (J Grémont). La société d’émigration de Francis Vetch, sise en Chine, témoigne elle du recours conséquent aux coolies chinois (près de 4000 déplacés par sa société) dans cette Asie du Sud-Est, au cours des premières années du XXè siècle (E Guerassimoff). La question des interprètes, cruciale dans les dynamiques impériales, est examinée dans le cadre de la Première guerre mondiale (O Alexeeva). En outre, l’émigration de 15000 indochinois vers les Etablissements français d’Océanie dans la décennie 1920 laisse apparaître une nouvelle fois une société privée – les Etablissements Ballande – qui jongle avec les pouvoirs centraux (Paris) et périphériques (l’Indochine) afin de nourrir en hommes ces territoires du Pacifique (S Mohamed-Gaillard).

Le chapitre trois se focalise sur le matériau historique, sur ce qui peut faire sens aux yeux du chercheur. La première contribution sonde efficacement les archives relatives aux 60 000 travailleurs indochinois réquisitionnés à l’occasion des deux guerres mondiales (O Pelletier, ANOM). Puis vient la question des sources littéraires, abordées grâce à la fine analyse d’un roman en vietnamien de 1927 qui narre l’histoire d’un soldat vietnamien engagé dans la Première guerre mondiale, un texte vecteur d’une vision assez nette de l’acculturation à l’oeuvre et plus globalement du contact avec la modernité (Nguyen Phuong Ngoc). Enfin, le travail des engagés vietnamiens, javanais et japonais au Vanuatu et en Nouvelle-Calédonie (I Merle et C Dervieux), adossé à de nombreux documents, s’achève par un inventaire des matériaux d’archives de l’engagisme dans le Pacifique francophone : une mine à ciel ouvert !

Des migrations, un système

Ainsi, trois temps scandent ces migrations impériales au Vietnam : le recrutement (lieu de départ,  »pull factors »…), le voyage (modalités, destinations : région vietnamienne, île du Pacifique, France…), et le retour quand il y en a un. S’ajoute à ce triptyque l’épineuse question de la gestion des emplois liés à ces migrations, ce qui renvoie à des problématiques juridiques, voire philosophiques.

Le système migratoire généré par l’empire fait donc à tous les niveaux (mineurs, ouvriers, interprètes) la part belle aux recrutés vietnamiens dans un XIXè siècle qui ne jure alors dans l’espace Asie-Pacifique que par les coolies chinois. Ces individus constituent dès lors des maillons mettant en relation les différents territoires d’un empire mondial et lui donnent une consistance à la fois humaine et économique. L’étude de ces migrants permet de brosser « une vision du changement historique par le bas » selon Andrew Hardy (p17).

Un maillage de réseaux transnationaux

A travers ces contributions, le lecteur découvre « comment l’empire fonctionnait, au niveau local, comme un maillage de réseaux transnationaux » pour reprendre les termes de A. Hardy (p17), et comment il transcendait aussi des territoires disparates.

Les archives et documents permettant de retisser la toile de ces mobilités sont légions et rappellent qu’elles ont été très organisées, en dépit d’un sous-encadrement administratif avéré. Les migrations impériales laissent en effet quantité de prescriptions, textes juridiques et autres rapports ministériels d’un côté, mais aussi des documents plus intimes comme des romans ou des lettres de travailleurs, censurées ou non.

Cet imposant ouvrage puise sa force non seulement dans une équipe pluridisciplinaire d’origine vietnamienne et française, mais aussi à travers des organes réputés (CESSMA, ANOM, EFEO entre autres) qui témoignent de la vitalité de la recherche sur ces mobilités particulières. Et pour pousser davantage la réflexion, l‘examen de l’interaction entre les différents groupes d’intérêts, les processus de négociation entre entreprises privées et agences publiques, entre la France et les colonies, entre une colonie et une autre sont constitutifs de ce phénomène transnational que l’on appelle le « capitalisme colonial » (A Hardy p 10), un des moteurs des XIXè et XXè siècles.

La présentation de l’éditeur :

https://www.hemisphereseditions.com/migrations-imperiales-au-vietnam