Au fil des mois de l’Occupation, la Résistance s’est renforcée et structurée ; des organisations sont nées, mouvements et réseaux dont le fonctionnement a très vite nécessité l’existence de permanents clandestins. Les besoins financiers devinrent vite essentiels à l’existence même et à la survie de ces organisations. Comme l’écrit Robert Belot, biographe d’Henry Frenay, le fondateur du mouvement « Combat », « Même si cela cadre mal avec les héroïques légendes, force est d’admettre qu’un des combats majeurs de la Résistance fut la recherche d’argent ». Le financement de la Résistance n’a cependant jamais été l’objet d’une étude historique globale ; si le sujet a été parfois abordé, c’est toujours sous le prisme du scandale, des vols et des malversations.

Jean-Marc Binot et Bernard Boyer qui ont publié en 2007 chez Fayard l’histoire d’un réseau de résistance, proposent aujourd’hui chez Larousse un petit livre qui se fixe pour objectif de faire le point sur cette question méconnue en s’appuyant sur les archives du BCRA, du ministère des Finances, de la Banque de France et sur quelques fonds privés. L’ouvrage est bref (120 pages de texte suivies d’une dizaine de documents en annexe) et fait avec clarté le point sur l’essentiel.

Les organisations de résistance ont de gros besoins financiers. Les réseaux comme les mouvements doivent fonctionner avec des permanents : ainsi Henry Frenay estime qu’en décembre 1942 les services nationaux du mouvement Combat rassemblaient déjà près de 200 personnes. Ces permanents doivent vivre et sont donc appointés. Leurs soldes dépendent de leurs fonctions et s’étalent de 5000 francs mensuels pour un cadre à 1500 ou 2000 francs pour une dactylo ou une secrétaire. Recrutée en août 1942, Laure Diebold, alias « Mado », touche 1200 francs par mois pour se charger de la frappe des lettres et des rapports de Jean Moulin. Ces traitements correspondent aux rémunérations en vigueur à l’époque : en 1942, une sténodactylo gagne environ 2000 francs par mois et un commissaire de police près du double.

L’Argent de la résistance un film documentaire de David Korn-Brzoza

De l’argent pour quoi faire ?

De l’argent, il en faut pour couvrir les frais engagés par les clandestins. La sécurité les conduit à fréquenter les restaurants qui se fournissent au marché noir et à se loger dans des meublés plutôt que dans des hôtels. Il en faut aussi pour secourir les familles de ceux qui ont abandonné leur emploi en passant dans la clandestinité ; il en faut beaucoup pour pouvoir imprimer des tracts, des journaux et des faux papiers, pour louer des appartements discrets, pour payer les passeurs qui ne sont pas tous philanthropes, pour corrompre les geôliers quand c’est possible, pour obtenir des renseignements etc. Il en faudra encore plus en 1944 pour accueillir et nourrir des milliers de maquisards.

D’où vient l’argent de la résistance ?

Au temps des premières initiatives, les résistants utilisèrent leurs économies et firent appel à la solidarité des proches ou de quelques riches mécènes : ces fonds furent cruellement insuffisants. La France Libre décida de financer la Résistance quand Jean Moulin eut exposé au général de Gaulle dans un rapport du 25 août 1941, l’absolue nécessité d’une action rapide. La Banque d’Angleterre ouvrit un compte spécial sur lequel le gouvernement anglais effectua des virements mensuels en fonction d’un budget prévisionnel. La France Libre s’engagea à rembourser la dette à la fin de la guerre.

Jusqu’en juin 1943, le Trésor britannique versa l’équivalent en livres sterling de plus de six milliards de francs de l’époque (environ un milliard et demi d’euros) dont 10% seulement furent consacrés à la Résistance intérieure, la priorité étant donnée à l’entretien des Forces Françaises Libres. Certaines organisations acceptèrent l’aide financière des Anglais (qui disposaient en France de leurs propres réseaux aux agents permanents bien rémunérés) et des Américains : l’OSS (services secrets américains) finance la Résistance à partir de 1942 grâce aux francs français que l’Allemagne écoule en Suisse ou au Portugal et que l’agence américaine rachète.
C’est avec les Américains que Frenay, irrité de ne pas recevoir de Londres tout l’argent dont il a besoin entame des négociations au printemps 1943, déclenchant « l’affaire suisse » : une violente crise au sein de la Résistance ; Jean Moulin accusant Frenay de trahir de Gaulle en acceptant de livrer aux Américains des renseignements pour obtenir des fonds.

Quand de Gaulle gagna Alger et qu’il s’opposa au général Giraud, ses relations avec les Alliés se détériorèrent. En guise de représailles Churchill arrêta brutalement le financement de la France Libre. Le CFLN dut alors financer la Résistance en s’appuyant sur les réserves de la Banque d’Algérie. Au 30 septembre 1944, le total des fonds versés à la Résistance intérieure d’élevait à 3,6 milliards de francs.

Jamais assez d’argent pour la résistance française !

Malgré ces financements, la plupart des clandestins se plaignent du manque d’argent. Les aléas des livraisons sont un premier facteur d’explication. L’argent est essentiellement parachuté ou déposé lors des atterrissages nocturnes des avions anglais. Parfois le pilote ne trouve pas l’emplacement prévu et rentre en Angleterre avec l’argent ; parfois des containers parachutés s’égarent dans la nature ou sont pillés (bien que le BCRA s’astreigne à plomber ses colis, il arrive que les envois soient « ponctionnés »).

Lorsque l’argent parachuté arrive intact et sans encombre, le comité de réception le cache à proximité avant de l’acheminer vers les responsables clandestins. Le circuit de distribution en cascade amplifie les risques et ralentit les versements. Il faut procéder au partage entre les organisations avant que les agents de liaison ne procèdent à la distribution. Il s’agit alors de petits paquets de billets enroulés dans du papier journal et donnés de la main à la main lors de rendez-vous fixés souvent dans la rue (à ce stade encore l’opération peut évidemment échouer).

Quand l’argent arrive enfin, des semaines se sont écoulées depuis que la demande en a été faite ; les circonstances ont changé, les effectifs ont augmenté et la somme demandée ne suffit plus ! Il en résulte chez les résistants épuisés par la vie clandestine et décimés par les arrestations, une profonde amertume.

Un emprunt pour la Résistance

Devant ces difficultés de livraison, les autorités gaullistes réfléchirent à d’autres canaux de distribution que les parachutages de billets. La première voie explorée fut celle de l’emprunt sur place. Les prêteurs se verraient ouvrir des comptes en francs algériens dans la comptabilité du BCRA avec un taux d’intérêt de 3%. Mais le système s’avéra compliqué, en particulier pour faire parvenir aux prêteurs les garanties qu’ils demandaient (des messages radios).

Alger essaya alors une autre solution : l’émission et la vente de Bons du Trésor, le bailleur de fonds serait alors immédiatement en possession d’une preuve matérielle. En février 1944 fut créé le Comité financier de la Résistance présidé par André Debray, directeur de la Banque de Paris et des Pays-Bas et auquel participèrent trois futurs responsables politiques français : Michel Debré, Félix gaillard et Jacques Delmas (« Chaban »). Pressenties, les grandes institutions financières refusèrent de souscrire à des emprunts clandestins ; il fallut se retourner vers les petits courtiers et les particuliers qu’il fallait sans cesse rassurer.

Le dernier instrument financier fut celui des chèques émis par la Banque d’Algérie ou par la Trésorerie d’Alger. Les capitaux rassemblés sous ces diverses formes n’apportèrent « qu’un simple baume à la détresse financière de la Résistance ».

1944, l’été des hold-up

Devant l’afflux des maquisards après le Débarquement, c’est vers les caisses publiques et les banques que les résistants se tournèrent : FTP puis FFI choisirent de soutirer l’argent à l’administration de Vichy. Les hold-up se multiplièrent contre les bureaux des PTT, les perceptions et les agences de la Banque de France.

Les bureaux sont attaqués par de petits groupes armés, en dehors des heures d’affluence, sans violence physique et parfois avec la complicité des agents attaqués. Les agences de la Banque de France sont la cible préférée des maquisards : près de cinq milliards de francs prélevés en 53 hold-up sur 26 succursales entre février et septembre 1944 ! Dans la grande majorité des cas les résistants laissent un reçu.
Deux hold-up contre la Banque de France sont particulièrement importants : l’attaque d’un wagon et gare de Clermont-Ferrand le 9 février 1944 permet de récupérer 43 sacs de billets (soit plus d’un milliard de francs !) et celle, plus spectaculaire encore, d’un fourgon en gare de Neuvic (Dordogne) qui permet à la Résistance de faire main basse sur plus de 2,3 milliards de francs (contre un reçu !). Les autorités gaullistes ne désapprouvèrent pas, « on peut même se demander si, à demi-mot, Alger n’a pas poussé les résistants à faire usage de la force (..) A l’instar des chèques et des bons du Trésor, les « prélèvements » lui permettent de restreindre l’envoi de billets ».

Ces réquisitions ne devaient être que des emprunts temporaires et certains FFI mirent un point d’honneur à les rembourser. Cependant, malgré les reçus, beaucoup de ces « emprunts » ne furent jamais remboursés, y compris par le ministère de la guerre qui en eut officiellement la charge après la guerre.
Au total ce sont au moins six milliards de francs qui furent ainsi prélevés : le chiffre est considérable et dépasse l’intégralité des envois effectués par Londres puis Alger pendant la guerre ; il est sans doute aussi « bien supérieur aux besoins réels ».

L’addition des envois et du montant des hold-up permet d’arriver au chiffre approximatif de onze milliards de francs pour financer la Résistance intérieure (auxquels il faut ajouter l’aide directe britannique et américaine) : « C’est beaucoup et c’est peu à la fois » car cette somme est l’équivalent d’un mois et demi d’indemnité d’occupation livrée par la France à l’Allemagne.

Règlements de compte

L’épilogue de l’ouvrage aborde la question du sort des sommes prélevées et non utilisées par la Résistance, « Alors que la population souffre toujours d’un ravitaillement difficile, que l’inflation gagne du terrain, il est de bon ton de soupçonner ceux qui se sont subitement enrichis, et de stigmatiser profiteurs de tout poil ». Ajoutons que localement dans bien des villages de France, cette question entretient depuis plus de 60 ans rumeurs et fantasmes.

L’énorme somme prélevée à Neuvic ne fut pas toute entière utilisée. Deux rapports successifs furent commandités pour éclaircir la question. Ils sont introuvables aux archives de la Cour des Comptes et aux Archives nationales. Le Parti communiste accusa ceux qu’ils voulut éliminer d’avoir détourné une partie de ces fonds : il n’hésita pas en 1952 à accuser Georges Guingouin de s’être enrichi grâce au hold-up de Neuvic ; mais l’arroseur fut arrosé et il semble bien qu’une partie des fonds ait été récupérée par le Parti lui-même !

Cet ouvrage est à considérer comme une mise au point solide et utile, claire mais partielle. Il ne s’agit pas encore de l’étude historique approfondie que le sujet mérite.

Joël Drogland, pour les Clionautes®